Hayek et la pensée de la complexité sociale II
L’article précédent nous ayant permis de récapituler les bases de l’analyse hayékienne, il est temps de creuser les nuances de sa pensée plus en profondeur.
Comme nous avions pris la peine de le mentionner, les réflexions de Hayek sont loin de se cantonner à l’économie, puisqu’il encastre cette dernière dans la société, une société dont la pleine compréhension nécessite d’appréhender les mécanismes de la psychologie humaine.
Laissons donc l’économie de côté pour aborder le rivage de la philosophie cognitive de Hayek. L’esprit humain est composé de schèmes abstraits qui sont des habitus, à savoir des disposition à penser et agir selon des règles, si on utilisait le vocabulaire Kantien on pourrait qualifier ces schèmes d’A priori de la pensée humaine, mais une nuance de taille s’impose, cet A priori ne relève ni du transcendantal, ni de l’innée, ni de la génétique.
“Ce que nous appelons l’esprit n’est pas quelque chose qui, à l’instar du cerveau, équiperait l’individu à la naissance ou que le cerveau produirait : c’est quelque chose que son équipement génétique (par exemple un cerveau d’une certaine taille et structure) lui permet, à mesure qu’il grandit, de recevoir de sa famille et d’autre adultes par absorption des résultats d’une tradition qui n’est pas acquise génétiquement.” (Hayek, La présomption fatale)
Cette absorption qui constitue l’apprentissage se fait donc par imitation, capacité d’apprentissage dont Hayek affirme “qu’elle est peut être la plus grande capacité dont l’être humain est doté génétiquement, au delà des réponses innées”.
L’histoire de ce que nous appelons civilisation est précisément celle du dépassement des réponses innées par les cultures et les traditions, lesquels imprègne les esprits grâce à la capacité d’imitation.
(Une fois n’est pas coutume, nous retranscrivons ici les fines analyses de Jean Pierre Dupuy dans Libéralisme et justice sociale)
Il faut donc se prémunir de deux erreurs fondamentales concernant les schèmes constitutifs de l’esprit humain.
La première consisterait à croire que les schèmes en question se transmettent par les gènes, la seconde est précisément ce qu’Hayek qualifie de “présomption fatale”, croire qu’ils résultent de l’exercice de la Raison.
Hayek se situe explicitement dans le sillage des lumières écossaises (notamment les pensées de David Hume, Adam Smith et Ferguson) dont il revendique l’héritage : sympathie, contagion et imitation sont primordiales par rapport à la Raison.
A ses illustres prédécesseurs, Hayek opposera une Némésis constitué par le “rationalisme constructivise”, tradition bien française qu’on peut faire débuter par Descartes et prolonger jusqu’au Saint-simonisme de l’école polytechnique.
Selon Hayek, la connaissance humaine est donc aussi bien pratique qu’abstraite dans ses fondements, puisqu’elle s’incarne dans les schèmes abstraits composant notre esprit et qu’elle se manifeste par les règles qui guident nos actions sans que nous en ayons conscience, la plupart du temps.
Une connaissance faite de savoir faire, de “savoir comment” par rapport à une connaissance propositionnelle faite de “savoir que” pour reprendre la distinction établi par Gilbert Ryle, une connaissance tacite au sens de Michael Polanyi ou traditionnelle au sens de Michael Oakeshott.
“Pour fonctionner dans le monde physique et sociale, nous devons nous adapter à une foule de faits singuliers qu’il nous est foncièrement impossible de connaître dans leur totalité et leurs relations.
Selon un paradoxe qui n’est qu’apparent, seule notre faculté d’agir selon des règles abstraites que nous ne “connaissons pas”, au sens que nous ne pourrions en faire la théorie, nous rend capable de cet exploit nécessaire. S’il fallait, chaque fois que nous agissons dans le monde, que nous raisonnions comme les “rationalistes constructivistes” le requièrent, de façon syllogistique à partir de prémisses claires et distinctes, nous ne pourrions fonctionner à moins d’être des dieux pourvus d’omniscience. Ce qui nous sauve, c’est notre faculté d’imitation.
C’est elle qui nous permet d’absorber les règles de la “tradition” à laquelle nous appartenons. Or ces règles, issue de l’expérience collective, incarnent un savoir dont nous pouvons disposer alors même que nous sommes incapables de l’expliciter.
La connaissance “tacite” est bien une connaissance, mais “non consciente”. Nous connaissons les règles qui constituent notre esprit, puisque nous sommes capable de les reconnaître. La reconnaissance dont il s’agit est analogue à celle qu’en intelligence artificielle on nomme “reconnaissance des formes” (pattern recognition).
Chaque être humain a, par exemple, une compétence linguistique qui lui permet d’articuler une infinité potentielle de phrases bien formées. Il reconnaît immédiatement toute erreur de syntaxe. Or, fût-il Chomsky, il serait souvent bien embarrassé d’avoir à présenter sous forme de raisonnement déductif ce qui motive son jugement. Cette forme de reconnaissance peut être dite inconsciente parce qu’elle est incorporé dans l’esprit et non produite par lui.” (Jean Pierre Dupuy, Libéralisme et justice sociale)
“L’esprit ne fabrique point tant les règles qu’il ne se compose de règles pour l’action. Nous avons à notre service une si riche expérience, non parce que nous possédons cette expérience mais parce que, sans que nous le sachions, elle s’est incorporée dans les schémas de pensées qui nous conduisent.” (Hayek, Droit, législation et liberté)
Un système de règles qui est inconscient, non pas parce qu’il se situe à un niveau “trop bas”, comme l’inconscient freudien ou schopenhauerien, mais au contraire parce qu’il se situe à un niveau trop élevé, de la même manière que la masse de connaissances et d’informations contenue dans le système d’une économie de marché surpasse celles dont disposent chacun des individus qui la composent.
L’esprit humain est opaque à lui même, il ne peut pas se mettre à l’extérieur de lui même pour se contempler dans son entier et faire la théorie de son propre fonctionnement, même à un niveau individuel, la somme de nos connaissances surpasse ce qui est éclairé par la lampe-torche de notre conscience. De fait, l’économiste aura recours à des arguments similaires à ceux de Godel ou Cantor pour démontrer que cette impossibilité étant d’ordre logique, elle est indépassable par nature.
La compréhension d’un phénomène complexe étant d’un ordre de complexité supérieur au phénomène lui même, un phénomène complexe ne peut pas se comprendre intégralement lui même, puisqu’il lui faudrait alors être plus complexe que lui même, ce qui est par définition impossible. (La présomption fatale du rationaliste constructiviste n’est donc pas limité à l’hubris qui le pousse à croire qu’il peut avoir une meilleure compréhension de la société que la société elle même, la racine du problème se situe en amont, dès la tentation de croire que l’existence humaine peut être (re)construite sur des principes rationnels).
Hayek pense que la raison consciente n’a pas accès à ses schèmes qui se situent au dessus d’elle, mais qu’entend-t-il par là, exactement? Où se situent donc ces fameux schèmes?
Dupuy nous apporte une réponse lumineuse, en citant la manière dont Emile Durkheim décrivait les représentations collectives.
“(Les représentations collectives) sont le produit d’une immense coopération qui s’étend non seulement dans l’espace mais dans le temps; pour les faire, une multitude d’esprits divers ont associé, mêlé, combiné leurs idées et leurs sentiments; de longues séries de générations y ont accumulé leur expérience et leur savoir. Une intellectualité très particulière, infiniment plus riche et plus complexe que celle de l’individu, y est donc comme concentrée.” (Emile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse)
Hayek aurait effectivement pu rédiger ce texte, et on peut facilement le compléter par une citation d’Edmund Burke, autre influence revendiquée par l’économiste autrichien.
“Nous sommes quelque peu circonspects à l’idée de laisser chaque individu vivre des seuls bénéfices de son petit capital privé de Raison, car nous suspectons que le volume de ce stock est des plus maigre à l’échelle de chacun et qu’il serait donc plus judicieux de puiser dans la vaste Banque où les générations précédentes comme les peuples de la terre entière ont placé le vaste cumul de leur expériences” Edmund Burke
Ce savoir tacite, sédimentation de l’expériences de toutes les générations antérieures et transmis par imitation, c’est la tradition “Entre l’instinct et la Raison” pour reprendre les termes de Hayek dans La présomption fatale.
Ces schèmes qui constituent l’esprit humain n’ont donc rien de transcendantal au sens Kantien, (s’ils représentent une forme de transcendance, ce serait celle de la Société sur l’individu, comme l’observait déjà Durkheim) et cet héritage ne relève effectivement pas de la génétique ou de l’innée, fruit de l’évolution biologique darwinienne, c’est le fruit d’un autre processus, similaire mais subtilement différent, l’évolution culturelle.
Quelle est donc cette différence entre l’évolution naturelle et sa proche cousine l’évolution culturelle?
On peut la résumer de la manière suivante : l’évolution naturelle fonctionne de manière darwinienne tandis que l’évolution culturelle fonctionne de manière lamarckienne, sa mécanique essentielle étant précisément la transmissions des caractères acquis.
“Cette différence dans les mécanismes ne doit pas cacher ce qui unit l’évolution culturelle à l’évolution naturelle au niveau des principes. L’une comme l’autre mettent en jeu des processus de variations, de concurrence, de sélection et d’adaptation à l’environnement.
Les systèmes de règles abstraites sont en concurrence les uns avec les autres et seuls les plus adaptés, possédant un avantage reproductif et survivent. Les autres sont tôt ou tard éliminés. Lorsque l’évolution culturelle prend le relais de l’évolution naturelle, note Hayek à la suite de son ami Popper, dans un oxymore que l’on peut juger anodin tant il est devenu banal, la concurrence pour la survie se transforme en “concurrence pacifique”.
Dans le domaine biologique, les théories sur le monde s’incarne dans des organismes, de telle sorte que l’élimination d’une théorie inadéquate passe inévitablement par l’élimination physique de l’organisme qui la porte. L’invention des cultures et traditions introduit une rupture en ce qu’elle déconnecte le savoir de son support biologique.
Les idées, les théories, les conceptions du monde, acquièrent une autonomie, elles forment le monde 3 au sens de Popper, et la guerre qui fait rage à leur niveau épargne le monde des hommes. C’est ainsi que les traditions meurent simplement parce que des individus ou groupes les abandonnent au profit de leurs rivales, éventuellement en migrant.” (Jean-Pierre Dupuy, Libéralisme et justice sociale)
Il me paraît d’ailleurs pertinent de restituer ici mon explication de la notion de Monde 3 de Popper, mentionné par Dupuy, dans la mesure où Popper a effectivement influencé son ami Hayek, et de par l’éclairage que cela nous donne sur l’existence de schèmes, distincts de l’instinct.
Si la pensée de Popper en matière d’épistémologie est relativement connue, pour le meilleur comme pour le pire, ses contributions à la philosophie de la conscience ont plutôt tendance à être oubliée…
Il y a pourtant un concept fascinant qu’il a développé, et qui est particulièrement pertinent dans le contexte des failles du matérialisme, celui de Monde 3.
Popper établissait une distinction entre 3 mondes, ou plutôt 3 niveaux de réalité. Le monde 1 correspond aux objets physiques. Tables, chaises, livres, montagnes, arbres, particules élémentaires, les corps humains et leurs comportement, etc…
Le monde 2 serait le monde des sensations, des pensées, et des états mentaux en général.
Quant au fameux Monde 3, il est constitué des théories scientifiques, conceptions philosophiques, arguments rationnels en général, les histoires, mythologies comme œuvre de fiction, les institutions sociales, les œuvres d’art et autre entités du même type…
Le Monde 3 diffère du Monde 1 de par le fait qu’il est peuplé d’entités abstraites.
Même si une théorie ou un argument peut être “incarné” concrètement dans un livre (un objet du monde 1 donc), sa réalité effective n’est pas dépendante de l’existence d’un livre ou de tout autre support au sein du monde 1.
Nous pourrions toujours comprendre le théorème de Pythagore, et le démontrer, quand bien même tout les livres de géométrie du monde 1 seraient incinérés.
Le Monde 3 diffère aussi du Monde 2 de part le fait que les entités du Monde 3 sont objectives et/ou publiques tandis que les entités du Monde 2 sont subjectives et privées.
Vos pensées, sensations, émotions sont intimes dans le sens où elles ne sont accessibles que par vous, par contraste, les objets du Monde 3 sont accessibles à tout un chacun…
L’autonomie du Monde 3 est visible, pour Popper, de par les faits que les entités qui le peuplent peuvent avoir des relations logiques, des implications inattendues ou des inconsistances qui n’avaient pas été perçu lors de leurs découverte/construction initiale mais qui demeuraient néanmoins objectivement là, à attendre d’être découverte ultérieurement…
Chalmers s’appuiera d’ailleurs implicitement sur la notion de Monde 3 de Popper dans sa tentative de défendre une forme d’objectivité de la science par delà la déconstruction de Feyerabend.
Et la plus grande preuve de l’existence objective des entités du Monde 3, selon Popper, est leur capacité à avoir un impact concret sur le Monde 1 (les entités physiques), par l’intermédiaire du Monde 2 (nos états mentaux).
Un exemple limpide serait la manière dont les théories scientifiques ont pu aboutir à la conception des armes nucléaires, et donc à la destruction d’Hiroshima comme de Nagasaki…
Mais ces théories scientifiques au sein du Monde 3 n’ont pu avoir ce résultat que par l’activité mentale des scientifiques qui ont travaillés sur leurs applications, au sein du Monde 2.
Il serait tentant de faire un parallèle entre le Monde 3 de Popper et le monde des Idées/formes platoniciennes. De fait, Popper l’a fait lui même… Mais en rappelant une différence fondamentale.
Les entités du Monde 3 sont des constructions humaines, d’une manière ou d’une autre, et non pas des entités éternelles comme c’était le cas chez Platon.
Quoiqu’il en soit, les entités du Monde 3, distinct des entités physiques, mais capable d’exercer une causalité de haut en bas sur le Monde 1 sont un challenge de plus pour les matérialistes…
Il est également intéressant que là où la philosophie de la conscience tends maintenant à se focaliser sur la problématique de la Qualia, Popper considérait que le sujet essentiel était plutôt l’existence des pensées abstraites.
On notera de même le rejet de toute démarche réductionniste chez Popper (qui consisterait ici à assimiler les niveaux 2 et 3 au monde 1, ou à tout le moins, à dénier toute capacité causale au Monde 2 et 3 comme dans le physicalisme)
Pour en revenir à Hayek, nous disposons maintenant d’une meilleure compréhension de sa pensée qui peut nous éviter un contresens séduisant, l’idée que son analyse des sociétés capitalistes serait une sociobiologie faisant du marché le pur produit de la sélection naturelle darwinienne, y trouvant sa justification.
Mais par dessus tout, nous pouvons mieux appréhender le rapport subtil de Hayek a la tradition.
Ce savoir tacite que constitue la tradition est effectivement le fruit d’une évolution culturelle, par conséquent, la fécondité de cet héritage ne provient pas de son caractère rigide mais de sa capacité à s’altérer, se modifier, s’amalgamer à des éléments nouveaux et in fine, de changer de forme.
On peut également comprendre pourquoi il n’y a pas de contradiction entre la valorisation de la tradition par Hayek, et sa défense d’une économie de marché qui, de par sa nature même, bouleverse constamment le statu quo, les coutumes, les traditions et les équilibres sociaux, de par la nature du processus de destruction créatrice mis en lumière par Sombart et Schumpeter…
Le libéralisme et le marché sont eux mêmes des traditions, ou plutôt une forme de Méta-tradition :
“L’évolution met en concurrence des systèmes de règles abstraites. Le marché, lui aussi, est fondé sur la mise en concurrence de productions, de projets, d’institution et même de mode de vie, d’idéologies et de religions. Devenue mondiale, cette tradition particulière qu’est le marché se confondrait en définitive avec l’évolution culturelle elle-même, elle la prolongerait en lui donnant une efficacité et une ampleur inédite.
Le marché a une vocation universelle à se dépasser lui même, en devenant la Meta tradition qui englobe des traditions variées mais nécessairement adaptées aux réalités de la concurrence marchande (de la même façon, si l’on veut, que la conception américaine contemporaine du multiculturalisme fait coexister des cultures très diverses, soumises cependant à la condition qu’elles acceptent le principe même de cette coexistence).
Ces remarques éclairent sans doute, sans la dissiper, l’impression d’étrangeté que l’on éprouve à voir le marché traiter comme une tradition. Pour toute une pensée critique, le marché est l’anti-tradition par excellence, la force corrosive qui détruit toutes les traditions connues, et cela parce que, contrairement à elles, il laisse libre champs à la concurrence entre les hommes.” (Jean-Pierre Dupuy, Libéralisme et justice sociale)
La supériorité du marché, et de manière plus large, de la tradition libérale est donc sa capacité à être vectrice de changement, et donc d’adaptation positive à l’environnement, ce qui repose sur la notion clé de respect de la liberté individuelle.
Raison pour laquelle Hayek peut simultanément, et sans incohérence, défendre les liens de solidarités traditionnelles et les institutions afférentes comme la famille, mais également manifester sans approbation à la démarche de Walter Block défendant les “indésirables” et prônant l’abolition des “crimes sans victimes” (ce qui implique entre autres la défense des toxicomanes comme des prostituées et des homosexuels, ces groupes que les conservateurs perçoivent comme des menaces à la bonne société et l’ordre établi, pour ne pas dire “l’ordre des choses”…).
Position subtile que notre penseur s’est efforcé de restituer dans un fameux essai sur lequel nous allons conclure cette partie de la synthèse.
Friedrich A. Hayek: Pourquoi je ne suis pas un conservateur
En toutes les époques,
les amis sincères de la liberté ont été rares,
et ses triomphes ont été dus à des minorités qui ont prévalu
en s’associant à des auxiliaires dont les fins différaient souvent des leurs;
cette association, qui est toujours dangereuse,
a parfois été désastreuse, en ce qu’elle a donné aux opposants
des bases justes d’opposition.
Lord Acton
Le conservatisme ne propose aucun objectif
En une époque où presque tous les mouvements réputés “progressistes” recommandent des empiétements supplémentaires sur la liberté individuelle, ceux qui chérissent la liberté consacrent logiquement leurs énergies à l’opposition.
En cela, ils se trouvent la plupart du temps dans le même camp que ceux qui d’habitude résistent aux changements. Dans les matières de la politique quotidienne, ils n’ont aujourd’hui guère d’autre choix que d’appuyer les partis conservateurs.
Or, bien que la position que j’ai tenté de définir soit aussi fréquemment étiquetée « conservatrice », elle est fort différente de celle à laquelle le nom a été traditionnellement attaché.
Il y a du danger dans cette situation confuse qui mène les défenseurs de la liberté et les vrais conservateurs à se regrouper pour s’opposer ensemble aux orientations qui menacent au même degré leurs idéaux divergents. C’est pourquoi il importe de distinguer clairement la position adoptée ici de celle qui est connue depuis longtemps — et sans doute à plus juste titre — sous le nom de conservatisme.
Le conservatisme proprement dit est une attitude légitime, probablement nécessaire, et incontestablement très répandue, d’opposition aux changements radicaux. Il a, depuis la Révolution française et pendant un siècle et demi, joué un rôle important dans la politique européenne. Jusqu’à l’apparition du socialisme, son rival essentiel a été le libéralisme.
Il n’y a rien, par contre, dans l’histoire des Etats-Unis qui corresponde à ce conflit dans la mesure où ce qui était en Europe appelé libéralisme était en Amérique la commune tradition sur laquelle la structure du pays avait été édifiée: le défenseur de la tradition américaine était un libéral au sens européen du terme.
Cette confusion initiale entre libéralisme et tradition en Amérique a été aggravée par la tentative récente d’y transplanter le type européen de conservatisme qui, étant étranger à la tradition américaine, a pris, au cours du processus, un caractère assez bizarre. Quelque temps auparavant, les radicaux et les socialistes américains avaient de surcroît commencé à se qualifier de « libéraux ».
Je continuerai pour le moment malgré tout à qualifier de libérale la position que je défends parce que je la crois aussi différente du vrai conservatisme que du socialisme. Qu’il me soit permis de dire néanmoins que je n’utilise le mot qu’avec un embarras croissant, et que je devrai tout à l’heure me demander s’il ne serait pas possible de trouver une appellation plus appropriée pour le parti de la liberté. La raison en est non seulement que le terme « libéral » suscite, aux Etats-Unis, de fréquents malentendus, mais aussi qu’en Europe la version rationaliste du libéralisme a été longtemps l’un des meilleurs catalyseurs du socialisme.
J’énoncerai maintenant ce qui me paraît être l’objection décisive à tout conservatisme proprement dit. Cette objection est que, par sa nature même, le conservatisme ne peut proposer d’alternative à la direction que nous suivons aujourd’hui.
Le conservatisme peut, par sa résistance aux tendances prédominantes, ralentir une dérive indésirable, mais il ne peut empêcher que la dérive persiste, puisqu’il n’indique aucun autre chemin. C’est pour cela que son destin a été d’être entraîné invariablement sur une route qu’il n’avait pas choisie. La lutte entre conservateurs et progressistes peut affecter la vitesse, mais non la direction des évolutions contemporaines.
Et même s’il faut bien un « frein sur le véhicule du progrès », je ne puis pour ce qui me concerne me contenter d’actionner le frein. Ce que le libéral doit se demander essentiellement, ce n’est pas à quelle vitesse et jusqu’où nous devons aller, mais où nous voulons aller. Il diffère en fait du « radical » collectivisant d’aujourd’hui bien davantage que le conservateur. Alors que ce dernier adhère généralement à une version adoucie et modérée des idées à la mode de son temps, le libéral doit lutter contre certaines des conceptions fondamentales que la plupart des conservateurs partagent avec les socialistes.
Relation triangulaire entre les partis
L’image généralement donnée de la position relative des trois partis obscurcit plus qu’elle n’éclaire leur rapport véritable. Elle les représente d’ordinaire comme trois points sur une même ligne, les socialistes à gauche, les conservateurs à droite, et les libéraux quelque part entre les deux. Rien ne saurait être plus fallacieux.
Si nous voulons faire un schéma, il serait plus approprié de les disposer en triangle, les conservateurs occupant l’un des angles, les socialistes tirant vers un second et les libéraux vers un troisième. Comme pendant longtemps les socialistes ont été en mesure de tirer le plus les conservateurs ont été entraînés dans la direction des socialistes davantage que dans celle des libéraux et ont adopté, à intervalles irréguliers, les idées que la propagande socialiste avait rendues populaires. Ce sont régulièrement les conservateurs qui ont transigé avec le socialisme et lui ont préparé le terrain. Adeptes de la Voie moyenne, et n’ayant pas d’objectif qui leur soit propre, les conservateurs ont été guidés par la conviction que la vérité doit se trouver quelque part entre les extrêmes, ce qui a fait qu’ils ont modifié leur position chaque fois qu’un mouvement plus prononcé s’est manifesté d’un côté ou de l’autre.
La position qui peut être à proprement parler qualifiée de conservatrice à tout moment donné dépend donc de la direction des tendances du moment. Comme l’évolution des dernières décennies s’est généralement faite dans le sens du socialisme, il peut sembler que conservateurs et libéraux ont été similairement préoccupés de retarder le mouvement. La dimension essentielle du libéralisme est néanmoins qu’il veut aller ailleurs, et non rester immobile.
Bien que le fait qu’il fut un temps, révolu, où le libéralisme était plus communément accepté et où certains de ses objectifs étaient proches de se réaliser puisse donner aujourd’hui l’impression du contraire, sa doctrine n’a jamais été nostalgique ou tournée vers le passé. A aucun moment les idéaux du libéralisme n’ont été pleinement atteints, et le libéralisme n’a cessé de viser à améliorer encore les institutions. il n’est hostile ni à l’évolution ni au changement; et là où l’évolution spontanée a été étouffée par des contrôles gouvernementaux, il réclame une profonde révision des mesures prises. Si on considère l’essentiel des actions politiques aujourd’hui dans le monde, on peut dire que ces actions donnent à un libéral bien peu de raisons de vouloir conserver les choses en l’état. Et qu’elles lui donnent plutôt le sentiment que le plus urgent serait un peu partout de balayer les obstacles à la libre croissance.
La différence entre libéralisme et conservatisme ne doit pas être occultée par le fait qu’aux Etats-Unis, il est encore possible de défendre la liberté individuellement en défendant des institutions héritées d’un long passé. Pour le libéral, ces institutions sont précieuses non pas surtout parce qu’elles sont anciennes, ou parce qu’elles sont américaines, mais parce qu’elles répondent aux idéaux qu’il chérit.
Différences fondamentales entre conservatisme et libéralisme
Avant de passer aux points sur lesquels l’attitude libérale et l’attitude conservatrice S’opposent fortement, il me faut souligner qu’un libéral aurait à apprendre bien des choses dans l’œuvre de quelques penseurs conservateurs. Nous devons à l’étude respectueuse et affectueuse de la valeur des institutions issues de l’expérience que certains d’entre eux ont mené des aperçus profonds qui sont de réelles contributions à notre compréhension d’une société libre.
Aussi réactionnaires qu’ils aient été sur un plan politique, des hommes tels que Coleridge, Bonald, de Maistre, Justus Möser ou Donoso Cortès ont fait preuve d’une compréhension de l’importance d’institutions à croissance spontanée telles que le langage, le droit, la morale et les coutumes qui anticipait des analyses scientifiques récentes et dont les libéraux auraient pu profiter. L’admiration des conservateurs pour la croissance spontanée s’applique, cela dit, en général au passé seul. Ils n’ont globalement pas le courage de reconnaître les modifications non décidées d’où pourraient surgir de nouveaux outils pour l’action humaine.
Cela me conduit au premier point sur lequel conservateurs et libéraux divergent radicalement. Comme les écrivains conservateurs l’ont souvent admis, l’un des traits fondamentaux de l’attitude conservatrice est la peur du changement, la méfiance envers la nouveauté en tant que telle, alors que l’attitude libérale est imprégnée d’audace et de confiance, disposée à laisser les évolutions suivre leur cours même si on ne peut prévoir où elles conduisent.
On ne saurait critiquer les conservateurs s’ils se contentaient de faire preuve de circonspection devant des changements trop rapides dans les institutions et la politique générale de l’Etat ; il y a en ces matières incontestablement de bonnes raisons pour être circonspect et pour procéder lentement. Mais les conservateurs sont enclins à user des pouvoirs du gouvernement pour empêcher le changement, ou pour en limiter la portée à ce qui convient aux esprits les plus timides.
Lorsqu’ils regardent vers l’avenir, ils manquent de cette foi dans les forces d’ajustement spontanées qui fait que le libéral accepte les changements sans appréhension, même s’il ignore comment seront réalisées les adaptations nécessaires.
Cela fait assurément partie du tempérament libéral de présumer que, surtout dans le domaine économique, les forces autocorrectrices du marché amèneront les adaptations requises par les situations nouvelles, même si personne ne peut prédire comment elles le feront dans chaque cas. Il n’y a probablement aucun facteur pris isolément qui contribue autant à la répugnance des gens à laisser le marché fonctionner librement, que leur incapacité à comprendre comment l’équilibre indispensable entre offre et demande, exportations et importations, ou autres paramètres analogues, se produira sans intervention délibérée. Le conservateur ne se tiendra pour rassuré et satisfait que si une sagesse supérieure veille, et supervise les changements, que s’il sait qu’une autorité est chargée de garantir que lesdits changements s’opèrent « dans l’ordre ».
Cette réticence à faire confiance aux forces sociales autonomes est étroitement reliée à deux autres caractéristiques du conservatisme : sa prédilection pour l’autorité, et son ignorance du fonctionnement des forces économiques. Comme il se méfie autant des théories abstraites que des principes généraux, il ne comprend pas les forces spontanées sur lesquelles se fonde une politique de liberté, et ne possède pas de base sur laquelle construire une formulation de principes politiques.
L’ordre apparait aux conservateurs comme le résultat de l’attention continue de l’autorité qui, à cette fin, doit avoir les mains libres pour faire ce que les circonstances exigent, sans avoir à respecter de règle rigide. S’attacher à des principes postule une compréhension des forces générales par lesquelles sont coordonnés les efforts dans la société ; et c’est justement cette compréhension, et tout spécialement la compréhension du mécanisme économique, qui fait manifestement défaut au conservatisme.
Le conservatisme a été si évidemment incapable d’engendrer une conception générale de la façon dont un ordre social se maintient que ses partisans modernes, en essayant de lui donner un fondement théorique, se trouvent invariablement réduits à faire appel quasi exclusivement à des auteurs qui se tenaient pour libéraux. Macaulay, Tocqueville, Lord Acton et Lecky se considéraient à juste titre comme des libéraux ; et même Edmund Burke qui resta jusqu’à la fin de sa vie un « Old Whig », aurait frissonné à l’idée d’être tenu pour « Tory ».
J’en reviens cependant au point principal, qui est la complaisance typique du conservateur envers l’action de l’autorité établie, et sa préférence pour le fait que celle-ci ne soit pas affaiblie par le traçage de limites définies. Cela est difficilement compatible avec la protection de la liberté. En général, on peut sans doute dire que le conservateur ne voit rien à redire à l’usage de la contrainte ou au recours à l’arbitraire, dès lors que l’intention est de servir ce qu’il considère comme des buts louables. Il pense que si le gouvernement est aux mains de gens convenables, on ne doit pas l’entraver par des règles trop strictes. Comme il est essentiellement opportuniste et manque de principes, son espoir doit être que les sages et les bons puissent diriger — non pas par l’exemplarité seule, comme nous pouvons tous désirer, mais par l’autorité qu’on leur confère et qu’ils font respecter. Comme le socialiste, il est moins soucieux de la façon dont les pouvoirs du gouvernement devraient être limités, que du choix de qui les exercera, et comme le socialiste il se considère autorisé à imposer aux autres par la force les valeurs qu’il révère.
Lorsque je dis que le conservateur manque de principes, je ne veux pas dire qu’il est dénué de convictions morales. Le conservateur moyen est incontestablement un homme à convictions morales très fortes. Ce que je veux dire est qu’il n’a pas de principes politiques qui lui permettraient de travailler avec des gens dont les valeurs morales diffèrent des siennes en vue de l’élaboration d’un ordre politique où les uns et les autres pourraient obéir à leurs convictions respectives. Or, c’est l’acceptation de principes permettant la coexistence de différents ensembles de valeurs qui seule rend possible l’édification d’une société paisible où le recours à la force serait minimal. Accepter de tels principes implique que nous consentions à tolérer bien des choses qui ne nous plaisent pas. Il y a maintes valeurs des conservateurs qui me conviennent mieux que celles des socialistes ; mais aux yeux d’un libéral, l’importance qu’il attache personnellement à certains objectifs n’est pas une justification suffisante pour obliger autrui à les poursuivre aussi.
Je me doute bien que certains de mes amis conservateurs seront choqués par certains passages de la Troisième partie de ce livre, qu’ils jugeront comme des « concessions » aux vues contemporaines. Mais bien que je puisse désapprouver tout autant qu’eux certaines mesures, et voter personnellement contre elles, je ne connais pas de principe général auquel je pourrais faire appel pour persuader ceux qui ont une autre opinion, que ces mesures ne sont pas envisageables dans le type général de société qu’eux et moi désirons. Vivre et travailler profitablement avec d’autres exige davantage que la fidélité à ses propres objectifs concrets. Cela requiert un dévouement intellectuel à un type d’ordre au sein duquel, même dans des domaines qu’on tient pour fondamentaux, on admet que d’autres poursuivent des fins différentes.
C’est pour cette raison qu’aux yeux d’un libéral, les idéaux moraux ou religieux ne peuvent être l’objet de mesures de contrainte, alors que ni les conservateurs ni les socialistes ne reconnaissent de telles limites au pouvoir. J’en viens parfois à penser que la caractéristique la plus frappante du libéralisme, celle qui le distingue tout autant du conservatisme que du socialisme, est l’idée que les convictions morales qui concernent des aspects du comportement personnel n’affectant pas directement la sphère protégée des autres personnes, ne justifient aucune intervention coercitive. Cela peut aussi expliquer pourquoi il semble tellement plus aisé à un socialiste repenti de trouver un nouveau havre de paix mentale et intellectuelle dans le giron conservateur que dans le giron libéral.
En dernière analyse, la position conservatrice repose sur la croyance que dans n’importe quelle société il y a des personnes visiblement supérieures, dont les normes, les valeurs et le statut social héréditaires devraient être protégés, et qui devraient avoir plus d’influence que les autres sur les affaires publiques. Le libéral ne nie pas qu’il y ait des personnes supérieures — ce n’est pas un égalitariste — mais il conteste que quelqu’un ait compétence pour désigner ceux qui font partie de cette élite. Alors que le conservateur est enclin à défendre une certaine hiérarchie établie et souhaite que l’autorité protège le statut de ceux qu’il admire, le libéral estime qu’aucune déférence envers des valeurs reconnues ne peut justifier le recours à des privilèges, monopoles, ou autres moyens de contrainte, en vue de protéger les personnes en question contre les forces du changement économique. Bien qu’il ait pleinement conscience du rôle important que les élites culturelles et intellectuelles ont joué dans l’évolution de la civilisation, il croit aussi que ces élites ont à faire leurs preuves par leur capacité à tenir leur rang dans le cadre des mêmes règles du jeu que leurs contemporains.
On peut rapprocher de tout cela l’attitude habituelle du conservateur vis-à-vis de la démocratie. J’ai bien précisé antérieurement que je ne considère pas la règle majoritaire comme une fin en soi mais comme un moyen, ou comme la moins nocive des formes de gouvernement entre lesquelles nous avons à choisir. Je crois, cela dit, que les conservateurs se fourvoient lorsqu’ils attribuent tous les malheurs de notre temps à la démocratie. Le mal essentiel réside dans la non-limitation du pouvoir, et personne n’est qualifié pour exercer un pouvoir illimité. Les pouvoirs que détient le gouvernement d’une démocratie moderne seraient encore plus intolérables entre les mains d’une petite élite.
Il est vrai que c’est seulement lorsque le pouvoir passa aux mains de la majorité qu’il fut estimé, inutile de limiter le domaine de ce pouvoir. En ce sens, démocratie et pouvoir illimité sont connexes. Mais ce qui est blâmable là n’est pas la démocratie, mais la non-limitation du pouvoir; et je ne vois pas pourquoi le peuple ne pourrait apprendre la nécessité de poser une limite à la règle majoritaire comme à toute autre forme de gouvernement. A tout le moins, les avantages de la démocratie comme méthode pacifique de changement et d’éducation politique apparaissent si considérables en comparaison de ceux de tous les autres systèmes, que je n’éprouve aucune sympathie pour l’animosité du conservatisme envers la démocratie. Ce qui me semble le problème essentiel n’est pas de savoir qui gouverne, mais ce que le gouvernement a le droit de faire.
Que l’opposition conservatrice à l’excès de gouvernement n’est pas affaire de principe, mais dépend des objectifs particuliers du gouvernement, apparaît clairement dans le domaine économique. Les conservateurs s’opposent d’ordinaire aux mesures collectivisantes et dirigistes dans le secteur industriel, et là le libéral peut trouver en eux des alliés. Mais dans le même temps, les conservateurs sont en général protectionnistes, et ont fréquemment appuyé des mesures socialisantes, dans le secteur agricole. De fait, même si les restrictions imposées actuellement dans l’industrie et le commerce découlent principalement de la vision socialiste, les restrictions imposées dans l’agriculture ont souvent été introduites plus anciennement par des conservateurs. Et dans leurs critiques de la libre entreprise, maints dirigeants conservateurs ont rivalisé de zèle avec les socialistes.
Faiblesse du conservatisme
J’ai déjà évoqué les différences intellectuelles entre conservatisme et libéralisme, mais je dois y revenir parce l’attitude caractéristique du conservatisme sur ce plan ne constitue pas seulement pour lui une faiblesse, mais tend en outre à nuire à toutes les causes qu’il défend. Le conservateur sent instinctivement que ce sont surtout les idées nouvelles qui provoquent les changements. Mais il craint les idées nouvelles surtout parce qu’il n’a pas de principes propres et différents à leur opposer, et sa méfiance envers les théories et son manque d’imagination concernant tout ce que l’expérience n’a pas encore confirmé, le privent des armes indispensables pour le combat des idées. A la différence du libéralisme qui croit fondamentalement au pouvoir à long terme des idées, le conservatisme est prisonnier du stock des idées héritées. Et comme il ne croit pas vraiment non plus aux vertus du débat, son dernier recours réside d’ordinaire dans la prétention à une sagesse supérieure, associée à la conscience de représenter l’élite.
La différence est particulièrement visible dans l’attitude respective du conservatisme et du libéralisme concernant le progrès des connaissances. Bien que le libéral ne tienne pas tout changement pour un progrès, il considère le progrès des connaissances comme un objectif essentiel de l’effort humain, et en attend la résolution graduelle des difficultés et des problèmes qu’on peut espérer élucider. Sans préférer le nouveau simplement parce qu’il est nouveau, le libéral sait que cela fait partie de l’essence de l’action humaine de produire toujours du neuf ; et il est prêt à s’accommoder d’une connaissance nouvelle, qu’il en approuve ou non les effets immédiats.
Je trouve personnellement que le trait le plus critiquable de l’attitude conservatrice réside dans sa propension à rejeter une connaissance nouvelle bien établie pour le motif que certaines conséquences qui semblent pouvoir en découler lui déplaisent — ou, pour parler net, dans son obscurantisme. Je ne contesterai pas que les hommes de science sont tout autant que d’autres enclins à suivre des modes fantaisistes, et qu’il convient d’être circonspect avant d’accepter les conclusions qu’ils tirent de leurs plus récentes théories. Mais les raisons des réserves qu’on peut émettre doivent elles-mêmes être rationnelles, et bien distinctes des regrets qu’on peut ressentir en constatant que les nouvelles théories bouleversent des croyances auxquelles on est attaché. Ainsi, je n’ai que peu de patience envers ceux qui repoussent, par exemple, la théorie de l’évolution ou ce qu’on appelle les explications « mécanistes » des phénomènes de la vie, simplement en raison de certaines déductions morales qui semblent de prime abord devoir en découler; et j’en ai encore moins vis-à-vis de ceux qui tiennent pour irrévérencieux et impie le fait de se poser certaines questions.
En refusant de regarder certaines réalités en face, le conservateur ne fait qu’affaiblir sa propre position. Il apparait fréquemment que les conclusions que la présomption rationaliste tire des nouvelles intuitions scientifiques n’en découlent pas. Mais ce n’est qu’en participant activement à l’élucidation des conséquences des découvertes nouvelles, qu’on peut découvrir si oui ou non elles cadrent avec notre vision ,du monde. S’il arrivait que nos opinions morales se révèlent dépendantes d’hypothèses factuelles inexactes, on pourrait difficilement qualifier de morale la volonté de les défendre en niant l’évidence.
On peut relier à la méfiance du conservateur envers le nouveau et l’inhabituel, son hostilité envers l’internationalisme et son penchant pour le nationalisme le plus strident. Et on peut voir là une autre source de sa faiblesse dans le combat des idées. On ne peut rien changer au fait que les idées qui transforment notre civilisation ne respectent aucune frontière. Et le refus de prendre connaissance d’idées nouvelles ne fait que priver celui dont le refus émane de la capacité de réfuter efficacement ces idées si cela s’avère nécessaire. Le développement des idées est un processus international, et seuls ceux qui prennent effectivement part au débat peuvent exercer une influence marquante. Dire d’une idée qu’elle est non américaine, ou non britannique, ou non germanique n’est pas un argument ; et un idéal erroné ou vicié ne cesse pas de l’être parce qu’il a été conçu par quelqu’un qui a la même nationalité que nous.
L’on pourrait en dire bien davantage sur les liens entre conservatisme et nationalisme, mais je ne m’y attarderai pas, parce qu’on pourrait avoir le sentiment que c’est ma situation personnelle qui me rend allergique à toute forme de nationalisme. J’ajouterai seulement que c’est ce préjugé nationaliste qui fournit souvent la passerelle qui permet de passer du conservatisme au collectivisme : le discours parlant de « notre industrie » ou de « nos ressources » n’est pas très éloigné du discours exigeant que ces « atouts nationaux » soient gérés dans l’intérêt national. A cet égard pourtant, le libéralisme d’Europe continentale, né pour partie de la Révolution française, ne vaut guère mieux que le conservatisme. Ai-je à dire que l’aversion pour le nationalisme est pleinement compatible avec le patriotisme entendu comme l’attachement profond aux traditions de son propre pays ? Mais le fait que je préfère certaines traditions de mon pays, et que j’éprouve du respect pour elles, ne saurait être la cause d’une quelconque hostilité envers ce qui est étranger et différent.
C’est seulement au premier abord qu’il semble paradoxal que le conservatisme soit à la fois adversaire de l’internationalisme, et partisan de l’impérialisme. Mais plus quelqu’un déteste ce qui est étranger et estime supérieur son genre de vie, plus il pense avoir pour mission de « civiliser » les autres — non en recourant aux contacts bilatéraux, spontanés et sans entraves que défend le libéral, mais en leur apportant les bienfaits d’un gouvernement efficace. Il est significatif que là encore, nous trouvions les conservateurs et les socialistes alliés contre les libéraux — non seulement en Angleterre où les Webb et les Fabiens étaient ouvertement impérialistes, ou en Allemagne où le socialisme d’Etat et l’expansionnisme colonial allaient de pair et rencontraient l’appui du même groupe de “ socialistes de la chaire “, mais aussi aux Etats-Unis où au temps de Theodore Roosevelt, “ les chauvins et les réformistes radicaux se sont rassemblés et ont formé un parti politique qui a menacé de s’emparer du gouvernement et de le mettre au service de leur césarisme paternaliste, le danger semblant n’avoir été écarté que par le fait que les autres partis ont adopté le programme alors formulé sous une forme simplement adoucie”.
Libéralisme et rationalisme
Sous un angle, mais un seul, on peut effectivement situer le libéralisme à mi-chemin entre le conservatisme et le socialisme: le libéral est aussi éloigné du rationalisme sommaire du socialiste qui entend reconstruire les institutions selon un schéma que lui dicte sa propre raison, que du mysticisme auquel le conservateur a fréquemment recours.
Ce que j’ai décrit comme la position libérale partage avec le conservatisme une méfiance envers la raison découlant de ce que le libéral est conscient de ce que nous n’avons pas réponse à tout, et n’est pas certain que les réponses qu’il a soient les bonnes, ni même qu’il y ait des réponses à toutes les questions. Le libéral ne dédaigne pas non plus chercher assistance dans les institutions ou les habitudes irrationnelles qui ont fait leurs preuves. Il diffère du conservateur par le fait qu’il admet son ignorance et reconnaît que nous savons bien peu de choses sans pour autant invoquer l’autorité de sources surnaturelles de connaissance lorsque sa raison se révèle impuissante. Le libéral est foncièrement un sceptique — et on pourrait dire qu’il lui faut un certain degré d’humilité pour laisser les autres chercher leur bonheur à leur guise, et pour adhérer de façon constante à cette tolérance qui caractérise essentiellement le libéralisme.
Il n’y a pas de raison pour que cela signifie l’absence de croyance religieuse de la part du libéral. A l’opposé du rationalisme de la Révolution française, le vrai libéralisme n’est pas en conflit avec la religion, et je ne puis que déplorer l’athéisme militant et foncièrement étranger au libéralisme qui a imprégné une bonne partie des libéraux du Continent au XIXC siècle. Que cette attitude ne relève pas de l’essence du libéralisme apparaît clairement dans le fait que les ancêtres du libéralisme, les anciens Whigs anglais, entretenaient des liens étroits avec une foi religieuse bien précise. Ce qui distingue en ce domaine le libéral du conservateur est que, si profondes soient ses convictions religieuses, le libéral ne se considérera jamais en droit de les imposer à autrui, et qu’à ses yeux le spirituel et le temporel sont des sphères différentes qu’il faut ne pas confondre.
A propos du nom du parti de la liberté
Ce que j’ai dit suffit sans doute à expliquer pourquoi je ne me considère pas comme un conservateur. Bien des gens, cependant, auront l’impression que la position qui émerge de mes réflexions ne correspond guère à ce qu’ils entendent d’ordinaire par “ libéral “. Je dois donc maintenant me poser la question de savoir si ce mot est aujourd’hui approprié pour désigner le parti de la liberté. J’ai déjà indiqué que, tout en m’étant toute ma vie qualifié de libéral, je ne le fais plus qu’avec un embarras croissant — non seulement parce qu’aux Etats-Unis le mot suscite constamment des malentendus, mais surtout parce que j’ai de plus en plus conscience de l’écart considérable qui sépare ma position du libéralisme rationaliste d’Europe continentale, et même du libéralisme utilitarien anglais.
Si “ libéralisme “ signifiait encore ce que le terme évoquait pour l’historien britannique qui, en 1827, pouvait parier de la Révolution de 1688 comme du “ triomphe de ces principes que, dans le langage d’aujourd’hui, on nomme libéralisme ou constitutionnalisme “ , ou si on pouvait encore avec Lord Acton, parler de Burke, Macaulay et Gladstone comme des trois plus grands libéraux, ou si on pouvait encore, comme Harold Laski, considérer Tocqueville et Lord Acton comme “ les libéraux essentiels du XIXe siècle “ (1 4), je serais très fier de me classer sous ce nom. Mais, bien que je sois tenté d’appeler leur libéralisme le vrai libéralisme, je dois reconnaître que la majorité des libéraux du Continent défendaient des idées auxquelles ces hommes étaient vigoureusement opposés, et étaient animés du désir d’imposer au monde un modèle rationnel préconçu et non de la volonté de créer les perspectives d’un développement libre.
Il en va de même pour ce qu’on appelle libéralisme en Angleterre depuis Lloyd George. Il est donc nécessaire de reconnaître que ce que j’ai appelé “ libéralisme “ a peu de rapport avec ce que visent les partis qui portent ce nom aujourd’hui. On peut en outre douter que les connotations historiques du terme soient à même de permettre le succès d’un parti politique quel qu’il soit. Les opinions pourront différer sur l’opportunité qu’il peut y avoir, dans de telles circonstances, à tenter de sauver un terme qui a été victime d’un mauvais usage. Pour ce qui me concerne, je ressens de plus en plus qu’à l’employer sans de longues explications, on provoque trop de confusion, et que l’étiquette qu’il constitue est désormais bien plus un boulet à traîner qu’une source de force. Aux Etats-Unis, où il est presque impossible d’employer le mot “ libéral “ dans le sens que je lui ai donné, on lui a substitué le mot “ libertarien “.
Peut-être est-ce la solution ; pour ma part, je trouve ce mot bien peu attrayant et je lui reproche de sentir l’artificiel et le succédané. Ce que je souhaiterais serait un mot qui évoque le parti de la vie, le parti qui défend la croissance libre et l’évolution spontanée. Mais je me suis creusé la tête en vain pour trouver un terme descriptif qui s’impose de lui-même.
Un nouvel appel aux anciens Whigs
Nous devrions toutefois nous rappeler que lorsque les idéaux que j’ai tenté de reformuler ont initialement commencé à se répandre dans le monde occidental, le parti qui les préconisait avait un nom très connu. Ce sont les idéaux des Whigs anglais qui inspirèrent ce qui fut par la suite connu comme le mouvement libéral dans l’ensemble de l’Europe, et qui fournirent les concepts que les colons d’Amérique emportèrent avec eux et qui les guidèrent dans leur lutte pour l’indépendance ainsi que dans l’élaboration de leur Constitution. En fait, jusqu’à ce que le caractère de cette tradition se soit trouvé altéré par les effets de la Révolution française, par sa démocratie totalitaire et par ses penchants socialisants, « Whig » fut le nom sous lequel on connaissait le parti de la liberté.
Le nom mourut dans le pays où il était né, en partie parce que, pour un temps, les principes qu’il évoquait ne furent plus propres à un parti déterminé, et en partie parce que les hommes qui le revendiquaient furent infidèles aux principes qu’il était censé désigner. Les partis whigs du XIXe siècle aussi bien en Angleterre qu’aux Etats-Unis achevèrent le processus de discrédit. Il n’en reste pas moins vrai que, puisque le libéralisme n’a pris la place du Whiggisme qu’après que ce dernier eut absorbé le rationalisme rudimentaire et militant de la Révolution française, et puisque notre tâche doit être de libérer la tradition libérale des influences hyperrationalistes, nationalistes, et socialistes qui l’ont envahie, Whiggisme serait historiquement le terme correct pour désigner les idées auxquelles je crois. Plus j’en apprends concernant l’histoire des idées, plus je pense que je suis simplement et essentiellement un « Old Whig » impénitent.
Se confesser « Old Whig » n’implique bien évidemment pas qu’on souhaite en revenir au point où on en était à la fin du XVIIIe siècle. Ce fut l’un des objectifs de ce livre de montrer que les doctrines alors formulées ont, quand bien même elles n’ont plus constitué l’objectif principal d’un parti distinct, continué à croître et à se développer jusque voici soixante-dix ou quatre-vingts ans. Nous avons depuis appris beaucoup de choses encore qui devraient nous permettre de les réaffirmé sous une forme plus satisfaisante et plus pertinente. Mais bien qu’ils requièrent une reformulation à la lumière de nos connaissances présentes, les principes de base sont toujours ceux des Old Whigs. Si l’histoire postérieure du parti qui portait ce nom a fait douter certains historiens de l’existence d’un corps distinct de principes whigs, je ne puis qu’être d’accord avec Lor-d Acton lorsqu’il dit que même si certains des « patriarches de la doctrine ont été des personnages infâmes, l’idée — qui est à l’origine du mouvement whig — selon laquelle il existe une loi plus haute que tous les codes municipaux, est l’accomplissement suprême des Anglais, et leur legs à la nation » et, pourrions-nous ajouter, au monde entier. Ce sont les principes whigs qui constituent le fondement de la tradition commune aux pays anglo-saxons. C’est d’eux que le libéralisme du continent a tiré ce qu’il a de valable. C’est sur eux que repose le système de gouvernement wnéricain. Sous leur forme pure, ils sont représentés aux Etats-Unis, non par le radicalisme de Jefferson, ou par le conservatisme d’Hamilton, ou de John Adams, mais par les idées de James Madison, le « Père de la Constitution ».
Je ne sais si faire revivre le vieux nom serait politiquement possible. Que pour la masse des gens, dans le monde anglo-saxon ou ailleurs, ce soit probablement un terme sans connotations définies est peut-être plus un avantage qu’un inconvénient. Pour ceux à qui l’histoire des idées est familière, c’est sans doute le seul nom qui exprime vraiment ce que signifie la tradition libérale. Que tant pour l’authentique conservateur, que pour les nombreux socialistes devenus conservateurs, le Whiggisme soit par excellence la chose à détester, témoigne chez eux d’un instinct très sûr. Whiggisme fut le nom de l’unique ensemble d’idéaux qui se soit opposé de façon cohérente à tout pouvoir arbitraire.
Principes et possibilités politiques
L’on peut se demander si l’appellation compte réellement à ce point. Dans un pays comme les Etats-Unis, qui dans l’ensemble a encore des institutions de liberté, et où par conséquent défendre ce qui existe est aussi défendre la liberté, cela n’a pas grande importance que les défenseurs de la liberté se disent conservateurs — encore que l’association avec le conservatisme au sens strict soit souvent gênante. Même quand des gens approuvent les mêmes institutions, il faut toujours se demander s’ils les approuvent parce que ces institutions existent, ou parce qu’elles leur semblent désirables. La résistance commune à la marée collectiviste ne devrait pas jeter dans l’ombre le fait que la foi dans la liberté intégrale se fonde essentiellement sur une attitude de préparation de l’avenir, et non sur un attachement nostalgique aux temps révolus, ou sur une admiration romantique pour ce qui a été.
Le besoin d’une claire distinction est absolument impératif là où, comme c’est le cas en Europe, les conservateurs ont déjà absorbé de larges portions du dogme collectiviste — dogme qui a inspiré la politique depuis si longtemps déjà que nombre de ses applications institutionnelles ont fini par aller de soi et par devenir un motif de fierté pour les partis « conservateurs » qui les ont établies. Là, celui qui entend défendre la liberté ne peut que s’opposer aux conservateurs et prendre une position radicale, dressée contre les préjugés populaires, les positions établies, et les privilèges. Les absurdités et les abus ne sont pas devenus moins condamnables parce qu’ils ont inspiré depuis longtemps la politique concrète.
L’adage quieta non movere peut être une maxime sage pour le responsable politique en certaines circonstances, mais il ne peut satisfaire le philosophe politique. Celui-ci peut recommander que l’action politique soit menée avec précautions, et pas avant que l’opinion publique n’y ait été préparée. Mais il ne peut approuver une décision pour la simple raison que l’opinion publique la souhaite. En un monde où l’impératif est à nouveau et comme au début du XIXe siècle de débarrasser le processus de croissance spontanée des obstacles accumulés par la folie des hommes, son espoir doit être de parvenir à persuader ceux qui par tempérament sont « partisans du progrès », et qui, s’ils peuvent présentement chercher le changement dans une direction mal choisie, sont au moins disposés à examiner d’un œil critique ce qui existe, et à apporter des transformations où cela semble nécessaire.
J’espère n’avoir pas égaré le lecteur en parlant à l’occasion de « parti », alors que je pensais à des groupes d’hommes défendant un certain ensemble de principes intellectuels et moraux. La politique partisane n’a été à aucun moment le but de cet ouvrage. La question de savoir comment les principes qu’il a tenté de recomposer, à partir des fragments épars de la tradition, devront être traduits en un programme susceptible de séduire le plus grand nombre, le philosophe politique doit la laisser à un autre: « cet animal insidieux et retors que le bon peuple appelle homme d’Etat, ou politicien, et dont les décisions se fondent sur les fluctuations passagères des affaires publiques ». La tâche du philosophe politique ne peut être que d’influer sur l’opinion publique, non d’organiser les gens en vue d’une action. Et il ne remplira sa tâche avec efficacité que s’il ne se préoccupe pas de ce qui est aujourd’hui possible politiquement parlant, et défend de façon cohérente des « principes généraux intangibles ». Je doute en ce contexte qu’il puisse exister quelque chose qu’on appellerait une philosophie politique conservatrice. Le conservatisme peut souvent servir d’axiome pratique, mais il ne fournit aucun principe directeur qui puisse influer sur les évolutions à long terme.
F.A. Hayek