Derek Parfit, et les contours flous de l’identité personnelle…
Penchons-nous sur le magnum opus de Derek Parfit
Parfit s’inscrit dans un courant de pensées bien spécifique, dont il est sans doute le plus grand représentant contemporains, l’Utilitarisme. Pensée auquel il va donner un spin des plus original, pour contre-attaquer face aux critiques formulées par Rawls, Nozick ou Dworkin
Parfit se fixera également comme objectif de formuler une réfutation de l’Egoïsme éthique, possibilités philosophiques envisagés par Sidgwick et qui trouvera sa formulation chez Ayn Rand
Néanmoins, ce n’est pas sur cette dimension là que nous nous focaliserons aujourd’hui. Non, nous étudierons plutôt ses réflexions vertigineuses sur la notions d’identité qu’il a formulé dans le cadre de sa passe d’arme avec John Rawls.
Pour rappel, le cœur de la critique de l’utilitarisme formulé par Rawls comme par Nozick était que ce courant de pensées avait un angle mort de taille. Il ne prenait pas en compte le caractère séparé de l’existence humaine.
On renvoie à la formulation limpide que Nozick avait donné à cette objection
“Il n’existe pas d’Entité sociale qui s’inflige le sacrifice d’une partie de son bien être pour un bien être plus grand. Il n’existe que des individus, chacun doté d’une vie unique qui n’appartient à nul autre et n’est vécu par nul autre.
Sacrifier le bien être d’un de ces individus pour le bénéfice d’un autre revient à utiliser le premier au bénéfice du second, rien d’autre. On fait subir un désagrément à l’un pour le profit d’un autre.
Parler de Bien de la société est un rideau de fumée qui dissimule cet état de fait sordide, que ça soi intentionnel ou non. User d’une personne de cette manière revient à ne pas la traiter avec respect comme une personne séparée, ne pouvant vivre d’autre vie que la sienne.
Aucune compensation ne lui étant octroyé pour son sacrifice, nul n’est légitime à le lui imposer contre sa volonté.” (Robert Nozick)
Bref, le soucis de l’Utilitarisme, pour les libéraux de toutes obédiences, c’est qu’il conceptualise la société comme un gigantesque individu dont les groupes sociaux formeraient les organes et non pas comme une collection d’individus séparés et unique, qui n’ont rien de fongibles ni d’interchangeables, chacun d’eux formant une Fin en soit ne pouvant être réduit au rôle de moyen pour la satisfaction d’un autre.
Il peut être rationnel pour un individu de sacrifier une partie de ses désirs pour la satisfaction de désirs d’une nature plus importante. Qu’on pense aux souffrances qu’on s’inflige chez le dentiste pour guérir d’une rage de dents, le sevrage en cas d’addiction, etc…
Mais puisque le sacrifice d’un individu X ne pourra jamais être compensé par la satisfaction de l’individu Y, les deux formant deux entités séparés et non pas la même entités à deux périodes différentes, on ne peut le justifier de la même manière.
Objection puissante que Parfit va retourner comme une crêpe de la manière suivante. “Oh John, tu me comprends de travers, je ne conçois pas la société comme un individu collectif… je conçois chaque individu comme une micro société”
Parfit s’inspire, de fait, des réflexions sceptiques formulées jadis par David Hume sur la notion d’identité persistante dans le temps
Pour Hume, nous ne formions pas un seul individu, du berceau jusqu’au tombeau, mais une succession d’individu différents les uns des autres, nourrissons, enfants, adolescents, adultes, vieillard…
Chacun avec sa propre vision du monde, sa propre hiérarchie des valeurs comme des besoins, et sa propre gamme d’objectifs à long terme comme à court terme…
Hume ne s’était pas penché outre-mesure sur cet aspect de sa pensée, se contentant de remarquer que chaque fois qu’il inspectait sa conscience, il ne trouvait nulle trace d’un “moi” persistant, mais simplement le flux/samsara d’émotions, de sensations et de désirs.
Il s’inscrivait à son tour dans une autre filiation, que Parfit revendique également, celle de John Locke. Pour qui le cœur même de l’identité personnelle était constitué par la mémoire.
Dans cette optique, pour reprendre l’exemple classique, si un criminel endurci venait à perdre l’intégralité de ces souvenirs de manière irrémédiable suite à un accident, cela ferait sens de le considérer comme une personne totalement différente de celle qu’il avait été.
Au point qu’on ne pourrait moralement pas le tenir responsable des crimes dont il ne conserve aucun souvenir. Dans cette situation, le criminel serait “mort” et un nouvel individu serait “né”…
Intuition puissante qu’on peut difficilement balayer du revers de la main. Et Parfit va s’amuser à en tester les limites en l’analysant à travers le prisme du paradoxe sorite…
Paradoxe qu’on peut formuler grosso modo de la sorte. Nous savons qu’un grain de sable n’est pas une plage, cependant si nous retirons un par un tous les grains de sable d’une plage, celle-ci cessera d’exister en tant que plage…
De la même manière, nous ne deviendrions pas chauve si on nous arrachait un seul cheveux… en revanche, si on nous retirait un par un chaque cheveux, nous finirions par le devenir…
Cependant, un individus qui a encore, littéralement, 3 poils sur le caillou est-il chauve? A ce stade, on dirait que oui, et s’il pointait ses trois cheveux comme preuve du contraire, nous l’accuserions de déni…
Idem s’il avait 4 cheveux au lieu de 3, 5 au lieu de 4, 6 au lieu de 5, etc… Et cætera… mais jusqu’à où? La différence tient-elle littéralement à un cheveu? Et si c’est le cas, lequel?
La difficulté et le paradoxe tient au fait que nous ne parviendrons jamais à déterminer l’emplacement précis de la ligne séparant l’individu considéré comme chevelu de celui considéré comme chauve…
Cette ligne existe, autrement, nous ne pourrions pas différencier un chauve d’un chevelu, mais à partir du moment où on nous demande sérieusement de la pointer du doigt d’une manière objective, elle s’évanouit à l’horizon, toujours devant nous ou derrière nous…
C’est la même problématique que le fameux bateau de Thésée… Est-ce le même bateau si on remplace l’intégralité des pièces qui le composent? Non. Est-ce un bateau différents si on en remplace une seule? Non plus. Mais entre les deux extrême, où est la ligne?
Un petit jeu intellectuel qui commence à devenir vertigineux et enduit d’angoisse existentielle quand nous l’appliquons… à nous même. Ce qu’avait faut Hume, mais également… Bouddha… (autre référence revendiqué par Parfit)
Reprenons l’exemple de l’amnésie… Si nous perdions l’intégralité de nos souvenirs, serions-nous encore la même personne? Et si au lieu de simplement les perdre, on nous les remplaçait par les souvenirs d’une autre personne? Serions nous encore nous même ou bien..?
La question dérangeante ne peut guère être balayé… Si on me remplaçait la totalité de mes souvenirs, désirs et valeurs, par des souvenirs, désirs et valeurs qui ne sont pas les miens, j’aurais beaucoup de mal à concevoir que je demeurerais la même personne…
Si on vous proposait cette restructuration de votre personnalité comme alternative à la peine de mort, serait-elle réellement plus douce?
Bien évidemment, on peut appliquer le paradoxe sorite ici… si un seul souvenir/désir est altéré, on peut considérer que vous êtes pratiquement la même personne, de fait nous perdons et gagnons constamment souvenirs et désirs tout au long de la vie…
Quand bien même nous aurions changé radicalement en l’espace de quelques décennies, il est probable que, pour peu que ce changement ait été graduel et progressif, nous considérerions que nous sommes malgré tout la même personne, de par le fil de la continuité…
Une manière élégante et justifié d’esquiver ou plutôt d’amortir la problématique “Et si je changeais 80% de votre mémoire et de votre personnalité, seriez-vous encore vous-mêmes? Et à 70%? 60%?55%?”
“Quels sont concrètement les souvenirs/désirs qui forment le cœur de votre personne? Combien-y-a-t-il? Est-ce que vous mourriez si on altérait un seul de ces souvenirs/désirs? Et lequel?”
Bien sûr, il y a une échappatoire toute bête, la continuité corporelle… Peu importe les fluctuations de ma mémoire comme de ma personnalité, il me reste mon corps, socle de l’identité…
Parfit reconnaît la légitimité de l’objection… mais justement, elle part en fumée si on attaque sur les deux fronts, et avec la même ligne argumentative…
Si on fait de vous une version cyberpunk du bateau de Thésée où est la limite? Si votre cerveau demeure intacte, dans votre corps biomécanique?
Mais si je remplaçais la totalité des neurones de ce même cerveau par des neurones synthétiques, seriez-vous encore là? Ou auriez-vous simplement laissé derrière vous un être identique à vous sur le plan des souvenirs/personnalité et de la forme extérieure?
Si on faisait une sauvegarde de votre mémoire comme de vos désirs, qu’on détruisait votre corps, puis qu’on implantait vos souvenirs dans le corps d’un clone taillé à votre image, seriez vous aussi vivant que si vous vous étiez réveillé après une nuit de sommeil?
Et bien sûr, le paradoxe sorite s’applique aussi au cerveau… quelle est le neurone synthétique de trop? Où est la ligne précise? 99%? 95? 80? 70?
Continuons d’explorer les réflexions de Parfit. En commençant par la problématique philosophique de…la téléportation.
Passons du cyberpunk au space opéra et projetons nous quelques siècles en avant, dans un monde où la téléportation est monnaie courante et le mode de transport privilégié pour les voyages intergalactiques.
Vous décidez de vous faire un petit week-end sur les colonies martiennes, vous pénétrez donc dans la cabine de téléportation, ce n’est pas la première fois, vous savez comment ça se passe…
Le mois dernier, vous aviez pénétré dedans, un flash lumineux, et pouf vous vous retrouviez sur la station orbitale de Saturne. Sauf que là, l’appareil semble souffrir d’un disfonctionnement, puisque suite au flash, vous ouvrez les yeux…pour découvrir la paroi de la même cabine
Cependant, le centre de téléportation reçoit un message en direct de la planète mars, de leur côté, tout s’est bien passé, vous êtes bien ressorti de la cabine…
Interloqué, vous interrogez les employés du centre qui vous explique le fonctionnement technique de l’appareil. En temps normal, un scans complet de votre corps comme du contenu de votre cerveau est effectué, par la suite, les particules composant votre corps sont désintégrées…
Puis les informations du scans sont transmis par ondes au centre martien, qui s’en servir pour reconstituer votre corps via un assemblage de particule…
C’est exactement ce qui s’est passé, ici… A un détail près, le désintégrateur sur la planète terre ne s’est pas intégré au moment du transfert du scans au centre martien.
Le résultat est donc le suivant, il y a deux versions de vous dans l’univers à présent, la versions originale sur terre et celle qui a été matérialisée sur Mars.
Ce qui enclenche ce qu’on pourrait appeler le dilemme du Prestige… Laquelle des deux versions est le véritable vous? Et selon quel critère puisqu’elles sont identiques au niveau de la configuration physique comme des souvenirs?
Nous avions évoqué le fil de la continuité de la conscience qui a traversé les changements, mais en l’occurrence, il est identique pour les deux versions…
Faut-il considérer que “l’original” resté sur terre est le bon? Que s’il disparaissait, vous disparaitriez pour de bon, peu importe qu’un individu identique existe quelque part pour prendre le relais, sa conscience étant différente de la vôtre?
Dans cette configuration, on pourrait même considérer que l’original était lui-même un clone… et que le moi d’origine est mort, désintégré lors du “voyage” sur Saturne, le mois dernier, la copie des souvenirs transmise dans la conscience du clone donnant une “illusion” de continuité…
Et si le problème de la téléportation vous paraît trop fantaisiste, dites-vous qu’aucune de vos cellules n’a moins de dix ans, de par le renouvellement/remplacement constant dont elle font l’objet…
Parfit s’appuyaient également sur la séparation des deux hémisphère du cerveau au cours d’opérations chirurgicales pour soigner l’épilepsie et les expérience de scission de conscience qui en avait résulté chez les patients…
Ces expériences ouvrant des possibilités théoriques encore plus déconcertante… comme l’éventualité qu’on sépare les deux hémisphère de votre cerveau pour les transplanter dans deux corps différents…
(Dans l’expérience de pensées de Parfit, les 3 corps étaient ceux de triplés, suite à un accident, au cours duquel les cerveaux des deux autres membres de la fratrie avaient été détruit et leur corps maintenus artificiellement en vie)
Comment déterminer qui est le “véritable” moi entre ces deux corps (quasi) identiques ayant chacun une moitié fonctionnelle de votre cerveau?
On peut également passer du microcosme au macrocosme, imaginons que la planète terre soit détruite suite à un cataclysme, mais que la population ait pu fuir dans l’espace, et réussit à coloniser d’autre planètes après les avoir terraformés…
Imaginons une nation humaine, mettons le Japon. Est-ce que cette nation continue d’exister, sans le Japon d’origine, mais avec une population ayant une continuité avec les japonais d’origine, et conservé la même culture/langue/architecture?
Si la terre avait été sauvé, mais que pour une raison X ou Y, les Japonais avaient perdu toute connaissance et toute trace de leur langue comme de leur cultures, leur architecture elle-même ayant été effacé et que les japonais, au fil des générations avaient adoptés une autre langue, embrassé une autre culture et érigé des bâtiments sur une architecture radicalement différente, là encore, s’agirait-il toujours du Japon?
Reprenons notre scénario de fin du monde initial, et supposons que pour une raison X, la population japonaise n’a pas pu se réfugier sur des vaisseaux avant la catastrophe…
Supposons néanmoins que, quelques générations plus tard, les weeb d’autre nations se soient rassemblée en un même lieu, aient bâti des cités identique à l’architecture des défuntes cités japonaises de l’ancienne terre, parle couramment japonais, suivent scrupuleusement la lettre comme l’esprit des coutumes japonaises, etc… au point que quelques générations plus tard, nous ayons tout un peuple s’identifiant comme japonais, ayant une continuité culturelle quasi parfaite avec le Japon d’origine
Le Japon a-t-il survécu dans ce cas de figure là? Et ce qui est fascinant, c’est que la problématique dites japonaise est identique à toutes les expériences de pensées et dilemme que nous avons analysés à l’échelon individuel
Parfit est donc allé jusqu’au bout de son renversement, l’individu est bel et bien conceptualisé comme une micro société dans son système, et la différence entre les dilemmes individuelles et les dilemmes sociaux s’estompent…
Imposer à un enfant, par ex, de sacrifier une partie de son temps libre pour acquérir des connaissances qui ne lui serviront qu’en temps qu’adultes, ce n’est pas différent d’imposer à un groupe d’une société des sacrifices qui ne bénéficieront qu’à un autre groupe de la même société…
Dans les deux cas nous dit Parfit, appliquons la logique utilitariste, en concevant l’individu tout au long de sa vie comme un collectif d’individus (le “même” individu à différentes périodes, chaque période formant une individualité)
Quant au dilemme de l’identité… La réponse de Parfit serait…qu’il n’y a pas de réponse rigide et absolu.
C’est un mix entre continuité physique et psychologique, tout en sachant qu’il n’y aura pas de Muraille de Chine entre nous même et une personne ayant des traits communs avec nous. Le paradoxe sorite étant insoluble..
Ce qui n’ôte pas, pour Parfit, leur pertinence à la question de savoir quelles sont les traits essentiels de notre identité, notamment en matière de désir…
Par ex, si pendant la majeure partie de notre vie, nous avons ressenti un attachement profond à Venise, au point de mettre dans nos testaments que tous nos biens devraient être légués à des associations de préservations de Venise…
Si à la fin de notre vie, quelques mois avant notre mort, nous changions drastiquement d’avis et modifions notre testament en conséquence, quelle désir est le nôtre? Celui que nous avons eu la majeure partie de notre vie ou celui que nous avons à l’instant présent?
Quoiqu’il en soit, les interrogations de Parfit sont à garder en tête quand on s’interroge, par ex sur des mouvements politique… (libéralisme, anarchisme, féminisme, socialisme)…
La frontière entre les héritiers légitimes d’un mouvement qui a su évoluer et se renouveler d’une part, et les imposteurs ayant trahis les engagements d’origine, elle est plus flou qu’on le croit…
Les problématiques pouvant s’appliquer aux nations ou aux individus, comme nous l’avons vu, s’appliquant tout aussi bien à des entités historique et multidimensionnel comme les mouvements politiques… (ou culturelles/artistiques)
Et une fois encore, il faut se rappeler du caractère fondamentalement indéterminable et fluctuant des frontières quand ces dernières sont celles du genre…
Ce qu’illustre périodiquement transphobe de tout poil qui s’avère incapable de créer une définition de la femme excluant les femmes trans et incluant l’ensemble des femmes cisgenre..