Capitalisme, socialisme et démocratie sur le disque monde IV

Marie la rêveuse éveillée
8 min readAug 5, 2023

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L’article précédent nous avait permis de dresser un portrait plus nuancée des conflits sociaux en jeu, comme des hiérarchies en place dans la cité d’Ankh Morpok.

Il est donc temps de se pencher plus en détail sur la manière dont Pratchett dépeint la réalité crue des injustices.

Nous avions déjà eu l’occasion de voir que Pratchett avait une vision fine, nuancée et extrêmement riche des réalités sociales, à commencer par celle du genre, certains de ses romans constituant d’ailleurs une des meilleure vulgarisation grand public des notions en jeu…

Finesse d’analyse dont il a également fait preuve vis à vis de la pauvreté.

Les riches étaient riches, conclut Vimaire, parce qu’ils parvenaient à dépenser moins d’argent.

Tenez, les bottes, par exemple. Il gagnait 38 piastres par mois, plus indemnités. Une très bonne paire de botte en cuir coûtait 50 piastres. Mais une paire abordable, du genre à tenir une saison ou deux avant de prendre autant l’eau qu’une éponge dès que le carton rendait l’âme, en coûtait à peu près 10.

(…)Mais ce qu’il faut dire, c’est que de bonnes bottes duraient des années et des années. L’acheteur en mesure de débourser 50 piastres pour une paire de bottes gardait ses pieds au sec au moins dix ans, alors que le miséreux qui ne pouvait s’offrir que des bottes bon marché dépensait 100 piastres dans le même laps de temps, et se retrouvait quand même les pieds mouillés.

C’était la théorie “bottière” de l’injustice socio-économique du capitaine Samuel Vimaire.”

Un des passages les plus célèbres de l’oeuvre de Pterry, et pour d’excellentes raisons au vu de la pertinence comprimés dans ses quelques paragraphes.

On ne manquera pas de renvoyer au travail de vulgarisation du sociologue Denis Colombi, fin lecteur de Pratchett lui même, qui a pris la peine de mobiliser sa discipline pour étayer les réflexions du capitaine Vimaire.

Mais Vimaire est loin d’être le seul observateur lucide à arpenter les rues d’Ankh Morpork, le journaliste Guillaume des Mots a aussi des choses à nous dire.

“Nous avons toujours bénéficié de privilèges, vous savez. Par privilèges, entendez “lois particulières”. C’est exactement ce que ça veut dire. Il est convaincu que les lois ordinaires ne s’appliquent pas à lui. Ils ne croient pas vraiment qu’elles puissent le toucher, et si le cas se produit, il crie un bon coup jusqu’à ce qu’elles lui fichent la paix.”

Guillaume comparera également le monde à un bar, la différence se faisant entre ceux qui sont dépourvus de verres, ou disposent d’un verre vide, et ceux qui disposent d’une armée de serviteurs à proximité, sur le qui-vive, pour s’assurer que le verre de leur maitre demeure en permanence plein.

Qu’il s’agisse des héritiers de l’ancienne aristocratie, des nouvelles élites capitalistes comme Jean Sylvère, des guildes solidement installés sur leurs acquis, ou de la jonction incestueuse entre les anciennes élites et les nouvelles comme la famille Prodigue, propriétaires de la principale Banque de la cité, sur le plateau de Monopoly que constitue Ankh Morphork, miroir d’une société capitaliste, tout les joueurs ne sont pas sur un pied d’égalité, certains usent et surtout abusent de leurs avantages, non seulement pour prendre de l’avance, mais surtout pour écraser les autres joueurs, que la situation de naissance avaient affligés d’un handicap.

La sympathie smithienne ne peut même plus servir de contrepoids efficace dans cette grande société puisque, nous l’avons vu dans les deux premiers articles, les affinités émotionnelles se contracteront autour des micro-communautés auquel chacun s’identifie, qu’elles soient formés par les classes sociales, les ethnies, ou la famille.

Pratchett nous en offrira d’ailleurs la plus terrible des illustration.

L’une des tentatives de coup d’état des ancienne élites contre le seigneur Vétérini fera des dommages collatéraux, une grand mère et un nouveau né, parmi les familles les plus précaires de la ville, seront victimes d’empoisonnement, un accident qui s’expliquera en grande partie par leur conditions sociales.

Lorsque les agents du guet rappelleront cet état de fait à l’assassin involontaire, lui révélant qu’il a provoqué la mort d’une vieillarde et d’un enfant en bas âge, sa réponse sera un chef d’œuvre d’inhumanité d’autant plus terrifiant qu’il jaillira spontanément, d’une manière qu’on pourrait qualifier de candide.

“S’agissait-il de personnes importantes?”

La cité d’Ankh Morpork a beau être un havre d’ingéniosité et d’opportunité pour ceux qui font preuve d’initiative, et un El Dorado pour les immigrants venu trouver une terre d’accueil, Pratchett ne va jamais cesser de nous rappeler l’envers plus sombre, avec une injustice qui suinte de toute part, et des élites constamment sur le qui-vive pour sauvegarder leur privilèges, les étendre, ou déposséder ceux qui n’ont pratiquement rien du peu qu’il leur reste…

Ce n’est pas pour autant qu’il faudra compter sur le père du disque-monde pour nous vendre et nous broder une image romantique de la révolution comme du grand soir qui balaiera l’oppression.

“Il y avait bel et bien des conspirateurs, aucun doute là-dessus. Certains étaient des gens ordinaires qui en avaient assez. D’autres des jeunes sans argent qui contestaient un monde entre les mains de vieux richards. D’autres étaient dans le coup pour avoir des filles. Et d’autres encore des imbéciles aussi cinglés que Swing, qui partageaient sa vision rigide et irréelle du monde, qui se rangeaient dans le camp de ce qu’ils appelaient “le peuple”.

Vimaire avait passé son existence dans les rues, il y avait croisé de braves citoyens, des idiots, des vauriens prêts à voler un sou à un mendiant aveugle, des gens qui accomplissaient tous les jours des miracles en silence ou commettaient des crimes abominables derrière les fenêtre crasseuse de leur petite maison, mais il n’avait jamais croisé le Peuple.

Ceux qui se rangeaient dans le camp du Peuple finissaient toujours par être déçus, de toute manière. Ils trouvaient que le peuple était rarement reconnaissant, élogieux, prévoyant ou obéissant.

Le peuple était souvent étroit d’esprit, conservateur, pas très malin et même méfiant envers l’intelligence.

Les enfants de la révolution étaient ainsi confrontés au problème ancestral : on n’avait pas le mauvais type de gouvernement, c’est évident, on avait le mauvais type de peuple.”

Que ce soit dans Ronde de nuit ou Les tribulations d’un mage en Aurient, Pterry se livrera à une déconstruction acide de la figure des révolutionnaires, au mieux des naïfs coupés de la réalité, et plus particulièrement du quotidien et des intérêts concrets de ce Peuple dont ils s’imaginent les représentants, naïfs qui finiront toujours par être les pions des puissants qui, sous la surface du changement de régime qu’ils auront sciemment provoqué, demeureront bel et bien en place.

A travers les lunettes de Pratchett, la révolution est surtout un théâtre plein de bruits et de fureur, qui dissimule avant tout les coulisses de la société qui demeurent bien à l’abri derrière.

C’est de la fantasy que nous écrit Pratchett, non pas de la littérature utopique, Ankh Morpork n’a rien d’une cité idéale, même si elle est ouverte à une forme de progrès graduelle (on le voit à travers l’intégrations progressive des minorités au tissu socio-économique de la ville, à la décomposition des préjugés qui les dressent les unes contre les autres, et à la sécurité grandissante qui en résulte pour les individus qui les composent), et même si elle constitue un havre d’une certaine liberté (qui sera souligné de manière indirecte par le contraste qu’offrira l’Empire Agathéen ou le Jholimome, avec la soumission intériorisé de ses citoyens qui n’ont même plus besoin de fouets pour être réduit en servitude, et croupisse d’eux même dans les cellules alors même qu’elles sont dépourvue de verrous).

Il y a cependant une certaine limite à la fantasy de Pratchett, s’il nous dépeint une société libre, à défaut d’être idéal, il tend bien souvent à rester dans le flou concernant les coût sociaux de cette liberté.

Nous avons moult plaisanteries sur la qualité douteuse de l’air dans la Cité comme de la toxicité du fleuve, du manque d’hygiène flagrant de Planteur comme du commerçant lambda, mais au final, aucune réglementation n’est implanté pour y mettre le holà, et surtout, nous ne voyons pas de personnes victimes de cette pollution comme de cette absence de normes en matière de sécurité des citoyens comme des consommateurs.

La misère nous est régulièrement dépeinte, mais l’horreur demeure quand même atténuée, pas d’Etat providence au sein d’Ankh Morpork, tout au plus voyons nous des mentions de la charité privée (comme par exemple au sein du guet, où les policiers se mutualise pour indemniser les veuves et orphelins de collègue) comme si cela pouvait suffire à constituer un filet de sécurité.

C’est peut être le revers négatif de la médaille, les pauvres, chez Pratchett sont dépeint comme débrouillards, entreprenants, motivés, et capables de coopérations comme de solidarité (la guilde des mendiants, et encore en dessous, la joyeuse bande de Ron l’infect…) comme si tout était une question d’initiative personnelle, et qu’on pouvait toujours s’en sortir d’une manière ou d’une autre, que ce soit au niveau individuel comme au niveau de la société dans son ensemble.

Dans son exploration fascinante des mécanismes monétaires, Pratchett nous mentionne bien les paniques bancaires, des phénomènes qui ont accouchés de crises économiques intense dans notre monde bien rond, mais qui semblent des désagréments mineurs sur le disque…

Aucune mention n’est fait de la mise en place d’une assurance publique des dépôts, ou au moins d’une régulation en matière de la quantité de réserves fractionnaires conservés par les établissements, les mécanismes qui ont pourtant limités des risques économiques majeurs dans notre réalité.

La pauvreté, dans Ankh Morpork est le plus souvent dépeinte comme un challenge à surmonter, rarement comme une barrière infranchissable à l’épanouissement, la cité déborde de petites gens qui parviennent à se sortir de leur misère par leurs propres efforts, leurs talents ou leur ingéniosité.

Trévor Probable trouve le succès par sa maitrise du ballon r… em, de la boite de conserve, Monsieur Daingue parvient à se faire accepter via la ribambelles de compétences et de connaissances qu’il a durement acquise, Eskarina parvient à devenir la première mage du Disque Monde via la reconnaissance de ses talents par le vieux patriarcat des sorciers, quant aux golems, ils s’extirpent de leurs servitudes millénaires à travers les fruits de leurs propres labeurs, en rachetant leur propre liberté.

Au sein d’Ankh Morpork, tout le monde semble disposer d’opportunités illimités plutôt que d’un éventail restreint, nous n’avons guère l’impression que la liberté d’une personne peut se retrouver limité de par les circonstances sociales et économiques où le hasard d’une naissance l’a plongé.

On ne peut pas tout à fait qualifier Pratchett de libertariens, nous l’avons vu dans les articles précédents, néanmoins, s’il admet, via le patricien, qu’il est parfois nécessaire de limiter la liberté pour mieux la rendre possible, cette liberté qu’on limite, c’est seulement celle de s’en prendre aux autres.

Nous ne verrons pas de justification à une intrusion sur la liberté individuelle pour défendre les gens contre les conséquences malheureuses de leur choix ou pour porter assistance à ceux qui devraient s’aider soi même en premier lieu…

Et si Pratchett comme Veterini font preuve d’une certaine malice bienveillante vis à vis de la démocratie, dans la réalité, nous ne pouvons pas jouer à la loterie du pouvoir en espérant que ça soit un despote éclairé comme le patricien qui dispose de l’unique voix qui compte.

Au final, il y a bel et bien une dimension libertarienne dans le monde imaginaire de Pterry, qui sans être une utopie, demeure bel et bien une fantasy, avec ce que ça comprend en terme d’illusion, une croyance qu’on désirerait être réelle, mais n’est ce pas le rôle de la fiction après tout?

Mais plutôt que de fiction, on pourrait peut-être parler d’idéal?

C’est un idéal que nous fait miroiter Pratchett, une défense de la liberté individuelle comme de la diversité, de l’ingéniosité et de l’initiative.

Dans notre monde réel, cette liberté entraîne aussi des coûts, raison pour laquelle il nous faut faire des compromis, cela ne signifie pas pour autant qu’il faille renoncer pour de bon à la liberté, après tout, Pterry, mieux que personne, nous en a montré la valeur comme la richesse.

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Written by Marie la rêveuse éveillée

Une personne qui s'égare souvent parce qu'elle passe son temps à se chercher...

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