Jean-Pierre Dupuy et la Justice sociale introuvable I
Au cours de notre longue série d’articles consacrés à la pensée de Smith, celle de Rawls, celle de Hayek ou encore celle de Dworkin, nous avons bénéficié des analyses lumineuses déployées par Jean-Pierre Dupuy dans son ouvrage Libéralisme et justice sociale.
Il est temps de nous pencher à nouveau sur cette mine d’or pour en extraire quelques pépites de sagesse, plus particulièrement sur son analyse des trois Idéal Type qui structurent le débat public quand la question de la justice sociale est abordée. Si l’archéologie minutieuse de Dupuy se focalise sur le paysage intellectuel français (et nous aurons l’occasion de voir que les choses n’ont guère évolué depuis la publication de l’ouvrage), les observations qui s’en dégagent ont indéniablement une portée universelle.
Si la théorie de la justice de Rawls nous offre la forme d’un système qui se veut complet et cohérent, déplié de manière méthodique dans un ouvrage universitaire et décortiqué par de multiples articles postérieures, il n’en va pas de même avec les représentations courantes de la justice sociale qui flottent dans notre atmosphère intellectuelle, structurant plus ou moins les discussions publiques et orientations politiques.
Comme le note Dupuy, ces représentations existent sous la forme “d’un ensemble disparate de thème, d’opinions, de slogans et d’idée toutes faites”, nous avons affaire à “un magma de déclarations politiques, d’articles de journaux, de textes polémiques, d’essais plus ou moins bâclés, d’interviews diverses ou d’opinions communes”, formant une matière des plus opaque à l’analyste qui chercherait à en dégager un modèle aussi cohérent que celui de la conception rawlsienne.
“A lire ce corpus, on ressent une double impression contradictoire. Le premier sentiment, c’est que les unités élémentaires de signification, thèmes ou sèmes, sont en petit nombre et que ce sont toujours les mêmes qui reviennent sous des habillages divers, soit que les auteurs en endossent la paternité, soit qu’ils prétendent les débusquer dans les arguties de leurs adversaires idéologiques. Mais la seconde impression, c’est qu’il est difficile en fin de compte de les identifier et de les classer, encore plus de les organiser en système.
(…)
Je propose trois grands types de modèles dont l’ensemble arrive à recouvrir l’essentiel des représentations communes en matière de justice sociale. Le problème c’est que ces modèles se dissimulent, ils n’apparaissent jamais tels qu’en eux mêmes. D’être trop soumis à l’influence attractive, répulsive ou intimidante des autres, ils sont dénaturés. Croyant trouver des alliés dans ceux qui les dénigrent, mettant dans le même sac leurs adversaires indistincts, ils ne se connaissent pas eux mêmes et ne connaissent pas les autres. Tout le travail consiste à les révéler à eux mêmes.
(…)
Les trois types de modèles sont les suivants (les dénominations ne sont peut-être pas des plus adéquates : elles serviront surtout pour la commodité de la discussion)le modèle conservateur; le modèle individualiste méritocratique; et le modèle critique ou démystificateur.
Par rapport à ce qui vient d’être discutés, ces trois modèles présentent des particularités bien contrastées. Le modèle conservateur est introuvable dans le discours contemporain. Il appartient à d’autre temps et relève d’une autre logique. Il aurait mieux valu le nommer “modèle hiérarchique”, si ce terme de hiérarchie n’en était pas venu à prendre un sens très différent du sens originel. Ce discours a une très forte identité, cette identité est absente du discours moderne, mais elle l’imprègne néanmoins fortement. C’est sous des formes très abâtardies, mâtinées des autres modèles, qu’il s’exprime au grand jour.
Le modèle critique démystificateur est à proprement parler un antimodèle. Il n’opère que dans la négativité, se limitant à “interpréter”, ce qui veut dire pour lui démystifier, les autres discours. Son identité à lui aussi est bien marquée mais à la différence du modèle conservateur, elle est partout présente, et son pouvoir d’attraction est très fort. Les confusions qu’il opère au sujet des autres modèles, mais aussi de lui même, rendent cependant délicat le travail consistant à rétablir sa cohérence.
Le modèle intermédiaire, dit “individualisme méritocratique” regroupe le marais des représentations du sens commun. Des trois modèles, c’est celui dont l’identité est la plus floue, la plus indécise. Ce modèle est très intimidable et ses deux voisins exercent sur lui leur forte influence. De là qu’il couvre un champs très vaste dans l’ensemble des représentations manifestes.
J’ai joint à cette typologie le discours de ce qu’on a appelé en France “nouvelle droite” et ailleurs “sociobiologie”. A la vérité, sous la forme pure que je lui prête, ce dernier “modèle” est rare car difficilement exprimable au grand jour, sauf dans le discours critique et démystificateur. Non que ce dernier, cela va sans dire, reprenne à son compte les normes éthiques de la nouvelle droite : il n’y a pas de normes éthiques dans le discours critique démystificateur. Mais il se trouve que pour ce dernier, le modèle de la nouvelle droite représente la vérité, la vérité honteuse et soigneusement dissimulée, de tous les autres discours.
Il faut également préciser que le modèle de Rawls n’entre dans aucun des trois types que nous venons de distinguer. C’est ce qui fait sa richesse et sa singularité, mais qui lui vaut aussi les difficultés qu’il rencontre. La conception rawlsienne de la justice est le nœud de toutes les contradictions qui s’attachent à la pensée de la justice sociale. L’instabilité de cette conception résument les instabilités de toutes les conceptions.
(…)
C’est le moment de préciser que cette typologie ne prétend pas constituer une partition de l’ensemble des auteurs ou donneurs d’opinions : chez la même personne, et parfois jusque dans la même pensée, les trois pôles se font concurrence.”
Après ce préambule brillant, présentant le cadre de la démarche théorique de Dupuy, nous allons nous concentrer, dans cet article, sur le premier modèle.
Le modèle “conservateur” ou “hiérarchique”
“Une théorie générale de l’inégalité, s’il en faut une, doit être centrée sur les sociétés qui lui donnent un sens, et non sur celles qui, tout en en présentant certaines formes, ont choisi de la nier. Ce doit être une théorie de la hiérarchie.” (Louis Dumont, Homo Hierarchicus)
“Puisque ce premier modèle est introuvable sous sa forme pure dans le discours contemporain, je vais en emprunter la caractérisation à un théoricien des sciences sociales.
On sait que pour Louis Dumont toutes les sociétés “traditionnelles”, c’est à dire l’ensemble des sociétés humaines connues à l’exception de la “modernité”, se distinguent radicalement de cette dernière par leur “idéologie hiérarchique”. L’idéologie c’est, pour Dumont, “l’ensemble des idées et valeurs communes dans une société”, et l’ont peut dire qu’en un certain sens l’idéologie hiérarchique est celle pour qui “l’inégalité sociale”, la hiérarchie, est précisément la forme même de la justice.
Dans son imprécision, cette formulation est trop abrupte, mais elle a le mérite de marquer nettement la distance immense qui sépare cette conception de la justice de toutes les conceptions modernes réunies.
Pour accepter cette distinction primordiale, il ne faut d’abord pas hésiter à prendre, avec Dumont, et quelques autres, sur l’histoire de l’humanité, une perspective cavalière et à en détacher une partie, baptisée globalement du nom de “modernité” qu’on oppose à tout le reste comme constituant un phénomène exceptionnel. Or ce qui est exceptionnel dans la société moderne par contraste avec toutes les communautés ou civilisations traditionnelles, selon cette vue, c’est la conception égalitaire du lien social.
Pour prendre au sérieux l’opposition, il faut donc accepter cette idée que ce qui distingue la modernité ce n’est pas l’inégalité, mais l’égalité : non pas parce que cette égalité serait réalisé dans les faits, bien au contraire, mais parce qu’elle est le foyer de l’imaginaire des sociétés modernes.
Comme l’écrit François Furet, il faut donc, avec Tocqueville, entendre “par démocratie (…) non un état social réél mais la perception égalitaire du rapport social, normalement hiérarchique, (au moins à en juger à l’histoire humaine) par les acteurs de ce rapport. Perception égalitaire qui à son tour modifie la nature de ce rapport, même quand il est resté totalement inégal”.
Et Philippe Raynaud d’ajouter “On conçoit aisément que ce n’est possible que par une rupture complète avec tout ce que suppose la théorie marxiste de l’idéologie : une telle conception de la “démocratie” n’est possible que si l’on renonce à considérer l’égalité “formelle” comme une dissimulation de l’inégalité sociale “réelle” pour comprendre comment la perception “démocratique”, égalitaire, du lien social (qui ne va pas sans l’affirmation du caractère relatif des hiérarchies) est à elle seule le premier principe du dynamisme propre aux sociétés modernes.”
C’est donc par opposition à la “révolution moderne” de l’égalité qu’il faut comprendre la figure hiérarchique qui, pour Dumont, constitue la “formule logique” de la configuration idéologique propre à toute société traditionnelle tant soit peu complexe. Et d’abord, ce que la hiérarchie n’est pas : la hiérarchie n’est ni l’inégalité de pouvoir ou d’avoir économique, ni l’inégalité de pouvoir politique. Si l’on reprend la distinction classique que traçait Max Weber entre la “classe” qui renvoie à l’économie, et le “groupe de statut”, “l’ordre”, “l’état”, la “caste”, etc… qui renvoie au prestige, à l’honneur, au système des relations sociales garanti par le religieux, c’est de ce deuxième groupe que la hiérarchie est la forme, comme l’étymologie nous le rappelle.
“La hiérarchie (s’attache) toujours aux fonctions religieuses, écrit Dumont, parce que la religion est la forme que prend l’universel dans ces sociétés”. La hiérarchie est un mode de totalisation symbolique du social qui englobe ce dernier dans une conception globale du cosmos, elle même hiérarchisée en valeur. “La hiérarchie intègre la société par référence aux valeurs”, le mot “intègre” dans cette formule est à prendre au sens mathématique.
La forme de la hiérarchie est complexe à appréhender, pour nous modernes, même si elle rappelle au logicien des formes connues de lui : Dumont la caractérise d’abord comme “englobement du contraire”. Dans tout “ordre résultant de la mise en jeu de la valeur”, l’élément “supérieur” n’est pas supérieur, dominant, préférable aux éléments “inférieurs” au sens que nous donnons ordinairement à ces termes, il est différent d’eux au sens où le tout englobe les parties, ou au sens où une partie prend la prééminence sur une autre dans la constitution et la cohérence interne du tout. La figure hiérarchique n’a donc sa place qu’au sein d’une idéologie “holiste”, c’est à dire un système d’idées et de valeurs qui subordonne l’individu humain à la totalité sociale.
L’illustration suivante, analogue à celle que Dumont donne lui même (l’opposition hiérarchique entre main droite et main gauche, et la création d’Eve à partir d’une côte d’Adam) peut donner à voir cette forme abstraite de l’englobement du contraire et comment l’idéologie moderne refuse de l’intégrer à son propre système. A suivre l’Académie française, notre langue ne comporte pas un genre masculin et un genre féminin mais un genre “non marqué” et un genre “marqué”. Le genre “non marqué” vaut pour la totalité des sujets, quel que soit leur sexe. Le genre marqué ne vaut que pour le sexe féminin.
De telle sorte que le masculin, à un niveau, représente la totalité, et par la même englobe le féminin; tandis qu’à un autre niveau, celui des éléments, il s’oppose au féminin. La coïncidence du tout et d’une de ses parties strictes (qui implique pour un mathématicien l’idée d’infini) est ce qui vaut au tout de s’opposer à une de ses parties complémentaires. De cette “opposition hiérarchique”, les féministes, évidemment, ne veulent voir que le niveau de l’opposition symétrique, et d’une figure hiérarchique font ainsi une figure égalitaire, celle du conflit et de la concurrence.
La hiérarchie entendue comme englobement du contraire implique que la hiérarchie s’inverse à l’intérieur d’elle même. Ce changement de signe est simplement corrélatif d’un changement de niveau : l’élément supérieur au niveau englobant devient inférieur au niveau englobé et inversement. Cette propriété purement logique a d’abord été théorisé par Dumont à propos de l’Inde (Homo Hierarchicus) et des rapports qui s’y nouent entre la fonction religieuse et la fonction politique, puis sur la théorie du Pape Gélase, cinq cents ans après Jésus Christ : “En matière de religion, donc absolument, le prêtre est supérieur au Roi ou à l’Empereur à qui l’ordre public est confié. Mais du même coup le prêtre obéira au Roi en matière d’ordre public, c’est à dire dans un domaine subordonné”. Ou encore “Les prêtres sont supérieurs car c’est seulement à un niveau inférieur qu’ils sont inférieurs.”
Il en a été suffisamment dit, je pense, pour qu’on voie que la société moderne, par son individualisme et son égalitarisme, même et surtout lorsqu’elle produit des inégalités, constitue la négation de la forme hiérarchique. Et cependant, ses analystes, ses sociologues, confrontés à des formes d’inégalités persistantes, autoreproductrices, qui divisent la société en blocs étanches et quasi héréditaires, n’hésitent pas, bien souvent à utiliser les mots de la hiérarchie pour les décrire : castes, ordres, strates et bien sûr hiérarchie elle même. C’est ce que font par exemple les théoriciens de la discrimination raciale aux Etats-Unis, tel Gunnar Myrdal, lorsqu’ils lui appliquent le terme de “castes”, l’assimilant ainsi aux formes traditionnelles de subordination.
Pour Dumont, c’est là une erreur méthodologique fondamentale qui révèle l’ethnocentrisme du sociologue. Il est certes bien convaincu, c’est d’ailleurs là pour lui la vérité de base de toute sociologie, que toute société se construit sur le mode holiste et hiérarchique même lorsque au plan des idées et des valeurs elle s’affirme en négation de ces principes, qui n’en continuent pas moins de la constituer. C’est précisément lorsque le refoulé holiste et hiérarchique fait brutalement retour dans une société qui se pense et se veut fondé sur l’individualisme et l’égalitarisme que s’engendrent les formes monstrueuses de “stratification” et de discriminations sociales qui constituent les maladies de la modernité : racisme, totalitarisme, national-socialisme, etc…
Les “forces” et les fonctions hiérarchiques sont donc bien à l’œuvre derrière les formes de différenciation que l’on observe dans les sociétés modernes. Mais qu’elles s’inscrivent en faux contre le système des valeurs affichées et n’arrivent qu’à produire un “pseudo holisme”, hybride monstrueux de holisme et d’individualisme, alors que la société hiérarchique et authentiquement holiste tire sa cohérence et sa cohésion d’être fondée sur un principe d’inégalité, c’est ce qui fait toute la différence pour une sociologie qui, comme celle de Dumont, entend donner aux “faits de conscience” toue leur place.
L’aveuglement des modernes à la différence entre les divers type de différences sociales résulte évidemment de ce qu’ils posent l’égalité comme norme, et que dès lors, ils confondent toutes les manifestations de déviance par rapport à cette norme.
Pour qui a bien saisi l’importance et la force de ce modèle mais qui est convaincu qu’il correspond à un passé définitivement révolu, et que tenter de le faire revivre en rétablissant la subordination comme valeur ne peut que produire des formes “honteuses et pathologiques” de celle-ci, la question se pose de gérer sa présence-absence dans la modernité. L’idéal d’un monde tout à la fois égalitaire et respectueux des différences est fréquemment proposé, par exemple chez ceux qui luttent contre le racisme. C’est bien dans cette voie que Dumont pense qu’il faut chercher.
Mais à s’en tenir à une maxime en forme de slogan, on sous-estime dangereusement la complexité et le caractère paradoxal de ce qu’il faut concevoir, et si possible réaliser. Car une différence qui serait par elle-même égalitaire, à l’instar de l’image plate que la science moderne nous donne de la diversité naturelle, c’est un énoncé qui, dans les affaires humaines, n’a pas de sens, ou plutôt c’est encore le slogan raciste “égaux mais séparés” qui en est le modèle le plus rapproché.
Et cela parce que la différence sociale, contrairement à la différence naturelle reconstruite par la science moderne, est une différence en valeur, donc hiérarchique, au sens précis qu’il faut donner à ce terme, “englobement du contraire”(cf ci-dessus). La différence dans l’égalité c’est donc, à son tour, une (méta) figure hiérarchique, où le niveau supérieur (l’égalité) englobe et contredit le niveau subordonné (la différence). C’est tout sauf une figure plate, égalitaire. A ne pas penser cela, on s’expose à faire rentrer le mal que l’on pensait avoir expulsé.
Puisque cela va constituer une des cibles favorites de la critique “démystificatrice”, précisons en quoi la société hiérarchique et holiste peut être dit “naturelle”, par opposition à la forme moderne de société qu’il faut alors dire “artificielle”.
Sans nul doutes, les sociétés traditionnelles se pensent elles-mêmes comme naturelles, c’est à dire conforme à l’ordre immuable des choses, de la vie et du monde. Mais cette “nature” n’est évidemment pas celle dont la science moderne prétend dire la vérité. Fondée sur une séparation entre l’être et le devoir être, forme de connaissance qui exclut par construction une quelconque référence aux valeurs, la science cherche dans les faits seuls une vérité universelle que la diversité et la relativité du monde hiérarchique des valeurs semblent à jamais incapables d’approcher. Si elle trouve dans la nature des “différences”, il ne peut donc s’agir que d’une diversité plate, dont les éléments ne sont pas hiérarchisables.
Tout au contraire, la nature traditionnelle telle que les hommes la conçoivent avant la séparation introduite par l’avènement de la science moderne, obéit au même modèle que l’institution de la cité, celui précisément d’un cosmos hiérarchisé en valeur. On peut dire aussi de la société holiste et hiérarchique qu’elle est “naturelle” en ce qu’elle est la forme “normale” du social qui tend toujours à réapparaître alors même qu’on la refoule.
Comme l’écrit Etienne Borne : “Une solidarité vitale, une structure hiérarchique de fonctions subordonnées les unes aux autres, d’un mot une totalité ordonnée qui, apparence fascinante, semble s’imposer comme une raison et une justice objectivées à la manière de la termitière où chacun, sans jamais être consulté, est à la place qui convient et s’acquitte avec correction de la tâche inscrite dans sa nature : tel est le modèle organique auquel se conformerait nécessairement toute société qui serait de part en part naturelle. Un effort en sens inverse de la nature, telle est au contraire, selon Bergson, la condition de la démocratie.”
La démocratie, ou “l’égalité des conditions” au sens de Tocqueville apparaît en effet au regard comme profondément artificielle, dans tout les sens du mot. L’artificialisme moderne c’est la conviction que l’ordre sociale est d’essence rationnelle, “extra mondaine”, en ce sens que la volonté humaine s’applique au monde depuis un point qui lui est extérieur, et qui n’est autre que le lieu de l’individu moderne, doté d’intérêts et de passions, et libéré de toute subordination à une totalité intégratrice. Ou, comme le dit Claude Bruaire, c’est “une espèce de défi de l’esprit à la nature”.
Le modèle hiérarchique est présent-absent dans le discours contemporains, disions nous. Cette présence-absence c’est probablement dans le discours dit de la “nouvelle droite” qu’on peut le mieux la réperer. Il y a plusieurs traits fondamentaux de ce discours qui le rattachent apparemment au modèle conservateur. Et d’abord l’affirmation hétérodoxe que la justice implique l’inégalité : non pas l’inégalité passagère et toujours susceptible d’être renversée mais l’inégalité pérenne, héréditaire, sacrée : la “hiérarchie”. Contre l’indifférentisme libéral du “tout se vaut”, contre l’uniformisation de la société marchande, le primat de l’économie et la banalisation du bien par l’argent, ce discours exalte les différences de valeurs.
Contre l’équivalent général, il glorifie l’incommensurabilité des êtres.
Être de droite, affirme Alain de Benoist, c’est avant tout “considérer la diversité du monde et par suite les inégalités relatives qui en sont nécessairement le produit, comme un bien, et l’homogénéisation progressive du monde, prône et réalisé par le discours bimillénaire de l’idéologie égalitaire comme un mal.”
Apparemment aussi, ce discours valorise aussi une forme de holisme lorsque, prétendant rompre avec les valeurs bourgeoises individualistes, il magnifie les cultures populaires, les différences ethniques, l’enracinement dans un Volk : “Rompre avec le rationalisme du bonheur individuel (…) pour nous situer du côté des peuples, de leur volonté d’affirmation, de différence et de destin”. L’affirmation du devoir de solidarité envers les plus faibles va dans le même sens : “Le droit des meilleurs à la Table Ronde, et le droit des faibles à la protection des forts”, voilà ce qu’il faut hautement revendiquer. La société est “comme un corps : bien qu’inégaux, nous restons tous solidaires les uns des autres, en vue de la réalisation du destin collectif”. Il faut tout faire pour rejeter le libéralisme et l’économisme, destructeurs du tout social, et en particulier “accroitre la part relatives des rétributions non monétaires dans la création d’inégalités; aller vers une plus grande différenciation des statuts”.
Enfin, pour compléter le tableau, on trouve signifiée l’allégeance à l’ordre naturel des choses, la soumission à l’ordre éternel de la nature.
Tout cela, bien entendu, n’est qu’apparence. Ce n’est pas la hiérarchie que nous avons ici mais son double monstrueux.
Rappelons-nous, la supériorité hiérarchique ce n’est pas le signe d’une plus grande valeur individuelle, c’est la marque de la prééminence du tout sur les parties. Celui qui est en “haut” ne le doit pas à ses qualités intrinsèques mais au fait qu’il incarne la totalité. Soit, par exemple, un monarque héréditaire; la contingence admise par tous qui est “cause” de sa présence à la place suprême est cela même qui porte publiquement témoignage que ce n’est pas de qualité individuelle qu’il s’agit, telle qu’elle pourrait être révélé à l’issue d’une compétition méritocratique.
En regard du modèle, l’idéologie de la nouvelle droite apparaît comme fondamentalement individualiste. Lorsqu’ils parlent de supériorité, ses théoriciens pensent sans aucun doute à une valeur individuelle supérieure. Ce n’est pas pour rien qu’ils prônent “une éthique du perfectionnement individuel” et de “l’affirmation de soi” : “En tout domaines, les meilleurs montrent la voie à suivre. La logique de l’émulation ne condamne nullement le succès en lui même. Bien au contraire, il y a lieu de présumer que celui qui réussit le doit à ses propres mérites, et qu’en cas d’échec, l’ont doit d’abord s’en prendre à soi-même.” (P.Baccou, Le grand Tabou, voir aussi le slogan du Front national “La hiérarchie, c’est la véritable égalité, c’est le classement des individus selon leurs capacités”).
Ce n’est pas un hasard qu’ils citent en l’approuvant Restif de la Bretonne : “Le mérite produit une inégalité juste et l’homme sans mérite n’est rien”, et même Raymond Aron : “On pourrait reprocher (aux sociétés occidentales) tout autant de passer d’une idée juste de l’égalité -le droit de tout homme à être traité comme un homme-à une idée fausse et même absurde -l’égalité de valeur entre le bon et le méchant, entre le créateur et l’imitateur, entre les quelques uns qui par leurs œuvres ou leurs vertus, s’élèvent au dessus des autres et la troupe innombrable des médiocres”(cité dans Le grand Tabou)(Relevons en passant l’incroyable contradiction entre ce mépris pour la masse et l’affirmation “libérale” de l’égale dignité de tout homme).
Ce qui empêche les idéologues de la nouvelle droite d’être de vulgaires “méritocrates” (Cf le modèle méritocratique discuté infra), c’est qu’ils refusent de reprendre à leur compte le thème de l’égalité des chances. La troupe des médiocres, des envieux, des ratés n’a que ce mot à la bouche : égalité des chances. La dénonciation de l’inégalité des chances, c’est une bonne excuse pour ne pas reconnaître que de son échec, on est seul responsable. Sans compter que les “égalitaristes” américains (spécialement naïfs il est vrai) l’avouent tout net : l’égalité des chances n’est concevable que complétée par l’égalité des résultats : il serait trop insupportable de vivre dans une société où le sort de chacun dépendrait des résultats de la loterie génétique. Bref une saine méritocratie devrait se garder comme de la peste de revendiquer l’égalité des chances, sous peine de se convertir en son inverse : l’égalitarisme des frustrés. (Paraphrase du Grand Tabou)
C’est donc, en un sens, sous la forme d’une méritocratie exacerbée que le modèle hiérarchique se dégrade et dégénère dans le discours de la nouvelle droite. On nait supérieur ou inférieur, héros ou raté, et ce ne sont pas des mesures sociales de “rattrapage” qui affecteront cette différence d’essence. Que l’idéologie de la nouvelle droite soit tout le contraire d’un holisme, elle même en comprend fort bien la raison : “L’être humain a appris à maitriser l’ordre social : dès lors, il devient de plus en plus difficile d’exercer des choix qui créent de l’inégalité, parce que le fondement de ces choix n’est plus ressenti comme extérieur à nous. L’égalitarisme est d’une certaine façon le refus de ce pouvoir nouveau”. (idem)
En d’autres termes, l’artificialisme, si consubstantiel à la modernité, impliquait la destruction des Touts et de leurs systèmes différenciés de valeurs.
Comment la nouvelle droite va-t-elle combiner artificialisme et principe inégalitaire? A quel universel vas-t-elle pouvoir se raccrocher pour éloigner de la pensée de la différenciation sociale le spectre de la contingence absolu? Au seul universel qui nous reste : la science. C’est ici que les ennuis (théoriques) de la nouvelle droite commencent, mais aussi ceux de ses adversaires.
Que cette idéologie prétend “fonder scientifiquement” sur la biologie et la génétique, l’inégalité sociale, voilà tout ce que l’on retient, en général pour mieux le vitupérer, du discours de la nouvelle droite (ou de la sociobiologie). Dirons-nous que c’est là prendre l’accessoire pour l’essentiel? La preuve, en tout cas, que cela n’éclaircit par les choses, c’est qu’on en profite, non moins généralement, pour englober dans le même opprobre toutes les formes de légitimation de la différence sociale qui renvoient à un ordre “naturel” et donc, en particulier, les sociétés holistes.
Or, répétons-le, la nature à laquelle se réfère les idéologues de la nouvelle droite n’est pas la même que celle qui sert de fondement aux sociétés traditionnelles. C’est la nature reconstruite par la science, et par là, privée de valeurs. Ces valeurs, il faut donc les ajouter du dehors : ce que fait la nouvelle droite.
Mais alors, le glissement est inévitable, on est parti du modèle holiste, on l’a dégradé en méritocratie extrême, et on finit dans le “darwinisme social”. Car la science ne fournit que des faits, et ce sont ces faits qui vont servir de mesure de la valeur : le plus fort devient le meilleur, un rapport de force est érigé en norme morale. C’est là, note Dumont, une inversion pure et simple du “principe aristocratique”. De là, tout le reste suit : “Il n’y a plus d’autre justification à la subordination telle qu’on la rencontre nécessairement dans toutes sociétés (…) que le fait brut de la domination des uns sur les autres”. (Dumont, Essais sur l’individualisme).
Les scientifiques s’offusquent : On fait dire à la science ce qu’elle ne dit pas. Et certes, ils font bien de le dénoncer, car la science, par impuissance congénitale, ne saurait apporter ces valorisations que prétendent y voir les idéologues de la nouvelle droite. Malheureusement, certains ne s’arrêtent pas là. Prenant le silence de la science pour un message, alors que ce n’est qu’une infirmité, ils affirment qu’il n’y a pas, dans la nature, de hiérarchie de valeur, et donc qu’il ne saurait y en avoir dans la cité humaine. Non seulement ils outrepassent leurs droits, mais encore ils détournent l’attention du vrai problème que posent, que l’on veuille ou non, les idéologues de la nouvelle droite.
Une société désacralisée peut-elle se passer de toute forme de garantie extra-mondaine ou extra-sociale? Comment penser la différenciation sociale et la hiérarchie des valeurs (inévitable, comme le dit Dumont) sans avoir à limiter, d’une manière ou d’une autre, l’artificialisme moderne?”
(Jean-Pierre Dupuy, Libéralisme et justice sociale)
Concernant la thématique de la tragédie des sociétés libérales/modernes/démocratiques qui ne peuvent plus ancrer les inégalités sociales dans l’ordre naturelle des choses, leitmotiv de l’analyse de Dupuy, on renverra à ses observations vis à vis de la pensée de Rawls sur ce point, ainsi qu’à ses remarques incisives concernant les tentatives de Hayek de faire face à la même problématique…
Bien évidemment, on ne saurait trop conseiller de compléter les analyses de Dupuy avec la genèse de la modernité dépeinte par Gillespie dans Les origines théologiques de la modernité.