John Rawls et la Question du sacrifice III
La synthèse particulièrement riche et stimulante effectuée par Dupuy des grandes lignes du système rawlsien nous a permis d’avoir une image plus nette de ses contours, il est donc temps de passer à l’étape suivante, en voyant de quelle manière la confrontation de Rawls à ses adversaires communautariens nous permet de mieux comprendre sa démarche…
Comme nous avons eue l’occasion de le voir via les enseignements de Dupuy, la perspective de Rawls est profondément kantienne mais on pourrait tout aussi bien dire libérale, et même moderne… Elle met en scène un individu autonome, qui n’est pas défini par les conditionnements culturel façonnant son identité et les valeurs morales qui donne sens à sa vie, il préexiste à ces éléments constitutifs de son identité, dispose d’une indépendance à leurs égards, s’il s’y investit, c’est l’effet d’un choix, d’une décision libre d’adhérer à telle valeurs, de se définir de telle manière ou de s’identifier à tels groupes socio-culturel ou tel associations politique…
Il y a néanmoins une prise de distance quasi sartrienne qui demeure, un détachement de l’individu par rapport à sa propre identité, au profit d’un sujet libre et abstrait dans tout les sens du terme…
Conception qui est conforme à nos sociétés démocratiques au sens de Tocqueville, façonnées par l’individualisme comme le multiculturalisme ou plutôt le pluralisme… On tend bien souvent à l’oublier ou à le négliger, mais c’est un élément fondamental qui guide la démarche de Rawls, le fait que nous devions faire société avec des semblables qui ne partagent plus nécessairement nos valeurs, nos croyances en matière religieuse ou notre conception du Bien ou de la Vie bonne…
Rawls s’inscrit bel et bien dans la tradition libérale, n’en déplaise aux cancres libertariens qui s’efforcent de le renier comme socialiste masqué : le pluralisme des valeurs n’est pas perçu comme une anomalie mais un fait fondamental (on pourrait même dire fondateur), et l’essentiel du problème politique à résoudre, comment conjurer le spectre de la guerre civile potentielle et de manière plus générale le fractionnement de la société qui éroderait toute possibilité de coopération en commun?
L’objectif de la position originelle est également de nous aider à trouver une conception impartiale de la Justice qui fasse consensus par delà les divergences. Une justice qui n’est pas à proprement objective, Rawls est trop fin pour tomber dans le piège, il ne prétend pas nous offrir une conception rationnelle de la justice mais une conception raisonnable, et la nuance est de taille.
C’est d’ailleurs la nature de sa divergence avec son maitre Kant, sa définition de la Justice comme équité n’est pas d’ordre métaphysique mais politique.
Son but n’est pas de donner une réponse définitive à la question socratique par excellence “Qu’est ce que la justice?”, mais de nous fournir un outil concret nous permettant de coexister entre individus/groupes ayant des réponses divergentes par rapport à une question qui, de par sa nature, n’aura jamais de réponse définitive… L’objectif est de trouver un consensus.
Rawls a-t-il réussi son pari de nous proposer une vision de la politique qui soit de nature post-métaphysique?
Certains de ses critiques pensent que non, du fait que sa vision repose de fait sur une conception métaphysique discutable en elle même, cet individu autonome, détaché et abstrait qui préexisterait à la société.
Voyons plus en détail cette critique communautarienne :
“Tout être humain est inséré dans un réseau de circonstances naturelles et sociales qui nourrissent son individualité, et en particulier, sa conception de la vie bonne. Celle-ci a de la valeur et du sens pour l’individu, non pas parce qu’il la choisit librement, mais parce que ses attachements, ses appartenances sont constitutifs de son être. Il ne saurait conserver son identité en en étant dépourvu.”
(Jean Pierre Dupuy)
On pourrait mettre cela en parallèle avec les observations éclairantes de Judith Butler sur l’identité de genre, il n’y a pas de “moi” préexistant aux rôles sociaux (les identités)que la société nous assigne, et que nous (ré)interprétons dans tout les sens du terme, c’est précisément d’endosser et de jouer ces rôles qui nous permet de nous construire un “moi”.
Voyons maintenant quelle serait la réponse de Rawls à ce type de critiques.
“Lorsque donc, les sociétaires dans la position originelle font abstraction de leur attachement à une certaine conception du bien, c’est uniquement en tant que citoyens désireux de concevoir les principes politiques communs qui vont régir leurs rapports avec les autres, ces autres dont ils savent que la conception de la vie bonne est “incommensurable” à la leur. La neutralité de la position originelle par rapport à toute idée particulière du bien n’empêche pas qu’en tant qu’hommes, ils refusent le type de détachement par rapport aux inclinations qui les constituent que requiert l’autonomie kantienne.
Charles Larmore, qui défend cette interprétation du libéralisme comme étant la seule qui puisse sauver Rawls de la critique communautariste, note qu’elle repose sur un principe de séparation des domaines : d’un côté, l’homme, de l’autre, le citoyen.
Cette division est précisément ce que Rousseau, Marx et d’autres ont dénoncés comme aliénation de la personne dans la société bourgeoise. Si telle est bien la conception de Rawls aujourd’hui, il faut bien souligner à quelle point elle résonne avec la doctrine américaine contemporaine connue sous le nom de “multiculturalisme”. Des communautés qui se définissent par leurs convictions philosophiques, religieuses ou morales et/ou leurs traits ethniques, biologiques, etc… mais aussi par leurs modes de vie sexuelle et autres, vivent ensemble sur un même territoire.
Elles décident des principes politiques qui vont régir leur coexistence pacifique. Il est entendu que ces principes ne peuvent dériver d’aucune conception philosophique, religieuse ou morale globale car cette conception ne serait précisément que l’une de celles qu’il s’agit de faire vivre en bonne harmonie. Rawls prétend que dans “une société démocratiquement juste”, les diverses cultures et traditions présentes ont en commun un ensemble “d’idées intuitives” qui suffisent à établir les principes de la coexistence. Ces principes, donc, ne s’enracinent vraiment dans aucune des conceptions globales existantes, bien que chacune d’entre elles soit à même de les reconnaître et de les soutenir.
C’est ce plus grand commun -non pas diviseur mais rassembleur- qui définit la sphère politique. C’est le domaine de ce que Rawls nomme “consensus par recoupement” (overlapping consensus).
C’est dans cette sphère uniquement que les sociétaires font abstraction de leurs appartenances et de leurs convictions les mieux enracinées. Le système politique, pour sa part, reste totalement neutre par rapport à ces conceptions multiples et parfois en conflit de la vie bonne. Un citoyen peut en changer, passant par exemple d’une religion à une autre, sans perdre ses droits pour autant.
En dehors de la sphère politique, cependant, chacun peut se donner sans réserve à sa culture, manifester sans retenue ses convictions et ses appartenances, se livrer aux pratiques ou rituels qui correspondant à sa foi ou manifestent son engagement religieux ou philosophique. On mesure la distance par rapport à l’idéal républicain français dont les maitres mots sont “assimilation” et “intégration”.
(…)
L’objectif du philosophe n’est pas de fonder mais de révéler. Sa tâche est d’organiser et de systématiser en une conception cohérente les idées de bases et les principes qui existent déjà implicitement dans nos jugements bien pesés concernant la justice et l’injustice.
Un concept joue ici un rôle clé. C’est celui “d’équilibre réfléchi” (reflective equilibrium) que Rawls emprunte à Nelson Goodman. Une conception de la justice satisfaisante, pose Rawls, doit s’atteindre comme point fixe d’un mouvement convergent de va et vient entre nos jugements moraux réfléchis et les principes de justice qui éclairent ou systématisent ces jugements. On ne demande pas en effets aux principes de rendre compte de jugements moraux antérieurs à la recherche des principes qui les sous-tendent, car ces jugements non réfléchis peuvent se révéler imprécis, incohérents, mal fondés.
Ce sont donc les jugements modifiés et ajustés par la recherche des principes que ces mêmes principes devront être capable de reproduire : de là un problème d’équilibre, le formalisme du point fixe traduisant, et rendant productives, la circularité et la réflexivité inhérentes à cette démarche socratique. Le point fixe en question, s’il existe, est dit constituer un équilibre réfléchi.
La méthode de Rawls consiste à appliquer cette procédure de recherche d’un équilibre réfléchi aux “idées intuitives” qui forment le “consensus par recoupement” propres aux sociétés démocratiques et libérales.
Si un tel équilibre réfléchi existe, il possède une objectivité propre. Cette objectivité n’est pas celle d’un ordre moral indépendant et suprahistorique, comme la rationalité utilitariste, mais elle a une portée beaucoup plus vaste que le contenu d’une tradition morale ou philosophique particulière. Rawls s’efforce de montrer que le point de vue socialement construit de la position originelle représente cet équilibre réfléchi.
Dans cette perspective, le kantisme de Rawls se ramène à ceci, qui est déjà présent chez Durkheim et que nous retrouverons chez Hayek : les principes que Kant tenait pour universels sont en fait l’expression du consensus propre à un type de société qui est apparu à un moment donné de l’histoire de l’humanité. Le reconnaître n’est pas minimiser ou relativise l’importance de ces principes, dont l’objectivité et le caractère “raisonnable” dérivent précisément de leur dimension consensuelle.”
(Jean-Pierre Dupuy)
Cette digression par rapport à la thématique initiale nous aura permis de mieux saisir la nature précise de la conception de la Justice que nous propose Rawls, en plus de nous rappeler à quel point l’individu rawlsien, loin d’être un atome isolé, est pleinement inséré dans une processus de confrontation, de négociation et de dialogue sur une agora publique dans une société démocratique.
Notons également la manière élégante dont Rawls réplique au reproche de circularité qui pourrait se poser à toute conception égalitaire, précisément en embrassant la circularité de manière consciente et pragmatique, l’objectif est dévoiler la conception de la justice sous-jacente tout en la (re)construisant par la confrontation avec la réalité des situations et divergences concrètes.
Au cours des prochains articles, nous étudierons la manière complexe dont notre philosophe traite la questions des inégalités légitimes, la problématique de l’envie, et la manière dont il s’efforce d’exorciser le challenge des situation sacrificielle.