Contre les rémunérations mirobolantes des PDG
Imaginez que nous vivions au sein d’une société féodale où la caste des nobles exploiterait les paysans. Un défenseur du féodalisme pourrait essayer de légitimer le système en affirmant que les riches seigneurs produisent un service utile. Après tout, ils protègent les paysans des invasions étrangères en plus de rendre la justice et de réprimer la criminalité, offrant ainsi la sécurité et un certain degré de prospérité à leurs serfs.
Notre propagandiste féodal pourrait également observer que la compétition entre les seigneurs aboutira à une amélioration de la qualité de ce service, dans la mesure où les seigneurs incompétents se verront dépossédé de leurs terres comme de leurs gens par les seigneurs plus talentueux dans l’art de la guerre comme de la gestion de leurs fiefs, qui ne manqueront pas de s’enrichir grâce à cette conquête de parts de marché…
S’il n’est pas dépourvu de logique, cet argument souffre néanmoins d’une faille majeure, il est aveugle au défaut principal du système féodale, à savoir qu’il s’agit d’une organisation sociale foncièrement injuste en plus d’être fondamentalement inefficiente. Ce qui est parfaitement compatible avec le fait que les meilleurs seigneurs produiront un service socialement utile, et seront plus riches que les seigneurs qui se contenteront de jouir et d’abuser de leur privilèges au lieu de gérer correctement leurs fiefs.
C’est l’analogie qui peut nous venir en tête quand on étudie les argumentaires déployés en faveur des rémunérations mirobolantes des PDG, le plaidoyer de Ben Ramanauska constituant un cas d’école en la matière.
Le fait que les PDG compétents apportent une contribution significative au succès de l’entreprise qui les embauche, cela ne légitime pas pour autant un système où, au niveau agrégé, les PDG bénéficient de rémunérations stratosphériques, alors même que la compétence de bon nombre d’entre eux peut être sérieusement mise en doute.
Deux faits peuvent être mis en avant si on veut remettre en question l’efficience de ce système.
En premier lieu, le constat que nous offre Rene Stulz et Kathleen Kahle, les deux chercheurs observant la réduction du nombre d’entreprises dont les parts sont disponibles sur le marché financier, combiné au fait que les retours sur investissement de la majorité des entreprises encore présentes ont vu leur qualité décroître… Ce qui peut constituer un signal d’alarme révélant une défaillance au niveau de la relation principal-agent, les investisseurs n’étant plus en capacité d’exercer un contrôle suffisant sur la gestion effectuée par les PDG…
Mais c’est un autre fait majeur, autrement plus significatif, qui devrait attirer notre attention, si la hauteur de la rémunération des PDG est allé en s’accroissant, la croissance de la productivité a suivi le chemin inverse durant la même période…
Rien que pour l’année 2011, la rémunération des PDG britanniques du FTSE avait fait un bond stratosphérique de 49%, pour une moyenne de revenu atteignant 3,86 millions de £. Un pactole qui apparaitrait finalement assez minable, cinq ans plus tard, quand on le compara à la rémunération du PDG lambda au sein du FTSE 100, tournant aux alentours de 5 millions de £ en 2016, sans que les protestations et les scandales face aux inégalités de rémunération s’accroissent en proportion.
Nous avons de bonnes raisons de considérer qu’il s’agit bel et bien d’un hold-up plutôt que d’une rémunération proportionnée à leur contribution sociale.
Pour commencer, la connexion entre la rémunération du PDG et les performances de l’entreprise est de nature asymétrique. Si la paie des dirigeants sera tiré vers le haut pendant les périodes de croissance de l’entreprise, on ne la verra guère se réduire de manière aussi significative en période de vache maigre. De manière générale, le facteur le plus déterminant pour le niveau de rémunération du PDG n’est pas la performance de l’entreprise mais sa taille.
Qui plus est, les bonus mirobolants et les paies ajustées sur la performance ne sont pas techniquement nécessaires pour inciter les PDG à maximiser les performances de l’entreprise. Nous avons de bonnes raisons de penser que les bonus s’avèrent stériles pour ce qui est de stimuler les efforts, quand ils ne se révèlent pas contre-productif en pratique.
L’idée que la paie des PDG doit être maintenu à un niveau élevé de par le fait que la compétition pour leur embauche se fait à présent au niveau du marché mondial? Elle ne résiste guère à l’examen, les PDG américains touchent des rémunérations plus élevés que leurs collègues britanniques sans qu’on voit une fuite de cerveaux massifs des dirigeants d’entreprises britanniques vers les USA pour résoudre ce déséquilibre du marché.
On peut même se demander si les dirigeants d’entreprise peuvent être réellement tenu responsables des performances de l’entreprise dont ils assurent la gestion. On peut citer trois faits pour appuyer ce scepticisme :
Nous savons que remplacer les coachs des équipes de football n’a pratiquement aucun effet sur les performances de l’équipe. Si les dirigeants d’une organisation de 11 personnes sont incapables d’avoir un impact réellement significatif, on a de bonne raisons de douter que les choses changent quand on leur confient les manettes d’une organisation bien plus grande, où il leur est impossible d’exercer le même degré de contrôle sur leurs subordonnés qu’un coach. Comme le disait Warren Buffet, quand un dirigeant avec une bonne réputation prends les rênes d’une entreprise dotée d’une mauvaise réputation, c’est l’entreprise qui conserve sa réputation intacte à la fin…
Jonathan Haskel et ses collègues ont déterminé qu’entre 80 et 90% de la croissance de la productivité s’expliquait par l’ouverture et la fermeture d’établissements, plutôt que par la productivité généré par une restructuration en interne. Ce qui suggère, là encore, que les chefs d’entreprises jouent un rôle limité pour ce qui est de restructurer les entreprises de manière à ce qu’elles se montrent plus efficientes.
Le taux de mortalité des entreprises n’est pas seulement élevé, il est surtout distribué statistiquement d’une manière similaire à l’extinction des espèces de par le processus de sélection naturelle. Ce qui suggère que les chefs d’entreprises sont dans l’incapacité de prévoir et surtout de prévenir la faillite de leurs propres entreprises, de la même manière qu’une espèce animale est dans l’incapacité d’anticiper et donc d’éviter sa propre extinction. Là encore, nous pouvons en déduire que les connaissances comme les compétences des chefs d’entreprise sont largement surévaluées.
Notons d’ailleurs que la logique déployée ici n’a rien de marxiste, bien au contraire, puisqu’elle est parfaitement conforme aux analyses de Hayek, l’économiste autrichien ne manquant pas de nous rappeler qu’une direction centralisée se révélerait fatalement dans l’incapacité d’exploiter une masse d’information dispersées et fragmentaires.
Certains gagneraient à se rappeler que si l’analyse est valide pour les planificateurs soviétiques, elles s’applique tout autant à leurs équivalents dans les structures hiérarchiques autoritaires que sont les entreprises.
De manière fondamentale, l’idée que les dirigeants d’entreprises jouent un rôle majeure, et doivent recevoir une rémunération à la hauteur de leur contribution supposée, elle s’appuie sur 3 biais cognitifs.
Le biais d’attribution : Nous surestimons la responsabilité des individus pour leurs actions comme le résultat de leurs actions, et sous-estimons l’impact des facteurs environnementaux ou situationnels. En conséquence, si une entreprise fait de bonnes performances, nous l’attribuerons à sa direction au lieu de l’expliquer par un manque de compétitions, des facteurs macroéconomiques ou la simple chance.
Le biais téléologique. Nous sommes persuadés que si quelque chose se produit, c’était nécessairement inévitable. Quand une entreprise rencontre du succès, nous cherchons à déterminer les causes de ce phénomène, et le biais d’attribution nous pousse à nous focaliser sur la direction. Nous oublions que le succès peut être du à la chance comme à des facteurs qui étaient en dehors du contrôle du dirigeant.
L’heuristique de la disponibilité et l’effet de saillance : Nous pouvons concéder qu’une poignée de dirigeants ont accomplis de grandes choses, Steve Jobs, Jack Welch, ou Arsene Wenger, mais ce sont les exceptions, pas la règle. Nous baser sur ces exceptions pour en déduire que les managers dans leur ensemble sont compétents et cruciaux, cela revient à nier l’existence de l’obésité en nous appuyant sur Kate Moss.
On pourrait également mentionner un autre mécanisme à l’œuvre dans la manière dont nous transformons les PDG en figures quasi mythologiques, le pouvoir charismatique. Citons à ce sujet Denis Colombi :
“Steve Jobs n’a pas crée seul l’Iphone, mais sa présence fait disparaître tous les ingénieurs, designers, créatifs et autres commerciaux qui l’ont rendu possible, de la même façon que le chanteur fait disparaître le travail du compositeur ou du parolier dans son interprétation.”
Au vu de ces facteurs, comment expliquer les rémunérations mirobolantes des PDG si elles ne correspondent pas à une contribution réelle aux performances de l’entreprise? Et la réponse est des plus simple, c’est une question de pouvoir.
De manière générale, les PDG n’ont pas le pouvoir de créer des entreprises hautement fonctionnelle, avec un degré d’efficience élevé et des performances impressionnantes, mais en revanche, ils disposent du pouvoir d’extorquer des rentes aux actionnaires comme aux travailleurs. De manière similaire à certains traders de la City, ils exercent une forme de racket, exigeant des bonus stratosphériques pour ne pas entrainer l’entreprise vers le mur… Du point de vue de l’actionnaire, une paie de quelques millions est un coût préférable à la faillite de l’entreprise ou des fautes majeures susceptibles d’impacter son chiffre d’affaire…
Mais les choses ne s’arrêtent pas là… Le fait que la paie des PDG soit allé en s’accroissant alors que la productivité des entreprises suivait le chemin inverse? Nous avons de bonnes raisons de penser que cela ne relève pas du hasard, et qu’une inégalité accrue entre les PDG et les travailleurs entraine une perte d’efficience…
Les inégalités peuvent par exemple générer une réduction de la confiance réciproque, ce qui nuira à la croissance, en multipliant les problématiques de sélections adverses mis en lumière par Akerlof, ou en détournant des ressources vers des emplois à faible productivité comme les professions liés à la sécurité.
Les hiérarchies au sein du monde de l’entreprise, ce que Jeffrey Nielsen qualifie d’organisation basée sur le statut, peuvent aboutir à démotiver les employés les plus jeunes. Une étude sur une équipe de football italienne a par exemple mis en lumière “qu’une grande dispersion en matière de rémunération peut aboutir à un impact négatif sur les performances de l’équipe”. Ce qui est consistant avec une étude de la bundesliga et de la NBA par Benno Torgler qui observa que “les inquiétudes positionnelles et l’envie réduisait la performance individuelle”. En conséquence, les employés plus jeunes perdrons l’esprit d’initiative pour s’habituer à une situation où on leur indique ce qu’ils doivent faire ou non.
Les incitations financières juteuses proposées aux haut cadres d’entreprises peuvent également s’avérer contre-productive, en encourageant la recherche de rentes, les politiques de bureau mesquines, et la course à la promotion par force coups bas et courbettes au lieu d’encourager l’efficacité professionnelle. Elles peuvent également avoir un effet d’éviction sur les motivations intrinsèques comme la fierté professionnelle. Qui plus est, elles peuvent amener les managers à se focaliser sur des tâches qui peuvent être aisément mesurés et contrôlés, au détriment de tâches plus difficile à évaluer mais néanmoins vitale pour l’organisation, il est plus facile d’évaluer la réduction des coûts que le maintien d’une culture d’entreprise saine.
Enfin, renforcer le pouvoir du management peut accroitre l’opposition au changement. Comme l’avait montré McAfee et Brynjolfsson, récolter les bénéfices d’un progrès technique peut parfois nécessiter des changements au niveau organisationnel. Mais des directeurs déjà grassement rémunérés ont peu d’incitation à favoriser le développement de l’entreprise en s’attelant à la tâche de mettre en place ces changements. Comme le pointait Joel Mokyr, les forces conservatrices sont un frein à la créativité technique.
Mais est-ce que la compétition entre entreprises ne va pas justement compenser cet effet, en éliminant les mauvais gestionnaires via le mécanisme darwinien de la sélection naturelle?
Nous n’avons guère de raison de le penser, les rouages de la compétition laissent déjà passer pas mal d’impuretés dans des conditions normales. Nick Bloom et John Van Reenen avaient mis en lumière “qu’il y avait bon nombre d’entreprises extrêmement mal gérées”.
Mais un autre facteur va jouer, à savoir qu’il n’existe pas de marché fonctionnel pour l’embauche des PDG. Chris Dillow possédait plusieurs dizaines de milliers de £ en action, et on ne lui a jamais laissé son mot à dire sur la paie des PDG des entreprises dont il était actionnaire. En pratique, cette décision sera prise par des acteurs massifs, les gestionnaires de fonds, qui se préoccuperont plus de la performance relative de leur portefeuille que de la performance absolu de l’entreprise. Nous avons affaire à une défaillance au niveau principal-agent où le népotisme et la cooptation sont rois, chacun s’efforçant de favoriser les intérêts de ceux qu’ils perçoivent comme leurs semblables, au détriment de ceux dont ils sont supposés défendre les intérêts.
Comme le pointait Milton Friedman, quand vous dépensez votre propre argent, pour votre usage personnel, “vous faites réellement attention à ce que vous faites et vous vous assurez un minimum d’en avoir pour votre argent”
Par contraste :
“Si je dépense l’argent de quelqu’un d’autre à sa place, pour la satisfaction de ses besoins non les miens, je me donnerais moins de limites sur la quantité de dépenses effectuées, et je serais beaucoup moins regardant sur l’effectivité réelle de ces dépenses pour la satisfaction des besoins de mon mandant. Cette manière de faire est ce que nous appelons gouvernement.”
Là encore, si la logique de l’argument est valide pour les politiciens supposés représenter le peuple, elle le sera tout autant vis à vis des PDG et des gestionnaires de fonds supposés représenter les actionnaires.
Il faut également prendre en compte le déclin des syndicats. Dans les années 70, les entreprises devaient faire face au contre-pouvoir des syndicats, qui les contraignaient à ne pas accroitre leur marges de profits sur le dos des travailleurs en comprimant leur paie ou en détériorant leurs conditions de travail, en plus de limiter la capacité des PDG à se verser des rémunérations faramineuses. De nos jours, les syndicats ne sont plus en capacité de le faire…
Au final, la rémunération mirobolante des PDG, elle se réduit au mécanisme bien connu de l’extraction de rente… Il faudrait donc cesser d’idolâtrer les dirigeants d’entreprises comme des généraux des temps modernes, méritant leur fiefs et leurs privilèges…
Au début de l’article, nous les avions comparé à des seigneurs féodaux exploitant leurs serfs, mais il s’avère que l’analogie était trop généreuse au final… Le Seigneur faisant preuve d’incompétence sur le champs de bataille avait au moins le bon goût de payer cette faute de sa vie, mais son équivalent contemporains verra sa chute amorti par ce qu’on qualifie de parachute doré…
Il serait donc temps que les défenseurs sincères du libre marché cessent de se faire les avocats des privilèges exorbitants des PDG, dans la mesure où cela revient à saborder son propre vaisseau en associant la défense du libre marché à la défense d’un système corrompu où une caste d’oligarques ponctionne une part disproportionné de la production sans que le reste d’entre noux récolte un réél bénéfice en retour…