A propos de la liberté de la presse

Marie la rêveuse éveillée
10 min readSep 25, 2024

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La liberté de la presse est vitale pour le bon fonctionnement d’une démocratie, une réalité que Tocqueville avait mis en lumière en son temps, et sur laquelle Amartya Sen n’a pas manqué d’insister.

Il est donc primordial de s’interroger sur cette question brûlante : disposons nous réellement d’une liberté de la presse à l’heure actuelle?

Ceux qui se situent à droite du spectre politique répondront par la positive, et de leur point de vue, ils n’ont pas vraiment tort puisque l’État exerce fort peu de contrôle direct sur la presse, si on met de côté une législation autorisant les poursuites judiciaires pour diffamation et atteinte à la vie privé, (une configuration qui ne manque pas de favoriser les riches, et de leur donner les moyens de museler leurs adversaires).

Du côté gauche du spectre politique en revanche, on verra fleurir un certains scepticisme en la matière, s’appuyant sur le fait que la majorité des médias sont entre les mains d’une poignée de milliardaires, une situation qui n’est guère différente de notre côté de la Manche si on contemple l’empire de Bolloré…

Une divergence de diagnostic qui illustre la lutte entre deux conceptions radicalement différentes de la liberté. A droite, on tend à l’interpréter avant tout comme l’absence d’intervention étatique, la gauche, de son côté, a rétorqué que cette forme de liberté offrait le champs libre pour d’autres types d’oppression au sein du secteur privé comme de la société civile, et le renforcement des hiérarchie informelles, qu’on pense par exemple aux conditions de travail oppressantes qu’on peut qualifier d’exploitation, au racisme systémique, ou encore à la transphobie

Pour emprunter les mots de Corey Robin, dans son ouvrage L’esprit réactionnaire, les beaux discours des conservateurs proclamant leur attachement à la liberté ne sont le plus souvent qu’un maquillage dissimulant leur amour de la hiérarchie privée. La problématique portera donc sur le type de liberté que nous valorisons, bien plus que sur la liberté de la presse en elle même.

Mais pour faire avancer la discussions, concédons à la droite sa conception de la liberté de la presse. Quelles sont les conséquences positives, et surtout négatives, de cette liberté?

Entendons nous bien, la question ne se limite pas à accuser les médias d’avoir un biais en faveur de la droite du spectre politique, ou de faire preuve d’une certaine complaisance avec les discours d’extrême droite, on tend d’ailleurs bien trop souvent à exagérer le pouvoir des médias quand on se les représente comme une officine de propagande, l’idéologie pro capitaliste peut fort bien germer par d’autres moyens, sans qu’on ait à blâmer les journalistes pour son influence pernicieuse

Il y a d’autre coûts sociaux de la liberté de la presse sur lesquels il faut s’interroger…

En premier lieu, au lieu d’étendre le champs de de la diversité des opinions qui se font entendre dans l’agora du débat public, les médias tendent, au contraire, à le restreindre. Un constat que le marché ne manque pas de nous confirmer. A partir du moment où l’évolution des possibilités technologiques a ouvert les vannes en la matière, on a vu fleurir pléthore de blogs, de podcast, d’émissions YouTube, et autres formes de publications en ligne, offrant une alternative aux médias traditionnels.

Phénomène qui serait incompréhensible si le public s’était estimé satisfait de la gamme d’opinions que les médias classiques mettaient à sa disposition, s’il y avait une diversité réelle au sein des médias, vous ne seriez pas en train de lire cet article.

Une autre problématique concernant les médias traditionnels, c’est qu’ils tendent à favoriser la propagation des idées fausses. En premier lieu, les journalistes se vautrent assez souvent dans l’impair que Krugman avait résumé par une formule frappante “Interviewer tour à tour un physicien et un partisan de la thèse de la terre plate pour en conclure qu’il y avait une divergence d’opinions concernant la rotondité de la terre”, on peut également citer l’expression proverbiale, “le travail d’un journaliste n’est pas de nous informer qu’untel nous affirme que le soleil brille alors qu’un autre pense qu’il pleut, mais d’ouvrir ses p… de fenêtres pour vérifier s’il pleut, oui ou non”

Vous pouvez vous dire que ce n’est pas bien grave, et penser, à l’instar de John Stuart Mill, que “les opinions erronées et les pratiques douteuses finiront par plier le genoux face aux faits et à l’argumentation”, la problématique, c’est qu’il existe un biais du public en faveur des charlatans.

Mais une problématique plus fondamentale est également en jeu, et elle met en lumière une défaillance majeure du libre marché des idées.

La boucle de feedback positive : Les marchés conventionnels fonctionnent de manière optimale quand il y a une boucle de feedback négative, par exemple, quand une augmentation injustifiée des prix engendre une réduction de la demande, ce qui aboutit à décourager ce genre de pratiques. Mais dans le marché des idées, c’est le mécanisme opposé qui se déploie, celui de la boucle de feedback positive. Les mensonges proférés ne vont pas discréditer leur émetteur, bien au contraire, on peut y avoir recours pour manipuler l’agenda des débats, on peut penser par exemple à la fameuse campagne de propagande des brexiteurs, promettant des économie de 350 millions de £ qu’on pourrait allouer au NHS en cas de sortie de l’union européenne. Ce qui poussa les électeurs à percevoir l’appartenance à l’UE sous l’angle des coûts d’adhésions, un réflexe qui peut devenir l’équivalent intellectuel de la mémoire musculaire, peu importe le nombre de debunk de la fausse promesse…

Comme le pointait Tim Harford :

“Répéter une information fausse, même dans le contexte du debunking de cette information, peut contribuer à la laisser perdurer dans notre mémoire, comme un chewing gum qui collerait à notre chaussure sans que nous en ayons conscience. La destruction des mythes qui empoisonnent le débat public peut fonctionner à court terme, mais sur le plus long terme, les souvenirs de la réfutation deviennent plus flous tandis que le mythe continue de perdurer dans la mémoire. Et c’est compréhensible, puisque c’est le mythe qui est martelé en permanence. Essayer de faire refluer le mensonge par les armes de la critique intellectuelle contribue à en accroitre la résonnance, et renforcer son pouvoir… Il semblerait, hélas, que les faits sont dépourvus de crocs. Essayer de réfuter un mensonge frappant, qui s’imprimera d’autant plus dans la mémoire, en lui opposant un frêle bataillons de faits ennuyeux, cela peut aboutir bien souvent à renforcer le mythe au final…”

On peut compléter ce triste constat par cette autre observation de Harford dans même article. “Une affirmation fausse présentant le caractère de la simplicité remportera toujours la victoire sur un ensemble compliqué de faits, pour la simple et bonne raison qu’elle sera plus simple à comprendre comme à retenir.”

Ce qui ne manque pas de faire écho à la célèbre sentence de Terry Pratchett : “Un mensonge aura parcouru le tour du monde avant que la vérité n’aie terminé de lacer ses chaussures.”

Vérité que Tocqueville n’avait pas manqué d’exprimer en son temps : “Une idée fausse, mais claire et précise, aura toujours plus de puissance dans le monde qu’une idée vraie, mais complexe

De ce point de vue, le marché des idées ne va pas tant filtrer les mensonges mais plutôt en encourager l’essor…

Comme si ce n’était pas suffisant, les médias ont également un biais négatif vis à vis des sciences sociales, qu’il s’agisse de l’économie ou de la sociologie, ils minimiseront les changements graduels mais important, ignoreront la multitude de mécanismes invisibles façonnant notre monde, et s’efforceront de débusquer de l’agentivité humaine (un coupable à blâmer, ou un héros à valoriser), là où il n’y a que de l’émergence

Les défenseurs du capitalisme pourront illustrer la problématique des œillères des médias avec la baisse du taux de pauvreté mondiale, ses adversaires pourront l’illustrer avec la stagnation économique en Occident…

De nouveaux sondages démontrent, jour après jour, que le public est terriblement mal informés, sur de nombreux faits sociaux, une situation qui ne se cantonne pas à la Grande Bretagne. Cela tend à démontrer que les médias ne fournissent pas les services que proclament leurs défenseurs.

Mais un autre problème pointe sa tête hideuse, si on en croit les laudateurs de la liberté de la presse, nos médias forceraient le gouvernement à rendre des comptes, ce n’est guère le cas en pratique, et c’est une triste réalité qui n’a rien de nouveau…

Pratiquement 30 ans plus tôt, Patrick Dunleavy avait fait ce constat :

“La Grande Bretagne forme un cas à part par rapport aux autres pays européens développés avec lesquels on pourrait la comparer, et le comparatif défavorable pourrait même s’étende par rapport à l’ensemble des démocraties libérales existantes, c’est un État qui a une tendance supérieure à la moyenne à mettre en place des politiques nuisibles, à large échelle, alors même que ces erreurs auraient pu être facilement évités”

Ce qui pointe en direction d’un échec constant de la presse pour ce qui est de sa contribution à l’amélioration des politiques gouvernementales.

Suite à ce bilan désastreux, on pourrait donc se demander si le fonctionnement de notre démocratie ne s’améliorerait pas en l’absence des médias de masse. Dans ce monde idéal, les électeurs prendraient leur décision en matière de vote en s’appuyant sur leur connaissances localisées, tandis que l’un des facteurs de corrélations des opinions s’évanouirait… Ce qui nous rapprocherait des conditions nécessaires au déploiement de la sagesse des foules.

On peut donc se poser la question de la mise en œuvre d’une abolition des médias de masses.

Mais il faut cesser de caresser le doux rêve d’un démantèlement de l’empire médiatique des milliardaires, quand bien même on dépècerait ceux de Murdoch et de Bolloré, cela n’aboutirait aucunement à faire basculer la presse du côté gauche du spectre politique, après tout, le système ne manque pas de milliardaires de droite prêts à prendre le relais.

Qui plus est, il ne faut pas oublier que la politique demeure un arbitrage constant entre des valeurs qui ne sont pas toujours compatibles. Peut-être qu’il serait raisonnable de sacrifier une portion de bonne gouvernance pour le maintien de la liberté d’expression, de la même manière que le Brexit a consisté à sacrifier une portion de prospérité pour le peuple britannique en échange du respect de la démocratie.

D’autant plus qu’il ne faut pas faire preuve de naïveté en la matière, en s’imaginant que les restrictions à la liberté de la presse se cantonneraient à Valeurs actuelles, Marianne ou le Figaro côté français, ou le Sun, le Daily Mail et le Telegraph côté britannique. La loi est bien trop souvent une arme pointé en direction des faibles et des populations marginalisées… Restreindre la liberté d’expression aboutirait à réduire au silence les bloggeurs plutôt que le Sun…

Peut-être que nous pourrions laisser faire les forces du marché et de la démographie, après tout, la consommation de la presse papier décline graduellement, et tombe au plus bas du côté des plus jeunes, petit à petit, leur influence décline d’elle même…

Ce qui soulève une possibilité autrement plus intéressante, la mise en place d’un contre-pouvoir.

Il ne faut pas nécessairement penser au protestations voir au sabotage de la presse traditionnelle, ou à l’essor des nouveaux médias. Pensons plutôt à la création d’institutions aptes à la mise en place d’une démocratie délibérative, comme par exemple la mise en place de jury citoyens.

Rappelons d’ailleurs que Hayek défendait, lui aussi, la mise en place de jury citoyens…

Alexandre Delaigue avait admirablement résumé le principe :

“Dans Droit, législation et liberté, prenant acte de la dérive de la démocratie vers le pouvoir des coalitions de groupes de pression, de la dérive du droit ou l’on abandonne la définition de principes généraux pour y préférer la perspective chimérique de résoudre tous les problèmes sociaux à coups de permissions et d’interdictions, il recommandait l’établissement d’une constitution visant à rétablir à la fois le droit et la souveraineté populaire.

Son principe institutionnel reposait sur deux chambres : une première chambre “exécutive”, chargée de l’exercice du pouvoir et fonctionnant en pratique comme les assemblées parlementaires actuelles; et une assemblée “législative” de citoyens pris dans les classes d’âge de 45 à 60 ans (il constatait non sans malice que cela conduirait à rajeunir les assemblées…), nommés pour 15 ans, pris au hasard dans la population (selon la même procédure que pour la désignation des jurys d’assises) et ayant le pouvoir d’imposer son veto à toute législation mise en place par le pouvoir exécutif. Cette assemblée ne peut elle-même pas faire de lois, mais seulement en défaire.

Et finalement, la logique des “jurys citoyens” n’est pas si éloignée de cette idée générale : c’est une façon de mettre en place une procédure de censure, de limitation du pouvoir des élus. Procédure “soviétique et populiste”? mais c’est oublier que le problème des soviets ou des CDR cubains ne vient pas de leur existence, mais du fait que leurs membres sont de fait désignés par le parti et qu’ils n’ont de ce fait jamais exercé le moindre contrôle sur les dirigeants; l’objection s’effondre si leurs membres sont désignés par tirage au sort.

Mandat impératif? Mais ce n’est pas le cas si la procédure permettait aux “jurys” en question d’uniquement censurer des propositions. Les élus proposent, et doivent revoir leur copie si leur proposition est refusée : en quoi est-ce un “mandat impératif”? Méfiance envers les élus? Mais cette méfiance existe déjà, et serait limitée par le sentiment que les élus ne peuvent pas faire n’importe quoi.

Remplacement de la démocratie par le hasard? Mais le hasard est déjà au cœur de nos procédures démocratiques, et pour d’excellentes raisons. Pouvoir accru des technocrates qui pourraient “manipuler” les membres naïfs des jurys? mais cela leur ferait un obstacle de plus à franchir, puisqu’aujourd’hui, ils peuvent se limiter à convaincre les députés (qui sont souvent eux-mêmes des technocrates).”

Tout cela permettrait aux citoyens d’évaluer les problématiques politiques, en se basant sur les compte-rendu d’experts. La délibération politique serait ainsi isolé des pressions de la presse, de la même manière que les juges s’assurent que les journaux n’exercent aucune influence sur les jurés durant les procès criminels. Conception de la politique qui est remarquablement proche de celle de Walter Lippmann

Les libertariens comme les marxistes anticipaient traditionnellement le moment du flétrissement progressif de l’État jusqu’à sa disparition complète… Avec un peu d’éfforts, nous pourrions y assister en ce qui concerne le règne des médias de masse…

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Written by Marie la rêveuse éveillée

Une personne qui s'égare souvent parce qu'elle passe son temps à se chercher...

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