Ikebana (生け花): l’arrangement floral japonais est-il un art ?

Christine Croubois
10 min readFeb 9, 2018

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Un mot ou une combinaison de signes ?

Le mot Ikebana ou kadô (華道), « la voie des fleurs » vient du japonais ikeru (生ける), « faire vivre, mettre en valeur » et de hana ( ), « fleur ». Ce terme peut être traduit en français par « arrangement floral ».

De nombreuses sociétés ont aimé les fleurs, au point de les intégrer dans leur quotidien mais aussi comme décor dans leur jardin, à l’intérieur ou à l’extérieur de leurs édifices privés ou publics. Les motifs floraux et géométriques étaient, par exemple, très utilisés dans les pays arabes ou la représentation humaine dans l’art était interdite. Les objets en jade sous le règne des souverains timurides ou encore la céramique d’Izmik sont des exemples connus.

Plat d’Iznik, British Museum (à gauche) | Décors de bâtiments indiens : Mausolée Itimad-ud-Daulah, Agra (à droite)

Un décor ?

Au Japon, plus qu’un simple décor, l’Ikebana fait partie du quotidien d’une grande partie de la population et pas seulement celui des femmes.

Durant mes sept années de vie au Japon et de pratique de l’Ikebana, je me suis souvent demandée, comment une activité, considérée comme banale en Occident — « faire des bouquets » — a-t-il pu devenir un art, une philosophie, quotidiennement présente et largement répandue, sans être dépréciée pour autant.

Ce premier texte expliquera pourquoi je considère l’Ikebana comme un art. Cette opinion est fondée sur des observations tirées de ma pratique, mais aussi de mes lectures sur le sujet, ma connaissance de la langue japonaise et sera illustrée par des photographies prises au fil de mes promenades durant mon séjour au Japon.

Si vous lisez Les 50 règles de l’Ikebana selon Sofu Teshigahara, fondateur de l’école d’Ikebana Sogetsu — grâce à la traduction française que j’ai réalisée — vous trouverez, par exemple, les deux règles suivantes :

  • La règle n°2 : « un arrangement juste ne doit pas être dissocié de son époque, ni de la vie ». Autrement dit, la dimension du TEMPS est présente dans l’Ikebana.
  • La règle n°39, quant à elle, insiste sur le lien qui existe entre l’Ikebana et le lieu qui l’accueille en disant « il faut réaliser un Ikebana comme s’il naissait de son environnement ». Cette fois- ci, c’est L’ESPACE qui est important.

C’est en partant de ces deux règles que je vous propose de découvrir pourquoi il se distingue tellement des compositions florales occidentales.

Une histoire bien longue

Voici l’évolution de ses règles à travers les grandes étapes de son histoire :

Au VIème siècle, alors que le bouddhisme fait son apparition sur l’archipel, commencent à s’établir les bases de l’arrangement floral. L’Ikebana — qui ne porte pas encore ce nom et qui n’est pas encore codifié — est à cette époque intimement lié à la religion bouddhiste. Ainsi, lors des rituels bouddhistes il est de tradition d’offrir des fleurs à Bouddha. De même, les compositions florales exécutées par les moines servent à agrémenter les autels.

Au Xème siècle, la notion de sacré va diminuer au profit d’une plus grande recherche d’esthétisme dans la composition des bouquets, ce qui contribuera à sa diffusion.

Au XIIème siècle, cet art abandonnera une partie de ses codes complexes.

De cette simplification naîtra le style Rikka (立花). Le Rikka, « fleur debout » est caractérisé par des bouquets de forme triangulaire. Le bouquet est composé de tiges de nombre impair. Chaque tige porte un nom et une symbolique. A titre d’exemple la plus longue tige symbolise le ciel (真) prononcé shin. La deuxième, l’homme (副) prononcé soé et la troisième la terre (控) hikaé . Les proportions des bouquets sont aussi réglementées. C’est le grand maître Senkei Ikenobô (初代 池坊専好) qui formulera le premier les principes devant régir ce type de bouquet.

Le style rikka de l’école Ikenobô dans une exposition à Takashimaya. Yokohama. Mars 2009

L’école Ikenobô, qui enseigne les préceptes du rikka, sera la première et la plus ancienne école d’Ikebana. Cette école aurait été fondée en 607 par Ono no Imoko . Ce dernier était l’ambassadeur de l’impératrice Toyomike Kashikiya-hime (554–639) auprès de la Chine des Sui. Ce style, qui atteindra son apogée au XVIème siècle, sera simplifié au XVIIème siècle avec le style seikka qui ne comportera pas plus de deux espèces de végétaux. L’Ikebana ne cessera d’étendre son influence et le nombre de ses adeptes pendant toute l’ère Muromachi (1333 -1574).

Style seikka réalisé avec le pin et le prunier exposition Takahimaya. Mars 2009

Au XVème siècle apparaît le premier traité d’Ikebana Sendensho qui sera suivi au XVIème siècle par le traité senno kudden avec le concept de paysage complet. Des nouveaux styles de bouquet font leur apparition, ils visent avant tout à saluer un événement particulier tel le nouvel an, la fête des filles (le 3 mars), la fête des garçons (le 5 mai) etc…. Les bouquets réalisés durant cette période sont plus élégants et raffinés — concept de furyu (風流) employé par le poéte Matsuo Bashô — sans pour autant tomber dans l’abondant, l’opulent — comme cela sera le cas au XVIème siècle. Avec le développement de la cérémonie de thé, apparaissent le style nageire (投げ入れ) ou « fleurs introduites » et le chabana (茶花), sans forme fixée. L’idée de wabi sabi (侘寂) qui prône un retour au sacré, à la simplicité et à la sobriété se caractérisera souvent par la présence d’une seule fleur dans une poterie en terre cuite.

Genko-an Kyoto

L’Ikebana évoluera au fil des siècles en s’ouvrant aux femmes au XVIIème, tout en permettant l’introduction de nouvelles essences de fleurs et en multipliant ses écoles à partir du XIXème siècle. Ce fut Ushin Ohara (1861–1914) qui le premier utilisa des fleurs en provenance d’Occident pour ses bouquets et qui en fondant son école donnera naissance à un nouveau courant le moribana (盛り花) ou « fleurs groupées ».

L’Ikebana est encore aujourd’hui souvent pratiqué à la maison, dans l’espace intime : il trouve sa place dans le tokonoma (床の間). Le tokonoma est, dans les maisons traditionnelles, une sorte de petite niche de faible profondeur et au plancher légèrement surélevé, destiné à recevoir un ou plusieurs éléments décoratifs dont la valeur est précieuse pour le propriétaire des lieux.

Tokonoma décoré d’un Ikebana suspendu dans le pavillon de thé de Mejiro, Tokyo. Février 2007

Parmi les écoles les plus récentes, l’école Sogetsu a été créée en 1927 par Teshigahara Sofu et c’est de loin celle qui explore le plus les rapports de l’Ikebana avec tous les autres arts (peinture, sculpture) en utilisant notamment d’autres matériaux que les fleurs.

Ikebana réalisé par l’école Sogetsu avec des matières sèches et/ ou du tissu pour l’exposition du magasin Matsuzakaya. Mars 2009. Tokyo
Ikebana réalisé par l’école Sogetsu avec des matières sèches et/ ou du tissu pour l’exposition du magasin Matsuzakaya. Mars 2009. Tokyo

Ainsi, l’Ikebana tend de plus en plus à s’exposer en devenant un art plastique à part entière dans des lieux variés (grands magasins, parcs etc). Sofu Teshigahara voulait devenir sculpteur lorsqu’il était jeune, et sans doute pour cette raison, il a fait évoluer l’Ikebana dans cette direction car certains arrangements ressemblent à de vraies sculptures.

Ikebana Exposition Matsuzakaya. Mars 2009

C’est donc un art, dont les règles appartiennent à une longue tradition, elle-même liée à l’histoire du Japon, mais c’est toujours une pratique quotidienne qui reste vivante et répandue encore aujourd’hui, et ce, dans toutes les couches sociales de la société.

En réalité, l’Ikebana, au Japon, est aussi une véritable activité économique. En dehors des écoles citées précédemment, qui sont les plus connues, il existe plus de 300 écoles qui vivent de la diffusion de cet apprentissage auprès de nouveaux adeptes. L’apprentissage est codifié et sanctionné par des diplômes et des grades, qui correspondent à un nombre de cours payants. Le professeur diplômé peut ensuite à son tour diplômer ses propres élèves. Ainsi le rayonnement de l’école à laquelle on appartient se poursuit. De même, exposer est indispensable pour faire connaître l’école et ces nombreuses manifestations sont sources de revenus. En fait, je crois pouvoir dire que cet aspect économique contribue au rayonnement et à la pérennité de l’Ikebana, tout comme la diffusion de ses règles bien codifiées appuie sa légitimité esthétique.

Enfin, dans la règle n°35 il est écrit que « la maison n’est pas le seul lieu d’exposition de l’Ikebana, les espaces privés et publics le sont aussi », c’est pourquoi je vous invite à me suivre dans une promenade au Japon dans toutes ces occasions qu’il m’a été données de voir de l’Ikebana.

L’Ikebana dans les temples

Fleurir les églises en Occident le dimanche ou à l’occasion des fêtes religieuses renforce la joie de telles réunions, tout comme fleurir les cimetières démontre le respect que l’on porte aux défunts. Au Japon, cette même pratique existe, ce n’est que la forme du bouquet ou les matériaux utilisés qui changent, pas l’intention.

Ikebana accroché à la porte du temple de Gokokuji (Tokyo) lors de la fête des fleurs (Hana matsuri) qui a lieu chaque année le 8 avril pour commémorer la naissance de Bouddha

L’Ikebana dans les lieux publics

Comme en Occident, les bouquets fleurissent depuis longtemps les lieux d’accueil comme les hôtels, les halls d’entreprises, le bouquet, comme l’Ikebana étant un signe de bienvenue. Mais au Japon, il s’expose aussi dans l’entrée des immeubles d’habitation collective, naturellement sans qu’aucun habitant des lieux n’y trouve à redire. Il est simplement le signe qu’un habitant de l’immeuble a pris de son temps pour embellir cet espace collectif.

Hall d’entrée hôtel Mandarin (Tokyo)
Hall d’entrée hôtel Four seasons(Tokyo)

L’Ikebana dans les pavillons de thé

L’Ikebana préparé par le maître de thé occupe une place centrale dans le déroulement de la cérémonie de thé. Il est en harmonie avec le kakejiku (rouleau de peinture) et la boite à parfum placés dans le tokonoma de la pièce. L’invité d’honneur ne manquera pas de questionner le maître de thé sur le choix des fleurs, le plus souvent cueillies dans un jardin à proximité du pavillon de thé et toujours en accord avec la saison.

C’est le choix minutieux de cet ensemble qui participe à l’élégance et à l’harmonie ressenties lors de la cérémonie de thé sur lesquelles je reviendrai dans un autre article.

En septembre, au pavillon de thé du jardin de Mejiro (Tokyo) on observera la douce harmonie entre l’Ikebana (confectionné avec des fleurs des champs) ci-dessus et la boite à parfum ci-dessous qui symbolise la fin de l’été, la fin du chant des cigales.
Observez la jolie cigalle
Avec le vent qui souffle dans les pins c’est presque la fin de l’automne qui s’annonce…. La fragilité et la simplicité de cet Ikebana disposé lors de la cérémonie de thé de novembre s’accordent avec le message du kakejiku.
Au mois de février commence la floraison des pruniers, la boite à parfum représente le diable de la fête traditionnelle de Setsubun qui sort de la maison pour laisser la place au bonheur. Il brandit une branche de prunier, elle-même présente dans cet Ikebana.
Au mois de février commence la floraison des pruniers, la boite à parfum représente le diable de la fête traditionnelle de Setsubun qui sort de la maison pour laisser la place au bonheur. Il brandit une branche de prunier, elle-même présente dans l’Ikebana.

L’Ikebana s’expose dans les grands magasins

Les grands magasins au centre des grandes villes du Japon organisent régulièrement des expositions payantes qui présentent les oeuvres de différentes écoles. Le public afflue pour venir les voir et ce, même si leur entrée est payante. Ces magasins consacrent en effet souvent, en dehors de leurs espaces de vente purs, un dernier étage à des expositions temporaires de peintures, photographies ou Ikebanas.

Bouquets monumentaux à l’entrée du magasin Takashiyama de Tokyo

L’Ikebana s’expose dans les parcs

Dans le parc Showakoen, ( métro Tachikawa àTokyo) lors d’une exposition de la Sogetsu en novembre 2004, une exposition comprenait une vingtaine d’œuvres, toutes assez spectaculaires par leur taille, réalisées non pas avec des fleurs, mais avec des feuilles et des branches. On pouvait les découvrir au fur et à mesure de notre promenade dans le parc. Toutes avaient d’abord été réalisées en miniature sous forme de maquettes, elles-mêmes exposées dans un pavillon. Vue leur taille, ces installations réclament la participation de plusieurs artistes dans un travail tout à fait collectif.

En Occident, ces installations souvent réalisées sous le nom de Land Art sont néanmoins assez rares dans les parcs publics.

Installation
La maquette de l’installation précédente
Autre installation

L’arrangement floral est un art au Japon parce qu’il a une histoire fondée sur des règles fixes qui ont été transmises de génération en génération. Mais une fois ces règles maîtrisées par une longue pratique, le créateur peut s’en libérer et exprimer sa créativité (on l’appelle le style libre). Il peut inventer son propre style, voire même créer sa propre école. Par exemple, le fondateur de l’école Ichiyo aime à présenter le bambou sous toutes ses formes et variétés. L’utilisation du bambou est une des bases de son style.

La nouveauté est l’un des grands charmes de l’Ikebana, malgré l’importance de la répétition dans la pratique. Les mêmes fleurs et le même vase seront arrangés différemment par le même auteur selon les jours et son état d’esprit du moment. Pour ce qui me concerne, j’aime travailler la combinaison entre un ou plusieurs vases et les matériaux.

De même, avec les mêmes matériaux (branches ou fleurs) proposés en cours par le professeur, on obtiendra un Ikebana complétement différent selon les auteurs. Chaque élève aura produit sa propre œuvre d’art dont la beauté s’exprime dans l’espace comme la sculpture, dans les couleurs comme la peinture et dans les lignes dont le rythme fait entendre sa musique.

Un bel arrangement englobe ces trois dimensions. Il est un art particulièrement accompli. On le rencontre partout au Japon.

Dans un prochain article, j’expliquerai pourquoi l’Ikebana, en plus d’être un art peut être considéré comme une philosophie.

Eléments de compréhension sur le Japon par Christine Croubois, Professeur d’Ikebana grade 2 kyu Ecole Sogetsu, Auteur de la traduction en français du livre « Les 50 règles de l’Ikebana » de Sofu Teshigahara.

Les 50 règles de l’Ikebana
La traduction en français

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