A propos de l’équilibre réfléchi
Nous gagnerions tous à devenir un peu plus rawlsien, et pas uniquement dans le sens conventionnel du terme.
Pour comprendre la suggestion de Chris Dillow, penchons-nous sur l’expérience de pensée proposée par Josh Hendrickson, nous invitant à imaginer un système légal économisant les coûts en matière de procédure comme de sanctions :
“Pour être précis, lorsque quelqu’un est accusé d’avoir commis un crime, nous pourrions lui donner l’option de se déclarer coupable, et de payer une amende proportionnelle à la gravité du crime. Si la personne refuse de se déclarer coupable, ou est dans l’incapacité de le faire, nous déterminons le verdict en lançant un dé dont le nombre de face sera inversement proportionnel à la gravité du crime faisant l’objet du jugement. Pour certain crimes, nous aurons recours à un dé à 6 faces, pour d’autre crime plus bénin, nous pourrons recourir à un dé comportant un millier de face… (Et comme le savent parfaitement les rôlistes, nul besoin de lancer littéralement un dé comportant un nombre aussi monstrueux de faces, un simple programme informatique peut effectuer des tirage aléatoire avec le degré de probabilité demandé). Si le procureur obtient un 1 à son tirage, l’accusé est condamné à mort, autrement, il est immédiatement acquitté…”
D’un certains point de vue, un système de ce type représenterait un progrès puisqu’il nous permettrait d’économiser des frais considérables en matière d’avocat ou de prison. Mais comme le pointe Josh :
“Bien évidemment, si nous jetons un coup d’œil rapide aux système légaux existant, aucun d’entre eux ne se rapproche de près ou de loin de notre système hypothétique. Mais interrogeons-nous sur cet état de fait. Pourquoi les systèmes légaux sont-ils aussi mauvais en terme d’optimisation des coûts? Est ce que notre système hypothétique nous apparaît comme aberrant, simplement parce qu’il est éloigné de ceux auquel nous sommes habitués, ou est ce qu’il y a une raison plus profonde à ce rejet, que nous n’avions pas intégré à notre raisonnement de départ?”
L’exercice auquel se livre Josh consiste à se rapprocher de ce que Rawls qualifiait d’équilibre réfléchi. Un process au cours duquel nous effectuons des allers-retours entre la théorie pure et nos jugements du quotidien, révisant l’une ou l’autre, si ce n’est les deux simultanément, jusqu’à ce qu’ils soient consonants entre eux. Comme l’observait Rawls :
“Il est évidemment impossible d’élaborer une théorie substantielle de la Justice basée uniquement sur la vérité de chaine de résonnement logique et celle des définitions que nous avons posé initialement.”
Au lieu de nous égayer dans le beau pays que constitue la théorie pure, nous devons mettre cette dernière à l’épreuve des faits, en l’espèce, “les jugements mûrement considérés dans un équilibre réfléchi”, jusqu’au moment où nous disposons d’un ensemble de croyances formant un tout cohérent.
Le raisonnement de Rawls n’est cependant pas limité aux réflexions sur la Justice, puisqu’on peut transposer la démarche dans d’autre domaine, où elle conserverait sa pertinence.
Dans le monde des marchés financiers, le jugement de dernière instance sur la pertinence de nos évaluations, il est effectué par le marché lui même, d’autant plus qu’il est liquide et dispose d’un certain degré de transparence des prix. la valeur réelle de nos croyances est marquée par le marché comme le disent si bien les anglo-saxons (marked to market), que ca nous plaise ou non, c’est bien lui qui aura le dernier mot. Si vos placements vous font perdre de l’argent, votre niveau d’intelligence comme la pertinence de vos jugements n’ont aucune importance, vous avez tort, un point c’est tout.
L’une des raisons pour lesquelles Dillow encourage les jeunes à travailler dans les marchés financiers au moins une fois dans leur vie s’ils en ont l’occasion, car ils constituent une excellente école en matière d’humilité, en vous démontrant que vos meilleures idées se retrouvent bien souvent démenties par les faits.
Vertu qui brille par son absence quand on étudie les prétentions d’un Boris Johnson s’imaginant disposer d’une meilleure compréhension du COVID que les experts, et qui a été soigneusement expurgé du théâtre de narcissiques imbus de leur personnes que constituent le commentariat médiatique.
Mais la sagesse de Rawls règne également dans le domaine des sciences, lorsque la démarche scientifique est effectué correctement. On peut citer la fameuse sentence de Richard Feynman : “Peu importe la beauté de votre théorie, peu importe votre degré d’intelligence, si l’expérience vous donne tort, c’est que vous vous êtes bel et bien trompé”.
Qu’il s’agisse de science ou de marché financier, dans un cas comme dans l’autre, cela nécessite une procédure d’équilibre réfléchi rawlsien. Nous devons interroger les faits (Les données expérimentales sont-elles correctes? Est-ce que le prix des actions a chuté pour une raison simplement temporaire?) comme nos croyances (Est-ce que nous nous serions trompés? Et où se situait l’erreur de raisonnement si c’est le cas?), jusqu’à ce que nous obtenions une consonnance entre les uns et les autres. Et c’est en cela que consiste une mise à jour bayésienne de nos croyances.
Mais la pertinence de cette démarche ne se cantonne pas au domaine des sciences naturelles et celui des sciences sociales, elle s’applique également au domaine religieux. Lorraine Daston nous a décrit la manière dont les règles bénédictines les plus strictes se retrouvent tempérées à la discrétion de l’abbé.
“Aucun précepte n’est jugé suffisamment rigide pour ne pas se retrouver amendé par l’Abbé s’il juge que les circonstances autorisent de faire exception à la règle. Tout dépend de la situation.”
De cette manière, nous obtenons un équilibre entre la théorie de la communauté religieuse idéale et les nécessités du quotidien. Et comme le pointait Daston, cette sagesse a une portée d’ordre générale, les règles doivent toujours être tempérées par la discrétion de celui qui évalue les choses.
Ce qui n’est pas sans évoquer les réflexions d’Aristote comparant la prudence dans l’évaluation des règles à suivre pour notre action à la fameuse règle en métal souple utilisé par les architectes de Lesbos pour mesurer les murs, l’instrument de mesure s’adaptant à l’objet à mesurer… Règle qu’on qualifie en conséquence de règle lesbienne, à la plus grande hilarité des étudiants comme des étudiantes en philosophie…
Règle qui s’applique également dans le domaine créatif, la dernière des règles de l’écriture selon Orwell était la suivante : “Brisez ces règles sans la moindre hésitation plutôt que d’écrire quelque chose d’infâme”. L’écriture est elle aussi un process d’équilibre réfléchi où nous alternons entre les règles de l’écriture (qui ne sont pas nécessairement celles d’Orwell) et ce qui sonnent juste.
Et c’est la même chanson en ce qui concerne la musique. Rappelons-nous du conseil de Charlie Parker : “En premier lieu, vous apprenez à jouer de l’instrument, ensuite, vous apprenez à jouer de la musique, et après ça, vous oubliez tout ce que vous avez appris pour simplement jouer de la musique”. Bien évidemment, vous n’allez pas oublier la technique comme le sens de la mesure, mais cela quittera le domaine de la conscience comme de la décision volontaire pour rentrer dans celui de la mémoire musculaire, comme le disent les anglais, c’est une fort mauvaise chose que votre cervelle se cantonne à ce qu’il y a dans votre tête. La musique est là encore un équilibre réfléchi, une consonnance entre l’instinct et la technique, entre les règles de l’harmonie et ce qui sonne juste à votre oreille, un aller-retour entre les deux pôles qui se contraignent et se renforcent mutuellement. Ce que Arnold Schoenberg avait exprimé par ce jugement : “La liberté brille de mille feux lorsqu’elle demeure sous contrôle.”
Vous pourriez penser que toutes ces observations demeurent fondamentalement triviales, et pourtant, une vérité aussi simple s’obstine à demeurer hors de portée de beaucoup de monde.
Une anecdote amusante en la matière est constituée par le moment où Steve Levitt et Stephen Dubner se sont entretenus avec le Prime Minister Cameron pour lui offrir leurs suggestions pour réformer le NHS :
“Nous avons suggéré à M.Cameron de se demander ce qui se passerait si on transposait la logique actuelle du NHS dans un autre domaine : Que se passerait-il si, par exemple, tout le monde était libre de ramener sa voiture chez les garagiste après l’achat, à n’importe quel moment, et de choisir n’importe quel modèle neuf pour revenir chez eux avec, sans qu’on leur impose de coûts supplémentaires…”
Dans un rare moment de sagesse, Cameron a simplement montré la porte aux deux auteurs de Freakonomics. Levitt et Dubner ne s’étaient pas engagé dans une démarché d’équilibre réfléchi, en se posant la question suivante : Si le NHS est aussi absurde sur le plan théorique, comment se fait-il que le système soit aussi populaire, et pourquoi fonctionnait-il relativement bien avant son sabotage par les conservateurs? Ils n’ont pas entrepris de naviguer entre la théorie et les faits, se retrouvant ainsi dans la même situation que Josh Henrickson s’il avait proposé son système hypothétique comme un modèle à suivre pour la Justice au lieu de s’interroger sur l’absurdité d’un système judiciaire théoriquement optimale quand on le compare à la réalité concrète de l’appareil judiciaire.
Ce qui était une attitude courante chez bon nombre d’économistes avant le tournant empirique de la discipline. Beaucoup d’adeptes de la science lugubre ont surestimé la théorie et négligé les forces en œuvre dans le monde réel. Ils n’ont pas pensé à se poser la question suivante : Est-ce que cet équilibre général est bien dans la pièce, avec nous?
Mais tourner le dos à l’équilibre réfléchi ne nous fait pas simplement basculer dans l’absurdité, cela peut également s’avérer mortel. Comme le pointait le rapport Chilcott :
“Ceux qui prennent les décisions au sommet, qu’il s’agisse des ministres, de l’Etat major ou des officiers, ils doivent disposer d’un flux régulier d’informations et de rapports reflétant la réalité effective sur le terrain. Pendant la guerre en Irak, on faisait la sourde-oreille aux porteurs de mauvaises nouvelles. En bien des occasions, les preneurs de décisions qui prenaient la peine de visiter le théâtre des opération, ils faisaient face à l’expérience amère de constater que la réalité sur le terrain était à des années lumières de ce qu’on leur décrivait dans les rapports.”
Il n’y avait pas d’aller-retour entre les théories du gouvernement et le fait brut de la réalité sur le terrain, et en conséquences, aucun équilibre entre les deux.
Était-ce un échec isolé de la part de Blair? Après tout, il était parvenu à un équilibre entre ses deux grandes croyances : le désir de se faire élire, et la volonté d’appliquer un programme social démocrate. On ne peut pas en dire autant de ses épigones qui visent “l’éligibilité” sans s’interroger sur les défaillances profondes de l’économie britannique et la manière d’y remédier réellement…
Un autre exemple en matière d’absurdité serait l’échec du budget Truss-Kwarteng. Leur enthousiasme pour les baisses d’impôts n’a pas été mis à l’épreuve des faits : Quels arguments étaient en faveur de l’idée qu’une baisse d’impôt stimulerait la croissance dans ce contexte? Combien de temps s’écoulerait-il entre l’implantation de cette politique et le résultat escompté? Est-il prudent d’adopter une politique fiscale de ce type alors que le marché des bons du trésor nous alerte d’un risque probable d’inflation? Là encore, pas d’aller-retour, pas d’équilibre…
Les conservateurs britanniques auraient pu tirer une leçon de ce fiasco, en prenant l’habitude de mettre leurs théories à l’épreuve des faits, mais ce ne fût pas le cas. Et on peut comprendre assez aisément pourquoi les Tories n’ont jamais éprouvé le besoin d’adopter une démarche d’équilibre réfléchi.
Pendant de nombreuses années, il n’y avait aucune nécessité de le faire puisque les médias acceptaient docilement leurs fictions, qu’il s’agisse de l’austérité ou des 350 millions de £ d’économies par semaine pour le NHS en cas de Brexit. Et à partir du moment où vous n’avez plus la moindre idée de ce qui se passe dans le monde réel, pourquoi ne pas larguer les voiles et s’en évader pour de bon?
Ce qui revient paradoxalement à tourner le dos au conservatisme. Edmund Burke avait anticipé Rawls et la démarche d’équilibre réfléchi, lorsqu’il invita la pure théorie à partir à la rencontre des évidences empiriques :
“Je ne peux pas quitter les rangs, et offrir mes éloges ou mes blâmes vis à vis de quoi que ce soit qui puisse être en relation avec les actions des hommes comme les inquiétudes des hommes, en considérant l’objet en question à l’état pur, dépouillé de toutes relations, dans la solitude et le dénouement des abstractions métaphysiques. Les circonstances (que certains gentilhommes considèrent dénuées de pertinence comme d’effectivité) donnent en réalité à chaque principe politique sa couleur distinctive et son déploiement concret. Ce sont les circonstances qui déterminent si une politique serait bénéfique ou nuisible à l’humanité.”
A ce stade, vous pourriez remarquer que les exemples d’applications de l’équilibre réfléchi ont été puisé dans le monde des sciences et des arts, tandis que les exemples navrants d’absence d’équilibre réfléchi ont été extirpé du monde de la politique. Ce qui ne manque pas de poser cette question brûlante : Pourquoi les politiciens de gauche comme de droite ont-ils autant de facilité à “opérer au sein d’un monde purement imaginaire”, pour utiliser l’expression de Kenneth Boulding?
Que pourrions nous faire pour que la politique adopte la démarche qui a fait ses preuves dans le monde de la science comme celui des arts? Bien peu de politicien se poseront la question, tout ce qui compte à leurs yeux, c’est que leur camps gagne les élections, et c’est précisément en cela que consiste le problème…