A propos de la Cancel culture
Quelques années plus tôt, un débat houleux agita la presse britannique, suite à la publication d’une lettre ouverte adressée à Harper’s magazine, pour dénoncer les excès de la cancel culture.
Avec son esprit affuté, Chris Dillow ne manqua pas de remarquer qu’un aspect de la controverse était passé sous les radars, à savoir qu’il y avait des raisons compréhensibles pour lesquelles des citoyens raisonnablement éduqués de classe moyenne se montraient choqués par ce que les signataires de la lettre qualifiait de “certitude morale” et que Janice Turner décrivait comme “une mentalité de foule en colère ivre de lynchage”.
Cette réaction alarmée peut s’expliquer par le fait que plusieurs courants de la tradition libérale en Occident ne les ont pas préparé à faire face au phénomène, ce qui en a laissé pas mal sur le carreau quand il est survenu.
Pensons plus particulièrement au libéralisme rawlsien, reposant sur le concept de voile d’ignorance, qui nous invite à nous détacher de toute connaissances propres à notre identité personnelle, qu’il s’agisse de l’identité raciale qui nous est assigné, de notre identité de genre, assignée ou non, de nos appartenances religieuses ou de nos croyances et capacités intellectuelle en tant qu’individu, pour entreprendre la construction du modèle d’une société juste, dont la structure serait indépendante de notre position sociale actuelle ou de celle que nous occuperions en son sein.
C’est une invitation à effectuer une prise de distance volontaire vis à vis de ce que nos sommes comme de ce que nous croyons.
Démarche renforcée par certaines interprétations de l’ironie libérale théorisée par Richard Rorty, à savoir l’idée que nous ne pourrons jamais adopter “la perspective de Dieu”, pour contempler le monde à travers un regard purement objectif, à la troisième personne, le constat que nous ne pourrons jamais nous libérer “de la contingence d’avoir été acculturés par la société où nous avons vu le jour”.
De manière plus fondamentale, cultiver l’ironie libérale consiste à être “toujours conscients de la contingence et de la fragilité de notre vocabulaire final, et par conséquent de nos identités”.
L’une des interprétation du constat de Rorty est de le traduire comme un rejet de toute forme d’essentialisme, que ce soit sur le plan du genre ou de l’identité raciale. Mais on peut aussi le concevoir comme un avertissement, nous mettant en garde contre les limites de l’acculturation contingente de notre société comme la manière dont nos identités affectent notre manière de penser comme de percevoir le monde.
Ce qui forme la pierre angulaire de la nécessité de la liberté d’expression pour Rorty : “Notre meilleure chance de transcender l’acculturation est de nous transporter dans une culture qui tire une fierté du fait de ne pas être monolithique, qui valorise sa propre tolérance pour une pluralité de sous-cultures en son propre sein, comme sa capacité d’ouverture vis à vis d’autres cultures” (Objectivité, Relativisme et vérité)
Pensons également au plaidoyer de John Stuart Mill pour le défense de la liberté d’expression et les vertus du libre débat d’idée, combiné à ses réquisitoires contre la tyrannie de la majorité :
“La tyrannie de la majorité est bien plus écrasante que de nombreuses espèces d’oppressions politiques, pour la simple et bonne raison que si les sentences qu’elles infligent n’ont pas le même degré de sévérité, fort peu de régions de notre monde demeure à l’abri de son regard, limitant la quantité de refuges et de moyens d’évasion à sa main de fer. De ce fait, son autorité imprègne plus profondément le tissu de notre vie de tout les jours, emprisonnant l’âme elle même dans le plus insidieux des esclavages.
En conséquence, la protection contre la tyrannie du magistrat n’est pas suffisante, nous avons également besoin de protection contre la tyrannie de l’opinion dominante et la dictature des sentiments de la majorité, contre la tendance de la société à imposer, par d’autres outils que les sanctions légales, ses propres idées et pratiques comme des règles de conduite auxquelles doivent se soumettre les dissidents, comprimant dans une camisole de force le développement, et si possible jusqu’à la formation de toute individualité qui ne serait pas en harmonie avec sa manière de penser, contraignant les caractères à se formater sur le seul modèle qu’elle considère comme légitime, le sien.
Il y a une limite à l’interférence légitime de l’opinion collective sur l’indépendance individuelle, découvrir l’emplacement précis de cette ligne qu’il faut tracer, et défendre cette frontière contre toute intrusion, demeure une tâche indispensable pour la bonne conduite des affaires humaines aussi bien qu’en vertu de la protection contre le despotisme politique.”
“Les erreurs de l’humanité peuvent être corrigées, et la seule manière de rectifier nos opinions passe par la combinaison de la discussion et l’expérience, plutôt que de nous cantonner à l’expérience seule. Nous devons être exposés à la discussion et au débat pour comprendre comment cette expérience peut être interprétés. Les opinions comme les pratiques erronés se soumettent graduellement aux faits et aux arguments, mais pour que ces faits et ces arguments aient un impact sur l’esprit, il doit y être exposé en premier lieu.”
Un autre courant à ne pas négliger est celui des recherches sur les biais cognitifs dont Daniel Kahneman fût le pionnier. L’une des lecture les plus rigides de ces recherches consiste à percevoir notre prochain comme une masse d’erreurs de jugement (tentation dans laquelle il est aisé de basculer), mais il y a également une lecture plus souple de ces travaux, les interpréter comme un avertissement vis à vis de nous même, et un rappel salutaire que nous sommes également susceptibles de nous tromper.
Ces traditions, et bien d’autres encore ont, ou devraient avoir, une influence massive sur les personnes de la même générations que Dillow, et si on les combine, elles sont diamétralement incompatibles avec ce que Helen Lewis qualifiait de désir pour “un monde plus simple” (article dont les observation ont d’ailleurs terriblement mal vieillies au vu des actions ultérieures de J.K.Rowling) ou ce que Richard Sennet qualifiait d’identités purifiées.
Elles nous encouragent, au contraire, à conserver notre sang froid, et à cultiver un scepticisme nous intimant de rester pleinement conscient du fait que nous pouvons être nous mêmes dans l’erreur, en plus de s’appuyer sur l’idée que nous sommes en capacité de prendre un recul critique vis à vis de ce que nous sommes comme de nos propres croyances. A.J.P. Taylor exprimait les enseignements de cette tradition par son observation “Les opinions extrêmes sont faiblement défendues”, et si Chris Dillow a intitulé son propre blog “Un extrémiste, pas un fanatique”, c’est également dans le sillage de cette même tradition.
Si vous êtes issues de ce milieu intellectuel, comme c’est le cas de la majorité des centristes libéraux, vous ne manquerez pas d’être mal à l’aise face à la colère, les certitudes morales d’être dans le camp du Bien, et les tentatives de clôturer le débat en censurant les opinions qui vous déplaisent. C’est justement le produit d’une acculturation.
Mais nous sommes également en droit de mettre en doute cette tradition. Après tout, il y a eu un certain scepticisme vis à vis de notre capacité à adopter la démarche rawlsienne de nous séparer de nos propres identités. On peut renvoyer à ce sujet aux réflexions de Michael Sandel dans son ouvrage “Le libéralisme et les limites de la justice”.
Il est bien plus aisé de se payer le luxe de pratiquer l’ironie libérale si vous êtes un homme blanc cisgenre plutôt qu’une personne dont l’identité en terme de genre comme de race définira le degré d’oppression et de marginalisation qu’elle subira au quotidien.
De ce point de vue, c’est une ironie des plus délicieuse de voir ceux qui se réclament de la tradition libérale se retrouver dans l’incapacité de suivre l’invitation de Rorty, en s’efforçant de transcender les limites de leur propre acculturation.
On peut d’ailleurs remarquer que la capacité à la prise de distance ironique vis à vis de ses propres certitudes, on ne la retrouve guère dans les écrits de ceux qui partent en croisade contre la Cancel Culture.
Nous pourrions d’ailleurs retourner l’accusation vis à vis des adversaires farouches de la cancel culture, en mettant en lumière l’hypocrisie profonde dont ils font preuve au quotidien. Bon nombre d’entre eux ne s’émouvaient guère de la marginalisation que subissaient les personnes racisées comme les personnes transgenres, (et Dillow rajouterait bien volontiers les marxistes) au sein des médias depuis maintenant plusieurs décennies…
Il faut croire qu’il y a une similarité entre la cancel culture et les chasseurs, il y a la bonne cancel culture (celle qui fût toujours pratiqué), et la mauvaise (celle qu’il faut maintenant endiguer).
Andrew Gelman ne manquait pas de remarquer que certains d’entre eux “cherchaient avant tout à maintenir leur propre pouvoir en étouffant toute dissidence pouvant le remettre en question”. Et ceux qui geignent face à la violence des commentaires qu’ils peuvent récolter sur Twitter sont autrement plus discrets quand il s’agit de condamner la cancel culture que constituent les menaces de morts à l’encontre de personnes comme Dawn Butler.
Notons d’ailleurs que les adversaires proclamés de la cancel culture sous-estiment systématiquement la puissance des entreprises pour ce qui est de restreindre la liberté d’expression de leurs employés ou de leurs critiques, à entendre leurs complaintes, nous pourrions finir par nous imaginer que les seules menaces vis à vis de nos libertés, elles ne peuvent venir que des petites gens, qu’il s’agisse des étudiants, des militants sur le terrain, ou des minorités.
Il y a une vérité profonde dans le vieil adage, “Quand vous êtes habitués à une situation privilégiée, l’égalité est ressentie comme une oppression”.
D’autant qu’il est parfaitement raisonnable de mettre en question les privilèges, tout comme il est parfaitement raisonnable de se demander si un éditorialiste mérite véritablement de disposer d’une large plateforme pour diffuser ses opinions (pour ne pas dire “sa pollution intellectuelle”).
Quant à ceux qu’on ne peut pas accuser d’hypocrisie, il semble incapables de réaliser qu’un marché des idées fonctionnel nécessite que les mauvaises idées soient filtrées, en d’autre terme, “cancelled”. Les personnes un tant soit peu raisonnables ne manqueront pas de se réjouir du fait que les négationnistes comme Faurisson soit victime de cancel culture, tout comme elles estimeront que ce serait une perte de temps et d’énergie que de débattre avec les défenseurs de l’esclavage, les opposants au suffrage des femmes, ou les partisans du droit à l’homophobie… Une liste qu’on pourrait rallonger très facilement.
Une agora du débat public saine nécessite un certain degré de Cancel Culture, la question qui se pose n’est donc pas de savoir s’il faut ou non une cancel culture, mais à quel degré nous en avons besoins.
Néanmoins, de la même manière qu’une pendule arrêtée donne l’heure exacte deux fois par jour, il peut arriver que les privilégiés hypocrites aient raison de temps à autre. Il y a une ligne, qu’il est extrêmement difficile de définir précisément, A fortiori quand nous sommes sur le coup de la colère, où l’opposition ferme commence à se muer en harcèlement et en persécution. Qu’un journaliste ne mérite pas le privilège d’une colonne dans un grand quotidien ne signifie pas pour autant qu’on puisse remettre en question son droit à ne pas être victime de harcèlement.
Mill avait certainement raison quand il nous mettait en garde contre les effets pernicieux qu’une tyrannie de la majorité (ou même la tyrannie d’une minorité fanatique) pouvait avoir sur le débat public légitime. L’élimination légitime de l’un peut être la silenciation irraisonnable de l’autre.
Un problème qui n’a rien de nouveau, après tout, n’oublions pas que Socrate fût victime de Cancel Culture en son temps…
Les problématiques des limites de la liberté d’expression seront toujours des plus complexes, et si vous pensez disposer d’une réponse simple en la matière, c’est que vous n’avez pas véritablement cerné les contours du problème…