A propos de la différence de classe

Marie la rêveuse éveillée
8 min readDec 7, 2024

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Si Chris Dillow se fie au témoignage d’un de ses amis lui remémorant ses premiers pas dans ce qui deviendrait son métier, au cours des trois premières semaines qu’il avait passé dans les locaux de la banque d’investissement, on ne l’avait pas vu prononcer un seul mot.

Ce qui correspond plus ou moins aux souvenirs de l’économiste concernant le début de sa carrière. Pourquoi ce mutisme initial? Parce qu’il s’efforçait d’apprendre les règles tacites au sein d’un environnement qui lui apparaissait profondément étranger à son milieu d’origine.

Un souvenir qui lui est revenu en mémoire en lisant le compte-rendu du comportement de Geoffrey Cox lors de sa visite à Bruxelles, en mai 2019, le procureur général s’étant rendu coupable d’un certains nombre d’impairs en matière de courtoisie qui n’avaient pas manqué de parasiter les négociations, se vantant par exemple de n’avoir jamais mis les pieds dans cette ville depuis au moins 40 ans. Son attitude était à l’opposé de celle du jeune Dillow : se taire jusqu’au moment où on a la certitude d’avoir compris les règles du jeu dans un environnement qui ne vous est pas familier.

Les petites fenêtres nous permettent parfois d’adopter une large perspective, puisque du point de vue de l’économiste, nous avons affaire à un symptôme de la différence de classe entre eux. Quand vous êtes issue d’un milieu pauvre, et que vous avez la chance de bénéficier d’une ascension sociale, comme ce fût le cas de Dillow, il faut s’acclimater à un monde au sein duquel vous jouez le rôle de corps étranger. Une contrainte dont sont dispensés les privilégiés qui ont grandi au sein d’un milieu aisé. Il leur suffit de suivre le courant, en partant de l’école pour glisser vers Oxford, puis la City ou le monde du barreau, en étant entouré en permanence d’individus similaires à eux mêmes, nul besoin de faire l’effort d’apprendre les règles, de la même manière que le poisson n’a pas besoin de savoir qu’il vit dans un milieu humide puisqu’il fait déjà corps avec.

Mais le revers de la médaille, il survient au moment où les circonstances vous forcent à vous aventurer en dehors de cet espace sécurisé dont vous avez la maitrise, ce qui vous amène bien souvent à mettre les deux pieds dans le plat.

L’attitude de Cox n’est fondamentalement pas différente de celle de Boris Johnson clamant haut et fort qu’une étude gouvernementale des abus sexuels dont sont victimes les mineurs en Grande Bretagne se réduit à “de l’argent jeté par les fenêtres”. Dans les deux cas, nous avons affaire à un manque flagrant de sensibilité, combiné à une arrogance certaine, qui s’expliquent amplement par le fait que les deux sinistres individus n’ont jamais eu besoin de prendre en compte les sentiments de personnes extérieures à leur propre groupe social. (Bien évidemment, quand la sensibilité des personnes en question est blessé et qu’ils osent protester contre l’affront qui leur est fait, il faut voir ça comme le triomphe du wokisme et de la dictature du politiquement correct, au lieu de reconnaître que c’est la réaction naturelle face à un manque flagrant d’empathie, de respect et d’humanité).

Dans le même ordre d’idée, quand Dillow construisait petit à petit sa carrière dans le monde de la finance, Johnson était licencié par le Times en raison des mensonges dont il avait truffé ses articles. Ce qui met en lumière une seconde différence de classe. Ceux qui sont issus d’un milieu pauvre savent parfaitement que la société ne leur accordera jamais de seconde chance quand une opportunité se présente. Si Dillow s’était retrouvé congédié par ses employeurs après avoir été pris en flagrant délit de mensonge, sa carrière professionnelle aurait été purement et simplement terminé, en même temps que ses chances d’ascension sociale. Mais les règles du jeu ne sont pas les mêmes pour les individus issus de la bourgeoise, qui auront toujours une autre chance. Une réalité dont ils ont parfaitement conscience et qui se reflète dans leur attitude.

Le point que Dillow essaie de mettre en lumière devrait être incroyablement triviale, le milieu où nous avons passé les années formatrices de notre vie façonnera notre caractère, en conséquence, il ne faut guère s’étonner de la différence d’attitude face au reste du monde selon que voit soyez nés parmi les riches ou au sein des misérables.

Mais il y a d’autres différences significatives, qui devraient nous inviter à estimer que les individus issus d’un milieu aisée ne devraient pas avoir leur place en politique.

En premier lieu, si le monde entier s’est efforcé de se plier à vos caprices jusque là, vous offrant tout ce que vous avez toujours désiré en réclamant le minimum d’effort de votre part en retour, vous n’avez pas besoin de vous poser beaucoup de questions sur la meilleure manière d’obtenir ce que vous souhaitez. Ce qui vous poussera à sous-investir en matière d’acquisitions de compétences aussi importantes que la capacité à négocier ou l’établissement de stratégie à long terme. (Est-ce un hasard si l’un des politiciens qui maitrisait le mieux ces domaines, Lyndon Johnson, était issu d’un milieu relativement pauvre?) Cela peut en partie expliquer l’échec des négociations au cours du Brexit. Ayant passé la majeure partie de sa vie à obtenir tout ce qu’il voulait sans avoir à faire d’autre effort que de le réclamer, Jacob Rees-Mogg a eu la très mauvaise surprise de découvrir que l’Union européenne ne fonctionnait pas comme ça.

Qui plus est, les individus issus de la bourgeoisie tendent à souffrir d’un excès de confiance en eux même. David Cameron nous en a offert une illustration grandiose quand il a lancé son référendum sans réaliser qu’il ne maitriserait pas son monstre après l’ouverture de la boite de Pandore. Mais le problème qui ne manque pas de poser, c’est que nous tendons bien souvent à percevoir l’excès de confiance comme un symptôme de compétences réelles plutôt que la manifestation d’un égo hypertrophié, la conséquence de ce biais, c’est que nous accorderons aux bourgeois une crédibilité qui sera dénié aux individus issus d’un milieu social plus défavorisé. Le fait que le milieu des médias soit dominé par des acteurs issue eux même de la bourgeoisie ne manquera pas de renforcer le phénomène.

Troisièmement, les riches n’apprécient pas la valeur de l’argent. Pour une famille pauvre, quelques euros de plus à la fin de la semaine peuvent faire la différence entre le soulagement et la misère la plus douloureuse. Inutile de dire que cela ne manque pas d’entrainer une distorsion du sens des priorités chez les politiciens recrutés dans ce milieu. Dans la perspective de Dillow, la croissance économique et la redistribution sont les priorités fondamentales que devraient se fixer la politique, mais les politiciens bourgeois auront d’autre priorités, que ce soit la lutte contre le wokisme, le Brexit, ou le roman national…

Un autre facteur à prendre en compte, si vous avez passé l’essentiel de votre vie dans un milieu aisé, il vous manquera une chose cruciale, une compréhension intuitive du quotidien de vos concitoyens. Vous aurez donc tendance à basculer dans l’erreur d’estimation de la classe moyenne, en surestimant le revenus moyen du citoyen ordinaire. Dans cette configuration, même avec les meilleurs intentions du monde, vous vous retrouverez bien souvent à confondre les intérêts de la Nation dans son ensemble avec ceux des strates les plus riches de l’échelle sociale.

Bien plus grave, cela vous privera d’une compréhension de la réalité de la pauvreté et de l’exclusion. Cela ne se cantonne pas seulement à un manque d’argent, cela comprends également un manque d’opportunités et de modèles à suivre. Dans le cas de Dillow, les premiers individus diplômés qu’il a rencontré au cours de sa vie, en dehors des professeurs d’universités, c’était ceux qui lui firent passer son entretien d’embauche.

Mais par dessus tout, c’est une question d’insécurité. Si vous parvenez tout juste à joindre les deux bouts, cela signifie que la distance qui vous sépare de la pauvreté abjecte se réduit à une mauvaise décision ou une malchance qui vous tombe dessus. L’un des plus beaux jours de la vie de Dillow est survenu quand il a passé le cap de la trentaine, et qu’il a compris qu’il s’était sécurisé une situation suffisamment stable pour n’avoir aucune chance de finir SDF… Un sentiment que beaucoup de personnes ne pourront jamais comprendre…

Et enfin, il y a la question de la confiance réciproque. Nous aurons plus facilement tendance à accorder notre confiance aux individus qui sont semblables à nous mêmes et avec qui nous pouvons nous identifier. Raison pour laquelle les politiciens tendront à s’entourer de personnes issus du même milieu. Cela explique également pourquoi ils prendront plus au sérieux des conseils ou des observations issus d’une personne riche, ce qui les rendra d’autant plus vulnérable à l’influence des classes dominantes qui les aiguilleront en direction de la défense de leurs intérêts.

Maintenant, il faut introduire un certain degré de nuance. Rien n’est inscrit dans le marbre, et les personnes privilégiés peuvent surmonter ces biais et ces angles morts, à condition de faire des efforts réels en la matière, mais une distance demeurera, il manquera toujours un petit quelque chose… De la même manière que le converti de fraiche date n’aura pas le même degré de connaissance du dogme religieux que celui qui a été éduqué dans la foi dès son plus jeune âge au point de faire corps avec, les politiciens les plus philanthropes n’auront jamais une véritable connaissance de la réalité sordide de la pauvreté, de la précarité et de l’exclusion. Comme le disait si bien Bill Shankly : “Le problème avec toi, fiston, c’est que la totalité de ton cerveau est dans ta tête, au lieu d’en avoir une partie dans tes pieds”.

Rappelons nous de la terrible observation de Disraeli :

Deux nations entre lesquelles il n’y a ni interaction, ni sympathie, dont les membres de chacune d’entre elles sont aussi ignorants des habitudes, des pensées et des sentiments de ceux qui résident de l’autre côté de la barrière qu’ils le seraient vis à vis des habitants d’une autre planète. Les riches et les pauvres.”

Néanmoins, le gouffre n’a pas toujours été aussi infranchissable que ça. La seconde guerre mondiale a forcé bon nombre de personnes issus de la bourgeoisie à fréquenter de très près les individus issus de la classe laborieuse, en combattant sur les mêmes champs de bataille et en traversant les mêmes épreuves.

Citons la nécrologie que le Times avait consacré à Lord Carrington :

De manière régulière, il s’était retrouvé à dormir dans un trou creusé sous son tank, en compagnies des quatre soldats sous ses ordres, des hommes issus d’un milieu infiniment plus pauvres que le sien, qui avaient traversé leur lot de difficultés au cours des années précédant la guerre. Une expérience qui a creusé des sillons profonds dans sa vision de la politique, et dont on peut retrouver les échos dans certaines de ses déclarations. “Je n’ai jamais rencontré d’hommes aussi admirables et d’une telle qualité que ces gens. Ils méritaient qu’on se batte pour leur offrir une meilleure situation dans le monde d’après-guerre.”

Et ce n’était pas une expérience inhabituelle, au cours de son travail, Dillow a pu fréquenter bon nombre de personnes ayant eue une expérience militaire, qui leur avait donné l’habitude d’interagir naturellement avec des personnes issus d’un milieu plus pauvre.

Mais c’est l’un des coûts d’une paix durable, nous avons perdu ce genre de contrepoids, ce qui n’a pas manqué de rétablir le gouffre séparant la conscience de la bourgeoisie du quotidien des plus pauvres, un gouffre qu’on peut mesurer par l’étendue de la différence entre un Lord Carrington et un Boris Johnson…

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Written by Marie la rêveuse éveillée

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