Charnel house of Europe : The Shoah

Marie la rêveuse éveillée
21 min readMay 3, 2023

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Ebauche de réflexion autour d’un des suppléments les plus controversés de l’histoire du jeu de rôle sur table

Confession nocturne, il y a un supplément de jeu de rôle qui traine dans ma bibliothèque depuis quelques années, et que je ne parviens pas à lire…même si j’essaie de passer outre.

Un supplément à la réputation aussi légendaire que sulfureuse dans le milieu du JDR… Et pour cause puisqu’il s’intitule… Charnel Houses of Europe : The Shoah…

Pour les non anglophone, puisque le supplément en question n’a jamais été traduit en français à ce qu’il me semble… Les charniers de l’Europe : La Shoah…

Oui, les Edgelord de chez White Wolf avaient eu le culot de publier un supplément de jeu de rôle, à savoir une activité ludique, prenant comme base la plus grande horreur du XXéme siècle…

De quoi faut-il s’étonner? Les mêmes nous avait sorti avec une candeur qui fait froid dans le dos un supplément pour incarner des Romanichels…

Ils l’avaient fait en toute innocence… Pensant rendre hommage au vieux mythe du gitan qui vous colle le mauvais œil dans les films d’horreur…sans réaliser que dans le monde réel, être gitan, ce n’était pas participer à une partie de jeu de rôle grandeur nature…

Un supplément qu’ils ont retiré des bacs au plus vite, suite au scandale, et c’était bien avant l’avènement de la “cancel culture” que VOUS déplorez tant…

Et pourtant, ils ont remis le couvert en créant un supplément nous invitant à “jouer” le rôle du déporté… faisant de la souffrance d’un peuple une fantaisie de goyim…

Est-ce qu’ils avaient été incapable de retenir la leçon? Et bien, peut-être que si… Si, ils l’ont retenu, puisqu’ils ont confié la direction artistique du supplément…à une fille de déporté…

Passé le choc du titre, on jette un coup d’œil atterré à la quatrième de couverture, et on tombe sur ces deux phrases… “Because the story must be told” et “Never Again”.

Là encore, pour les non anglophones… “Parce que cette Histoire doit être raconté…” et “Plus Jamais ca.”

Deux phrases qui suffisent à briser net notre indignation, ceux qui ont rédigés ça ne l’ont pas fait pour s’amuser, ni pour nous offrir une distraction…

Et l’introduction rédigé par Janet Berliner poursuivra sur la lancée. Elle s’intitulera “Mi Yagid Labanim : Qui le dira aux enfants?”

Qu’on dise ce qu’on veut sur White Wold, mais on ne pourra pas les accuser de ne pas avoir donné la parole, ou plutôt un espace de parole pour les concerné(e)s…

L’auteure n’est visiblement pas une passionnée de JDR pour ce que je peux en saisir à travers ces quelques pages, elle n’était pas du milieu, c’est le milieu qui l’a sollicité…et elle a répondu à l’appel…

Parce que comme elle le confiera elle-même, derrière l’appel d’une maison d’édition de jeu de rôle, elle a senti un Appel bien plus impérieux…celui du Devoir de mémoire…

Qui prenait la forme d’une question toute simple… Comment raconter son histoire, celle de ses parents et de ses grands-parents aux nouvelles génération?

Comment les convaincre de s’y intéresser? Comment les convaincre qu’ielles sont (encore et toujours) concerné(e)s par ce passé qui s’éloigne un peu plus, chaque jour, dans la Nuit et le Brouillard?

Est-ce que tout n’avait pas été écrit à ce sujet? Et la réponse était non… car c’est justement la tragédie du Devoir de mémoire… On n’en a jamais fini avec lui… Il faut le maintenir, et le réinventer…

On ne peut pas se contenter de pousser les jeunes à lire les témoignages des survivants qui seront de toute manière condamnés à s’éteindre un jour, contrairement aux chandelles du mémorial de Yad Vashem…

Ces chandelles que l’auteure nous décrit, en regrettant de ne pas nous trainer jusqu’au mémorial en question pour les contempler nous-mêmes…

Cinq chandelles allumées et renouvelés en permanence qui, par un jeu de miroir déployé autour, se démultiplie en une galaxie de centaines de milliers de flammes moribondes…

Un mémorial dédié à entretenir la mémoire d’un millions et de demie d’enfants, ceux qui ont été consumés par l’Holocauste… 1 500 000 enfants, nous répétera l’auteure, pour nous marteler son ampleur…

Comme le disait si bien un autre monstre “La mort d’une personne est une tragédie, la mort d’un million, une statistique.” Et de fait à ce niveau là, on ne peut plus vraiment réaliser, ni imaginer…on ne peut qu’entrevoir…

Combien de stade de football faudra-t-il déployer pour offrir un siège à chacun de ses fantômes? Et à ce stade, notre imagination, ne peut plus suivre, il se dissolve dans une foule toute conceptuelle et indifférencié avant même qu’on atteigne le cap des 1000…

Non, on ne peut pas s’émouvoir, réellement s’émouvoir de la mort de 1 500 000 enfants, on ne peut en saisir qu’une fraction… juste quelques uns… La Shoah est une horreur incommensurable dont on ne peut recueillir à notre niveau que des fragments..

On a confié, d’une certaine manière, un de ces fragments à l’enfant que j’ai été, lorsqu’en classe de sixième on m’a demandé de lire Mon ami Fréderic…

Et de facto, ce que je retiendrais de la Shoah, ce que j’ai réellement retenu… Ce n’est pas ce qu’on m’a enseigné dans les cours d’histoires…

Ce sont des petites choses comme…pour n’en retenir que quelques unes… Ce passage de Si c’est un homme de Primo Levi… quand il décrit la prière enfiévré d’un de ses compagnons qui remercie Dieu de ne pas avoir été retenu dans la sélection vers les chambres à gaz

Un pauvre hère qui ne se rends même plus compte qu’il remercie Dieu qu’un autre a été choisi à sa place pour finir au four crématoire… Primo Levi aura ses mots très simple… “Si j’étais Dieu, sa prière je la cracherais par terre.”

Même si bien évidemment, pour Primo Levi, il ne pouvait y avoir Dieu puisqu’il y a eu Auschwitz…

Et pour moi, la Shoah, c’était aussi, Mauss de Art Spiegelman qui était au CDI du collège, à disposition des petit(e) curieux/curieuse…

Pour celleux qui ne connaitrait pas, un comic books où Art Spiegelman raconte l’histoire de Vladek, son père, déporté à Auschwitz…

Un père qui aura ces mots terribles à l’égard du petit Art, âgé de moins de dix ans, venu pleurnicher parce que ses amis l’avait abandonné…

“Ah, les amis… si on vous enfermait une semaine dans une pièce, avec presque rien à manger…tu verrais ce que c’est…les amis…”

Mais pour moi, Mauss ça restera cette image là encore terrible, en dessous d’un euphémisme inconcevable… “Et c’est là que mes ennuis ont commencé”, juste au dessus d’une image montrant les hurlements d’agonie des damnés tandis qu’ils se consumaient dans la même fosse crématoire

Oui, fosse et non pas four, puisqu’à la fin, la “production” ne pouvait plus suivre, les nazis ne prenaient même plus la peine de gazer leur victime, ni même de les tuer avant de les incinérer…

On jetait donc les vivants et les morts dans la même fosse commune avant de les arroser mutuellement d’essence et de mettre le feu…

Des images qu’on voudrait oublier… des images qu’on ne peut pas oublier… ces images qu’on ne DOIT pas oublier… “Parce que l’Histoire doit être racontée” pour qu’il n’y ait “Plus Jamais Ca.”

Une histoire qu’il faut raconter à nouveau, encore et encore et encore… une histoire “qu’il faut dire aux enfants”… Mais qu’on ne peut pas se contenter de leur faire bachoter, non il faut leur faire vivre cette tragédie qui a été celle d’un peuple…

C’est pour prendre ce relais que Spiegelman a dessiné… en présentant cette Histoire sous une nouvelle forme qui parlerait aux plus jeunes qui n’avaient rien connu de ça, parce que leurs parents eux même ne l’avaient pas connu…

Il faut passer le flambeau…pour que d’autres le fassent à leur tour… Raconter encore et encore… Janet Berliner compare ça aux fonctions corporelles, jour après jour, il faut évacuer les boyaux de la mémoire, parce qu’on ne sera jamais propre pour de bon…

Art Spiegelman l’a fait… Il a raconté l’histoire du survivant, y compris la manière dont il s’est éteint, la manière dont cette flamme s’est éteint… Et il l’a fait à travers un médium qu’on ne considérait pas suffisamment “sérieux” pour ce genre de chose…

Est-ce que le jeu de rôle peut être un médium approprié, lui aussi? Et le terme médium est définitivement approprié puisqu’on parle de donner la parole aux fantômes…

Est-ce que le jeu de rôle peut être un médium approprié, lui aussi? Et médium est définitivement approprié puisqu’on parle de donner la parole aux fantômes…

Pour la simple et bonne raison que, comme le disait mon père, “Ces jeunes, ont leur fait jouer à des jeux où quand il meurt, il leur suffit d’appuyer sur un bouton pour ressusciter, comment voulez-vous qu’ils prennent la mort au sérieux après ça?”

Et de fait, dans la vie réelle, on ne peut pas appuyer sur un bouton… Le millions et demie d’enfants évoqué par Janet Berliner, ils ne se relèveront pas pour recommencer la partie…

Il n’y a pas de Save&Load ds la vie réelle… On doit traîner les conséquences de nos actes comme une meule autour du cou jusqu’à notre mort, en tant qu’individu ou en tant que société…

Mais en tant que société, nous avons le DEVOIR d’entretenir notre meule pour la passer aux générations suivantes, quoiqu’en disent certains cancrelats…

Et il se trouve que…dans le Jeu de rôle…Il n’y a pas de fonction Save and Load non plus… quand votre personnage a fait une erreur, ou pire une faute, il devra continuer à jouer ds un monde où elle a eu lieu…

Une partie de jeu de rôle est une œuvre d’art éphémères, à l’instar des films, elle n’a lieu que dans son déroulé, mais elle n’est pas fixé sur un support permanent…

Si la pellicule peut capturer des fantômes, une partie de jeu de rôle, par nature, n’est pas faite pour être conservé, le scénario peut être conservé, ce qu’en ont fait les joueuses? Cela ne restera que dans la mémoire…

Une image commence à se dessiner… Peut-être que le jeu de rôle est approprié au final… il n’a pas les limitations du jeu vidéo en terme de résonnance ludo-narrative (puisqu’il n’y a pas de sauvegarde) tout en offrant les possibilités d’immersions du jeu vidéo…

On le dit souvent concernant l’horreur, les jeux vidéo auront une longueur d’avance concernant les films, puisqu’on ne joue plus le rôle du spectateur, non, on devient la victime potentielle…

Ne serait-il pas judicieux et surtout justifié d’utiliser cet avantage pour raconter l’Horreur par excellence? Une horreur bien réelle, qui n’a été que trop réelle, et pour cette raison même, qui doit être évoqué encore et encore…

Une interrogations d’autant plus impérieuse puisque si les films sont éternels, leur support de conservation ne le sont pas… à l’échelle de la grande histoire, il seront dispersés aux quatre vents comme de la poussière…ou les cendres qui se sont échappés des cheminées d’Auschwitz… des cendres qui ont été des êtres humains…

Il faut d’autant plus se rappeler que parmi les films en question figure des œuvres comme la liste de Schindler…

La pellicule disparaîtra à son tour avec les fantômes qui y ont été capturés… alors peut-être qu’il nous faudrait devenir de nouveaux médium, prêt à faire tourner les tables, pour faire parler ces fantômes à nouveau…

Mais est ce qu’une goyim est en droit de “jouer” le rôle d’une juive? Fût-ce pour un motif aussi noble que celui là? Eh bien c’est une question qui nécessitera un nouveau thread… et je n’en ait pas fini avec la préface de Janet Berliner…

Le Devoir de mémoire à travers le jeu de rôle

Allez, poursuivons mes réflexions naïves sur le Devoir de mémoire… Un sujet définitivement plus vaste que tout ce que je pouvais m’imaginer…

En parlant de réflexions, et de questions naïve, il y en a une toute bête, et même indécente, qui flotte quand on fait face à cet Impératif qui s’impose à nous…

Pourquoi? A quoi bon? J’ai quitté l’Eglise depuis belle lurette, mais une partie de moi restera catholique jusqu’à ma mort, même athée… et cette part de moi se rappelle de la terrible sentence du Christ “Il faut laisser les morts enterrer leurs morts.”

Nietzsche, mort avant que des charognards ne se perche sur son héritage avait même donné un spin terrible à la sentence en question, quand il avait dénoncé ceux qui faisait tout pour qu’on laisse les morts enterrer les vivants…

Et à ce moment là… On se rappelle de la scène finale de la Liste de Schindler… l’un de ces moments où le cinéma cesse d’être du cinéma pour devenir quelque chose d’infiniment plus grand…

Pour ceux qui n’auraient pas vu, ou auraient oublié… c’est le moment où la “fiction” prend fin, et par fiction, j’entends le travail intense fournit par le réalisateur et les acteurs pour ancrer une histoire vraie dans la conscience des spectateurs…

On peut mentir en disant la stricte vérité, oui, on le voit encore trop souvent, mais on peut aussi nous faire éprouver les réalités les plus profondes à travers des mensonges…

Comme le rappelait Neil Gaiman, les écrivains reste des menteurs, et les réalisateurs d’éternels illusionniste…

Mais à la fin de La liste de Schindler, la fiction choisit de s’effacer timidement et dignement devant la réalité qu’elle a essayé de figurer… Le noir et blanc laisse la place à la couleur, le cinéma au documentaire, et les acteurs de cinéma aux acteurs de l’Histoire…

Les fantômes du passé laissent le devant de la scène aux (sur)vivants, ceux que Schindler avait sauvé de la chambre à gaz, mais aussi leur enfants et petits enfants, toute une foule dont les membres viendront, à tour de rôle, se recueillir devant la tombe du défunt et déposer un caillou sur sa surface…

Une tradition que j’ai eu l’occasion de voir se déployer, lors de ma visite de Prague, quand je suis allé contempler la tombe de Kafka, et que j’ai croisé des juifs américains (?) déposer des petits cailloux sur sa stèle…

Pour le peu que j’en sais, il n’y a pas vraiment de consensus sur l’origine de cette tradition… mais celle que je préfère a été donné par auteure juive dans une de ses fanfiction… quand un personnage explique qu’il s’agit simplement de l’acte le plus altruiste qui soit…

Enterrer un mort, c’est apporter son assistance à quelqu’un qui ne pourra, par définition, rien vous offrir en retour…même pas un remerciement…

Et la dépose du caillou, ce serait simplement, la reprise symbolique de ce don qu’on offre aux disparus sans rien espérer en retour de leur part, parce que c’est simplement la chose à faire…

Une explication comme une autre, et il est possible que j’ai compris de travers les propos de l’auteure en mélangeant deux traditions différentes, pensant qu’elle parlait de l’une alors qu’elle évoquait l’autre…

Mais je pense que c’est celle que je préfère… Dans cette perspective, ce n’est pas aux morts d’enterrer leurs morts… c’est définitivement aux vivants de le faire, et de continuer à le faire…

Je vais quelque peu m’écarter de la question de la Shoah, tout en restant sur la question du devoir de mémoire… En évoquant ma première rencontre avec la question de la transidentité…

Ma première rencontre marquante s’entend… et c’était la lecture de Game of you, le volume 5 de Sandman par Neil Gaiman, comme d’habitude avec Neil, un don qui ne cesse de donner, une histoire dans l’histoire qui déborde de tant de richesse qu’elles vous filent entre les doigts…

…mais quand tout se décante, c’est toujours la même scène qui revient à la surface, celle de l’enterrement d’une personne transgenre reniée par sa propre famille…

Bien évidemment, c’est le nom d’ “un” mort qu’ils mettront sur la stèle, son deadname, bien évidemment, ils auront soigneusement coupé les longs cheveux de leur “fils”…et pour ajouter l’insulte à l’injure inscriront “Qui sème le vent, récolte la tempête” en dessous du nom du défunt… un défunt fauché par une tempête… Les vivants jouant les ventriloque avec Dieu comme la nature pour qu’ils partagent leur condamnation du déviant…

Mais à la toute fin, suite à cette parodie macabre d’obsèques, une personne viendra sobrement se recueillir devant cette tombe suite au départ de la foule… Quelqu’un qui avait connu et réellement reconnue la défunte…

Et qui se contentera de sortir son propre tube de rouge à lèvre pour barrer un nom dont l’ancienne propriétaire ne voulait plus, et le remplacer par celui qu’elle aurait voulu avoir…

Un geste simple, gratuit, et éphémère, la pluie effacera cet hommage posthume… avec le temps, et quand les mémoires se seront effacés, la défunte sera condamnées pour l’éternité à demeurer celui que les autres ont voulu qu’elle soit…

Et de ce fait, la malheureuse sera pratiquement tué une seconde fois par celleux qui lui avait donné la vie… Lors de ma lecture du Procès, je me suis souvent demandé ce que Kafka voulait nous faire entendre avec la toute dernière phrase…

Celle qui suit l’exécution de K dans une ruelle… « Comme un chien ! dit-il. C’était comme si la honte dût lui survivre »

Une phrase que je n’ai pas compris, ou à tout le moins qui a fait sens pour moi qd j’ai compris quelque chose ou plutôt quelqu’un… et quand j’ai repensé à Game of you…et quand je repense à toutes celleux dont le placard a fini par devenir la prison comme le tombeau… Devant combien de tombes de ce genre sommes nous passés sans le savoir? Combien de noms ont été effacés de l’histoire…

Les noms, un de mes profs au lycée m’avait dit qu’il existait un mémorial en Israël… où les gardiens du passé se relayait en permanence pour lire à voix haute les noms des millions de victimes, à tout le moins les noms qui ont pu être recueilli…

Maintenir présent, dans la mémoire des vivants, les noms qu’une barbarie sans nom a voulu effacer de l’Histoire avec leurs propriétaires… Je ne sais pas si ce mémorial existe, je confesse mon existence en la matière…

On a reproché à Neil Gaiman d’avoir donné la parole à une personne transgenre pour la tuer aussitôt, la faisant disparaître de la scène de peur qu’elle s’y attarde trop longtemps…

Mais je ne sais pas.. est-ce que l’histoire de Wanda m’aurait marqué autant s’il n’y avait pas eu cette abjection ultime de l’enterrement qui nous faisait comprendre plus que tout autre chose ce que pouvait être la transphobie?

M’aurait-elle autant marqué s’il n’y avait pas eu ce geste gratuit, sans conséquence ou presque, la profanation de cette tombe par une amie de la défunte… profanation qui était infiniment plus respectueuse que la pantomime de la famille supposée de cette défunte…

Un geste qui ne fera aucune différence à terme, mais aura fait toute le différence du monde l’espace d’un instant…

On peut blesser, injurier et même tuer les morts…mais on peut aussi…leur rendre hommage, et de ce fait, leur apporter quelque chose alors même qu’ils ne sont plus là pour le recevoir…

J’ai commencé par parler de la Shoah, et je m’attarde sur toute autre chose, même si de mon point de vue, on parle de la même chose. Notre souffrance n’est pas commensurables avec celle des descendant(e)s d’Abraham, mais pourtant, je ne peux m’empêcher… d’éprouver une affinité

Enfin bref, concluons ce thread avec un autre enterrement… Celui de Chiune Sugihara, le “Schindler japonais.”

Un enterrement qui aurait pu être sans modeste et sans fanfare… mais à la grande surprise des voisins du brave homme, et sans qu’ielles en comprennent la raison, l’ambassadeur d’Israël au Japon s’est déplacé en personne pour assister aux obsèques.

Les voisins ne savaient au fond pas grand chose de cet homme, mais Israél n’avait pas oublié et n’oubliera pas le consul qui avait passé des nuits blanches à rédiger des visas pour les distribuer aux juifs… des documents qui leur donnait la possibilité et le droit de (sur)vivre

Car le devoir de mémoire, c’est se rappeler de ce que l’homme fait à l’homme, oui, mais ce n’est pas seulement la mémoire de l’abject… Israël veille sur le souvenir de ses disparus mais aussi à la mémoire des justes parmi les nations…

Pour qu’il n’y ait “Plus jamais ça”, oui, mais aussi…pour se rappeler qu’on pouvait et qu’on peut faire quelque chose quand ça survient…

Peut-on avoir recours à la fiction interactive pour explorer l’inquiétante banalité du mal?

Il est peut-être temps d’essayer de conclure les réflexions suscitées par Charnel Houses of Europe : The Shoah…

Peut-on faire d’une activité ludique le support du Devoir de mémoire? Une goyim est-elle en droit d’endosser l’uniforme d’une déportée et de tenter de s’approprier les souffrances d’un peuple qui n’est pas le sien?

Avant d’aborder cette question des plus délicate, il ne serait peut-être pas inutile d’expliciter la nature exacte de la proposition ludique et les clauses du “contrat social” que nous a proposé White Wolf dans ce supplément…

En premier lieu, il s’agit d’un supplément, il ne flotte donc pas dans le néant mais s’inscrit dans un univers plus large qui lui préexiste, celui de Wraith the oblivion.

Une région bien particulière de l’Ancien Monde des ténèbres puisqu’elle invite les joueuses à endosser le rôle d’âmes en peine errant entre le monde des vivants et celui des morts…

Une vision de l’au-delà particulièrement mélancolique et désabusé. La mort n’est pas le point final de notre existence, mais il n’y a littéralement rien après la mort… Un désert de cendres peuplé de fantôme qui n’est pas sans évoquer le monde de Monsieur Mardi Gras des cendres

Une forme de purgatoire qui ne débouche sur aucun paradis, un antichambre à un au-delà dont les portes semble bel et bien closes, au point qu’on commence à se demander s’il existe un autre monde par delà…

Un univers de bric et de broc où les fragments du passé forme autant de détritus flottant au dessus du néant…le négatif décrépi d’une photographie du monde des vivants..

C’est un camps de migrants à ciel ouvert au cours d’un éternel transit qui n’en finit pas, et où les exilés qui le peuplent doivent endurer le joug d’un régime totalitaire, corrompue et esclavagiste…

Les âmes en peine (wraith) sont exilées dans cette Outremonde, mais il reste encore quelques fragments de leur vie passé qui les rattachent au monde des vivants, les Entraves…

Des Entraves qui enchainent les infortunées à leur vie passé, mais aussi des ancres qui leur évitent de dériver pour de bon dans le néant… Les entraves peuvent prendre la forme d’un souvenir oublié qu’on a laissé derrière-soi, dans le monde qu’on vient de quitter, ou celle d’un proche qui n’attend ou n’attend plus votre retour, un proche qui peut tout aussi bien être une amie, une amante, un enfant, un parent ou le meurtrier qui vs a exilé dans cet enfer, un meurtrier qui a échappé à la justice des vivants mais pas celle des morts…

Wraith the oblivions est un paradoxe (mort-)vivant, c’est à la fois le cadre le plus sombre façonnée par White Wolf, mais il est aussi décrit comme leur jeu le plus optimiste…

Wraith a quelque chose en commun avec les autre setting qui compose l’ancien Monde des ténébres… Il n’y a aucun espoir de salut ou de progrès quand on se place à l’échelle du monde ou de la société, qui prennent tout leur temps pour pousser un éternel râle d’agonie…

En revanche, c’est le seul jeu qui offre un espoir de salut aux personnages incarnés par les joueur, un salut qui prend la forme de l’ascension, ce moment où le personnage s’est libéré des regrets et des promesses non tenue qui l’enchaine à une vie qu’il ne peut plus vivre

Une ascension à la nature volontairement ambigu, on sait que l’âme en peine s’évade enfin quelque part… Est-ce vers un monde meilleur? Va-t-elle se dissoudre dans un néant qui prendra la forme du Nirvana?

Rappelons que Nirvana signifie littéralement extinction, quand la chandelle est soufflée, sa flamme part dans le Nirvana… un Néant qui n’est pas vu comme un gouffre mais un éternel repos…

Il n’est pas difficile de comprendre comment cet univers pouvait former un cadre approprié à un jeu de rôle prenant pour thème la Shoah.

Et cela permet aux Auteur(e)s de s’imposer quelques garde-fou… Ielles le disent clairement, si vous souhaitez vous évader en imaginant un monde où l’horreur absolu aurait pu être avortée in extremis, ce n’est pas celui qu’ielles vous proposent d’arpenter…

La Shoah a déjà eu lieu, et rien ni personne ne pourra changer ça, c’est un jeu sur ses conséquences, aussi bien pour les vivants que les morts…

Si on offre un rôle au joueuses, ce n’est pas celui d’héroïnes, mais celui d’âme en peine continuant à hanter les (sur)vivants… des âmes en peine prisonnière d’un cauchemar dont les vivants se sont éveillés, pas les mortes…

Deuxième garde-fou, aucune racines surnaturelles ne se dissimulent derrière l’ascension du IIIéme Reich et des horreurs qu’il a couvé… Nul vampire, spectre ou mage ne se dissimulait dans l’ombre du Führer à tirer ses ficelles…

L’inhumanité de l’homme envers l’homme…elle n’a pas d’autre source que l’homme lui même… Oui, les juif/juives sont bel et bien des hommes et des femmes, mais c’est aussi le cas de leurs bourreaux qui n’ont de compte à rendre qu’à eux-mêmes…

Dernier garde-fou, rien ne distingue la Shoah du monde des ténèbres de celle qui s’est déroulé dans notre monde, la fiction portera sur les conséquences des faits, pas sur les faits eux-mêmes, qui seront rapportés tels qu’ils se sont déroulés.

Sur la forme, il semble bien qu’il y ait rien à redire… certaines tentations de dérives potentielles sont bel et bien murée d’entrée de jeu, sauf la tentation fondamentale, celle de jouer le jeu…et de prétendre avoir porté l’Etoile jaune…

Il n’y a pas besoin de chercher bien loin pour comprendre en quoi cela peut-être problématique, il suffit de voir la manière dont nos braves antivax se sont affublé(e)s d’Etoile jaune de pacotille pour jouer le rôle de minorités persécutées sous une nouvelle Allemagne nazi

Je ne pense pas qu’il y ait de mots assez durs pour condamner une telle obscénité… Ces comédiens savaient pertinemment que la police française ne viendrait pas les embarquer manu militari pour le parquer dans des trains de la mort dont le terminus serait à Dachau, Auschwitz ou Treblinka… Comment des êtres soit-disant humains ont-ils pu se rendre coupable d’une telle obscénité envers les défunts?

Une question qu’on pourrait bien évidemment poser à propos des monstres qui ont infligés une horreur bien pire à ces mêmes défunts quand ielles peuplaient encore le monde des vivants…

Arendt n’a pas manqué de se poser cette question…et plus particulièrement vis à vis d’Eichmann dans un livre dont le sous-titre est Rapport sur la banalité du mal…

Une formule qui a fait couler beaucoup d’encre en son temps et continue de faire grand bruit… Oui, le mal n’était pas absolu ni exceptionnel du point de vue de Arendt, il était banal et il se manifestait par…l’absence de pensée…

Qu’est ce qu’Arendt entendait exactement par pensée? On pourrait dire qu’il s’agit de la capacité à voir le monde à travers d’autre yeux que les siens…

Similaire à ce que Thomas Nagel qualifiera de point de vue de nulle part… la capacité à se voir à la troisième personne, à se penser et à se juger comme on juge autrui… bref prendre du recul sur ses actes, et du recul vis à vis de soi…

Similaire à ce que John Rawls définira comme le voile d’ignorance, envisager la société en faisant abstraction de la place qu’on y occupera…que ce soit celle d’un homme, d’une femme, d’un adulte, d’un enfant, d’un être humain valide ou d’un(e) handicapé(e)s et bien sûr et entre autres, celle d’une goyim ou d’une juive…

Juger de la société où on aimerait vivre, et en partant du principe qu’on pourrait bien en occuper le bas de l’échelle… en faisant “comme si” on pouvait occuper le bas de cette échelle…Et en conséquence, en s’efforçant d’offrir le maximum de bien être et de dignité à ceux qui occuperaient de fait le bas de cette échelle…

C’est aussi la capacité à s’interroger sur ses actes comme ses pensées… S’interroger comme si un autre le faisait à notre place, dans ce dialogue permanent que forme la pensée… ce dialogue inauguré (symboliquement et mythiquement) par Socrate…

Socrate qui préférait être en désaccord avec les autres qu’avec lui même, et en conséquence, devait endurer la présence de cette ombre qui l’interrogeait sans cesse… La voix de sa conscience…

Bref, la capacité à se voir soi-même comme un autre, et autrui comme soi-même… tout comme une capacité à s’interroger… et c’est de cette capacité qu’Arendt jugeait Eichmann dépourvu…

Il ne pensait pas, il fonctionnait en pilotage automatique, en laissant des clichés penser à sa place…utilisant des mots et des attitudes sans vraiment en comprendre le sens comme la portée…

Il y aurait peut-être un parallèle et une intersection avec la haine au sens philosophique telle que défini par lukeroelofs, dans sa critique dévastatrice du terfisme

A savoir, un refus épistémique de reconnaître (au deux sens du terme), l’humanité, les droits, les revendications d’autrui, et la manière dont ielle se définit… Une haine distinct de la haine au sens psychologique…

Un refus de reconnaître l’humanité de l’autre, refuser le statut de sujet à autrui, mais le réduire à un objet, rejeter sa perception de lui même pour l’enfermer dans ma perception de lui…

Une haine qui n’est pas une émotion, elle n’est pas passive, ne relève pas du pathos (de la pathologie), c’est le fruit d’une décision active…

Est-ce que la haine et l’absence de pensée se recoupe? En tout cas, elles marchent, mains dans la mains, plus souvent qu’à leur tour…

Mais pour en revenir à la pensée, c’est un dialogue, tandis que l’absence de pensée est un monologue… et peut-être même moins que ça, celui qui ne pense pas n’est même pas en mesure de s’écouter lui même…

Et c’est là qu’on peut se poser la question, est-ce que dans ce cas, choisir de se mettre à la place de celui ou celle que nous ne sommes pas, n’est-ce pas précisément une forme de la pensée?

Arendt nous a mis en garde contre ceux qui ne pensent plus, et ce faisant, nous a invité à penser… et c’est de fait, ce que font les auteurs de Charnels Houses of Europe, qd ils nous mettent au défi de nous penser en tant que déportés…

A ce sujet, redonnons la parole à Janet Berliner, l’auteure de la préface…

Ce n’était pas seulement son propre peuple qu’elle cherchait à mettre en garde, mais tout à chacun… car le nazisme commence toujours par l’altérisation, et la stigmatisation d’autrui, ce moment où “on” nie l’humanité et la dignité de l’autre pour le mettre à part de l’humanité

Ce moment où on dit “il y a un homme noir à la porte” au lieu de dire “Il y a un homme à la porte.”

Bref, peut-être que Charnel Houses of Europe : The Shoah n’est pas tant invitation à jouer avec l’horreur qu’une invitation à la penser… La penser pour ne pas la reproduire soi-même un jour…

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Marie la rêveuse éveillée
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Written by Marie la rêveuse éveillée

Une personne qui s'égare souvent parce qu'elle passe son temps à se chercher...

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