La défense du relativisme par Feyerabend

Marie la rêveuse éveillée
20 min readApr 28, 2023

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Après avoir arpenté les rivages rassurants balisés par Chalmers, effectuons un voyage dans les eaux troubles de la pensée de Feyerabend.

Nemesis impitoyable de Popper, notre anarchiste épistémologique ne fait pas de prisonniers et mets les deux pieds dans le plats, comme à son habitude, en se faisant le héraut du Relativisme, et en déconstruisant l’autorité de la raison elle même…

Nul doute que ce serait le cauchemar humide des zététiciens comme de beaucoup de rationalistes, mais tachons de décortiquer un brin sa réflexion avant de la rejeter en bloc…

Fondamentalement, Feyerabend s’inscrit dans le sillage du John Stuart Mill de On liberty, et sa défense des bénéfices du pluralismes dans toutes ses dimensions…Pluralisme des modes de vies, des conceptions du monde et des opinions, terreau nécessaire au progrès comme à l’enrichissement mutuelle selon Mill…

Que ce soit pour Mill ou pour Feyerabend, même les idées qui nous paraissaient manifestement fausses pouvaient avoir une dimension bénéfique…

Outre le fait qu’au tribunal de la postérité, la superstition d’hier peut devenir la réalité scientifique d’aujourd’hui et réciproquement, à moins de se postuler omniscient, on ne peut nier l’éventualité qu’on se trompe sur la valeur des opinions qu’on rejette…

Par ailleurs, les idées entièrement fausses sont relativement rares, en effet, toutes idées contient au moins une part de vérité, constituant ainsi une perspective ou un angle de vue pertinent, aussi partial et limitée soit-il… en d’autres termes, un outil pertinent

Troisième argument de Mill, les idées vraies peuvent se construire dans la confrontation à leurs Némésis, c’est en essayant de mettre en lumière la faiblesse ou le caractère bancal des thèses adverses qu’on peut approfondir voir découvrir ses propres positions…

Enfin, les idées fausses peuvent agir comme stimulant… En participant aux marché ou plutôt à l’arène du débat d’idées, une croyance molle se mue en conviction à défendre, en conquête dont la valeur se mesure au combat qu’on a mené…

Dans son best seller précédent, Contre la méthode, Feyerabend avait montré que l’argumentaire de Mill se prêtait à merveille à l’histoire des sciences…

Copernic comme Galilée avait accouché de la science moderne en empruntant la démarche hérétique de la contre-induction, allant à l’encontre de l’expérience courante, des faits scientifiques de l’époque, comme du consensus dominant et des connaissances acquises..

Un putsch qui a triomphé pour des raisons rien moins que rationnelles (ne serait-ce que la culpabilité par association du paradigme dominant avec le monde universitaire comme l’Eglise dont la suprématie était contesté…

Mais c’est grâce à ce coup de force que le nouveau paradigme a pu forger les outils techniques comme théoriques qui lui ont permis de se justifier A posteriori au cours des siècles suivants…

De manière plus subtil, c’est à travers le prisme/perspective d’un paradigme alternatif qu’on peut prendre conscience de certains fondements implicites de l’ancien paradigme qui n’étaient pas visible pour ceux évoluant en son sein…

Mais Feyerabend mobilisera également une autre référence, celle de Von Hayek… ce qui surprendra pas mal de monde j’imagine… mais pas vraiment ceux qui ont réellement étudié Hayek…

En effet, Hayek se situait dans un cadre évolutionniste, prisme qu’il appliquait aux formes de vie humaines… Jurisprudence, culture, institutions, société civile, traditions, valeurs, etc…

Pour Hayek, ces constructions sociales étaient fruits de l’action des hommes, non du desseins des hommes, elles avaient été produite graduellement, par tâtonnement et expérimentation au fil des générations…

Elles pouvaient apparaître comme absurde et non justifiable, que ce soit d’un point de vue externe ou même du point de vue des acteurs qui les pratiquaient, mais elles constituaient des adaptations à un environnement complexe et des situations particulière…

Raison pour laquelle Hayek prenait le contrepieds des ingénieurs sociaux qui pensaient reformer la société qu’ils pensaient surplomber, en l’ajustant au lit de Procruste d’une utopie rationnelle abstraite, hors sol, et coupé de la réalité concrète…

On notera que William Easterly sera fasciné par cette dimension essentielle de la pensée hayékienne, dont il fera le fer de lance de sa critique des politiques de développement, comme du néocolonialisme, de l’autoritarisme et de l’impérialisme…

Elinor Ostrom se montrera également des plus hayékienne (sans le savoir?) quand elle mettra en lumière la grande rationalité de la gestion des communs par les communauté traditionnelles…

Bref, à la lumière de ces deux influences majeures (Mill et Hayek), on peut comprendre l’intérêt de Feyerabend à défendre le pluralisme des conceptions du mondes, d’autant plus qu’il est essentiel à la démarche scientifique…

Puisque comme l’avait démontré Thomas Kuhn comme Michael Polanyi (à ne pas confondre avec son frère Karl) une théorie scientifique ne se développe pas ex nihilo, mais de manière organique…

S’inspirant de la position sociale du scientifique, de ses convictions métaphysiques ou religieuse, de son mode de vie, ses opinions politiques, son tempérament, ses préférences culturelles, etc…

Bref, la science comme la rationalité a besoin de se nourrir de son autre, le non-scientifique comme le non rationnel, pour le meilleur comme pour le pire, d’où la déconstruction d’une indépendance et d’une supériorité intrinsèque de l’une sur l’autre…

D’autant plus que cela peut prendre un caractère des plus glauque… l’histoire concrète des disciplines médicales du point de vue des populations minoritaires peut vite vous guérir de toute tentation d’idolâtrer le point de vue des experts…

Ces derniers se drapant dans l’autorité de la science pour imposer (pas nécessairement consciemment du reste) des opinions qui n’ont pas grand chose de rationnel ou d’objectif (aka indépendante des intérêts comme des désirs du scientifique)

On renverra à ce sujet à Julia Serano, Joan Roughgarden, Anne Fausto-Sterling et bien d’autres pour la manière dont le sexisme, l’homophobie, la transphobie et le puritanisme ont pu influer sur les conceptions scientifiques comme la pratique médicale…

Feyerabend revendique également une autre influence, celle de Protagoras, (ainsi que celle d’Hérodote, des sceptiques greco-romains, ou des praticiens de la médecine qui opposaient leur expérience concrète aux abstractions des philosophes)

L’approche de Feyerabend, en conséquence, n’est pas purement théorique, mais s’inscrit dans un cadre démocratique, celui du débat public et de la possibilité pour les principaux concernés d’avoir leur mot à dire contre la tyrannie des experts…

Once again, dans une perspective des plus hayekienne qui met l’accent sur la praxis et rabaisse pour cela les prétentions de la théorie comme de l’abstraction…

Bien évidemment, on peut voir les dangers de la démarche quand elle est pratiquée par ceux qui ne s’embarrasse pas des nuances comme des subtilités de Feyerabend, qui restait un scientifique, aussi hérétique et iconoclaste soit-il…

A titre personnel, je me rappelle des déboires de pas mal d’économistes qui facepalmaient régulièrement face à des “critiques” qui pointaient (très approximativement) les limites du paradigme actuel… (en zappant sa souplesse comme son approche plurielle) et s’appuyaient sur cette “fragilité” pour mettre les analyses de la science économique au même niveau que des idées qui avaient été éviscérés depuis belle lurette… (comme le mercantilisme…)

Tant qu’à faire, je peux renvoyer à l’article de Florian Cova pour ceux qui amalgameraient Feyerabend à des “disciples” autoproclamées comme Raoult (en plus, c’est une petite intro à l’épistémologie)

On a reproché à Feyerabend sa tendance à assimiler le rationalisme comme l’autorité des sciences à l’impérialisme occidental… mais très honnêtement, pour peur qu’on connaisse la réalité fort peu reluisante de l’aide au développement, difficile de lui donner tort…

Une fois encore, on renvoi à Easterly, dont les analyses font bien souvent écho à celle de l’épistémologue hérétique… (Cf The white man’s burden, autre ouvrage indispensable du même auteur)

Etudions à présent le point de vue hérétique que Feyerabend élabore concernant un mythe de la pensée rationaliste, aka, le procès de Galilée…

Nous sommes tous plus ou moins habitué à cette peinture de Galilée comme martyr de la vérité, soupirant “Et pourtant elle tourne…” face aux inquisiteurs obscurantistes écrasant la Science sous la botte de la superstition…

Pour ma part, j’y ai été exposé dès l’enfance via Les découvreurs/Il était une fois l’homme (excellente œuvre de vulgarisation par ailleurs, il faut le dire…)

Mais l’histoire concrète, une fois n’est pas coutume, est en nuance de gris, et ses acteurs bien plus complexe que les archétype qu’on a construit A posteriori pour les intégrer dans un narratif (une idéologie comme une mythologie)

En premier lieu, le cardinal Bellarmin, adversaire de Galilée n’avait rien d’un idiot fanatique pour qui la Bible se confondait avec la vérité et réprimant par la force et la menace du bûcher tout ce qui pourrait contredire ses doudous spirituels…

Il ne prêtait pas une autorité absolu à la bible, mais défendait en revanche l’idée d’une présomption de véracité… A savoir, ce que dit la Bible est vrai jusqu’à preuve convaincante du contraire, auquel cas, on rectifiera la lecture du livre saint pour s’adapter…

En d’autres termes, il ne reprochait pas tant au scientifique de mettre en doute la Bible… Il lui reprochait de ne pas avoir d’argument convaincant en la matière…

Bien évidemment, il est toujours aisé, un lundi matin, d’être un commentateur avisée et perspicace du match de dimanche soir, mais la question doit être jugé dans le contexte historique concret… Ni Galilée ni Bellarmin n’ayant accès à l’avenir…

S’appuyant sur les controverses qui ont accueilli la théorie de la relativité, Feyerabend pose la situation théorique suivante. Si les mêmes scientifiques avaient été présent, du vivant de Galilée, en jugeant à partir des mêmes informations, aurait-il accepté sa thèse?

Oui mais non mais oui mais non en vérité… Certains auraient été effectivement été enthousiasmé par l’image harmonieuse et les spéculations hardies de Galilée au point d’embrasser sa thèse, et de négliger les nombreux problèmes qu’elles posaient…

D’autres l’auraient rejeté d’emblée en raison des contradictions flagrantes qu’elle posait avec l’expérience commune, ou en pointant le manque de fiabilité des instruments utilisés par Galilée…

D’autres encore auraient été mitigé, arguant que le modèle en place offrait une image plus en accord avec les données empiriques, que Gallilée rejetait des thèses et connaissances solidement établi, pour la seule raison qu’elle contredisait une théorie hautement spéculative, etc

Oui, Galilée a réussi à convaincre le monde scientifique à terme, mais 1)C’est parce que la science réelle ne colle pas à l’image idéalisée et caricatural qu’on s’en fait…

Elle a progressé parce que les scientifiques ont ignoré ou mis de côté des faiblesses ou des réfutations possible de la théorie, estimant que la richesse de cette dernière était plus convaincante que les faits, y compris empirique ou estimant que le jeu valait la chandelle, le potentielle de la théorie étant si excitant qu’on pouvait bien lui faire des chèque en blanc et accepter que la résolution des problèmes actuelles viendrait plus tard, etc…

2) On peut aussi adhérer à une théorie pour des raisons extérieures à la science… Par ex, parce qu’elle convient mieux à nos inclinations religieuses, esthétiques, philosophiques, morales ou politiques… (c’est flagrant d’ailleurs dans le cas Galilée)

Mais revenons à Bellarmin, comme on l’a vu, dans le contexte de l’époque, il était parfaitement rationnel pour lui de juger que Galilée n’avait pas réussi à donner de preuve véritablement convaincante de sa thèse…

Cependant, il ne voulait pas interdire l’usage des concepts développés par Galilée… Même s’il contestait leur véracité, il reconnaissait leur pertinence en tant qu’hypothèse de travail ou prisme théorique

Mais Galilée voulait plus que cette concession, puisqu’il affirmait que c’était plus qu’une hypothèse, mais bel et bien la réalité effective de la chose, face à laquelle tout le monde devait s’adapter, point

En d’autres termes, le point de vue de l’expert est absolu, non seulement la société n’a pas de compte à lui réclamer, mais elle doit même se plier sagement à ses préconisations…

Or Bellarmin soulevait une objection plus subtil qu’il n’y paraît. Si la théorie est vraie, oui, on doit la digérer, si en revanche, cette thèse demeure hautement discutable, et que sa diffusion à large échelle pourrait avoir des conséquences nuisibles, il faut la limiter…

La situation serait-elle réellement meilleure pour un Galilée de nos jours? Feyerabend est assez vicelard puisqu’il nous demande d’imaginer ce que serait la réaction face à quelqu’un exigeant que le créationnisme soit enseignée à égalité avec la théorie de l’évolution ou pire, exigerait que le créationnisme soit enseigné en lieu et place de la théorie de l’évolution. Inutile de dire que notre attitude vis à vis de ce rebelle anticonformiste ne serait pas différente de celle de Bellarmin…

Le trolling de Feyerabend est sur le cout plus intelligent qu’il n’y paraît, puisque nous avons inversé le rapport de force depuis Galilée, la religion devant plier le genoux face au consensus scientifique courant alors que c’était l’inverse…

Mais nous n’avons pas remis en question le cadre lui même, nous admettons que des opinions scientifiques peuvent être censurés, ou à tout le moins voir leur diffusion limités, voir criminalisé, de par leurs conséquences sociales… Nous avons juste changé le curseur

On peut cependant évoquer le cas de figure d’un scientifique qui défendrait son droit à pratiquer des expériences médicales sur des membres de minorités… Nul doute que la police viendrait mettre son nez dans ses recherches et même les bloquer par la force…

(Si cela vous semble pure théorie et science fiction paranoïaque, renseignez vous sur les expérimentations médicales bien réelles, et mortelles menés sur les populations noires aux US ou sur les internés en Europe…)

En d’autres termes, quand on prend la peine d’examiner les choses, l’idée que la science comme la recherche puisse être jugé selon des normes extrascientifiques, par exemples les règles sociales, ou les valeurs en cours dans la société, elle est toujours actuelle…

Nous ne condamnons plus nos hérétiques au bûcher, certes, mais comme le pointe Feyerabend, cela montre surtout l’adoucissement des mœurs avant tout, nous avons ajusté la sévérité des châtiments mais pas supprimé les pensées criminelles, contrairement à ce que nous nous racontons

Mais cela nous permet d’aborder un autre point d’accroche, la tension entre les modèles théoriques ayant prétention à décrire la réalité telle qu’elle est, et notre expérience courante (incluant la dimensions pratique)

Cela ne date pas d’hier, ni même d’avant hier, puisque c’était présent dès les présocratiques en fait… Comme l’illustre le cas paradigmatique de Parménide…

Parménide ayant construit un modèle théorique extrêmement puissant et cohérent, en plus d’être indépendant de la traditions, des coutumes et des opinions courantes…

Modèle qui allait pourtant à l’encontre de la réalité concrète auquel nous étions confrontés, celle du changement, de la multiplicité, et du mouvement… Raison pour laquelle les atomistes et Aristote s’efforcèrent de “sauver les phénomènes”…

Il n’y a effectivement rien d’irrationnel à estimer que la réalité concrètes de notre expérience courante, peut peser dans la balance au même titre que les modélisations théoriques abstraites…

Le sujet est fort complexe, et j’aurais sans doute l’occasion d’y revenir, mais retenons avant tout ceci… Dans la lignée de Protagoras, Feyerabend veut faire chuter les experts de leurs piédestal pour les ramener au rang de simple consultant, participant au débat public

Ils doivent jouer le jeu de la participation au lieu de prétendre la court-circuiter… Once again, il y aurait beaucoup à en dire…

Accessoirement, même si Feyerabend n’aborde pas cette dimension, on ne peut comprendre le procès de Galilée sans l’arrière plan des tensions politique entre le Pape et l’Inquisition…Si ce sujet vous intéresse, je vous renvoi au petit bouquin passionnant, L’histoire sécrète de l’inquisition…

Maintenant, il va falloir nous pencher sur une idée fondamentale, déjà présente chez Thomas Kuhn (La structure des révolutions scientifiques) mais que Feyerabend va approfondir, celle d’incommensurabilité des paradigmes…

Un détour par l’esthétique sera nécessaire. Certains artistes ont défendu l’idée d’un progrès en matière esthétique, pointant le raffinement et la richesse de l’art réaliste par rapport aux représentations approximatives, pauvres et maladroites des artistes médiévaux..

Si ce jugement des plus présomptueux peut faire mouche au premier regard, il repose sur un postulat implicite des plus discutable, que les artistes du moyen âge avaient pour objectif de produire un art réaliste, et que leur production était une tentative ratée en la matière

Mais imaginons que le même artiste rende un jugement similaire face à des toiles impressionnistes, cubistes, abstraites ou minimalistes, exprimant son mépris pour le manque de compétences de ces artistes, incapable de construire une image réaliste de notre monde…

A moins d’être de mauvaise foi, nous réaliserions immédiatement la bêtise de ce jugement qui illustre surtout l’incapacité de notre artiste philistin à comprendre la démarche, les objectifs et la vision du monde de ses collègues…

Mais comme le pointait Régine Pernoud (En finir avec le moyen âge), juger les artistes médiévaux en comprenant leur art comme des tentatives approximatives de produire un art adapté au goût des artistes de la renaissance est tout aussi stupide et absurde…

On peut ainsi comprendre que parler de progrès ou de régression artistique n’a aucun sens dans l’absolu… Il n’y a pas de barème unique transcendant qui permettrait de placer des arts inscrite dans des paradigme esthétique différent sur la même échelle…

Ce qui serait perçu comme progrès dans la perspective d’un paradigme X pourra être vu comme régression dans celle du paradigme Y.

Le point de Kuhn comme de Feyerabend est qu’il est tout aussi absurde de parler de progrès scientifique dans l’absolu. Indeed, comparer une œuvre d’art d’une période X avec les critères de beauté d’une période antérieure/postérieure (ou simplement d’une autre aie géographique serait tout aussi absurde que de juger d’une théorie du paradigme aristotélicien à l’aune des critères épistémologiques de la physique classique…

Pour ne prendre qu’une dimension de la chose, le paradigme aristotélicien a pour but de “sauver les phénomènes”, de maintenir une continuité forte entre notre expérience quotidienne et l’image scientifique du monde…

Raison pour laquelle les aristotéliciens étaient réfractaires à l’idée de mouvement de la terre, qui impliquait l’idée d’un phénomène massif, à l’échelle cosmique, qui serait imperceptible à l’expérience quotidienne…

On pourrait ajouter que la métamorphose du concept de mouvement opérer par Galilée et ses héritiers est une régression par rapport à la richesse de la conception aristotélicienne…

Le concept antique-médiéval comprenait le changement dans toute ses dimensions, pas simplement le changement de position dans l’espace, mais aussi l’altération ou encore la génération et la corruption…

Galilée n’en retient qu’une, le changement de position, promettant de manière vague (dans la lignée de Démocrite) qu’il pourra réduire toute les autres formes de mouvement à cette forme restreinte…

Dans le même ordre d’idée, les aristotéliciens disposaient de 4 formes de causalité (matérielle, formelle, efficiente et finale) ainsi que de distinguo entre plusieurs formes de chaine causale (accidentelle et essentielle), la conception moderne n’en retiendra qu’une.

Une conception appauvrie qui se montrera vulnérable à la problématique de l’induction (la fameuse dinde de Russel) et là où la conception antique pouvait justifier que l’expérience nous donne une image juste du monde, la conception scientifique moderne s’embourbera dans un problème qu’elle créera de toutes pièces, celui des interactions âme/corps.

On pourrait arguer, intuitivement que l’une des deux conceptions s’accordent mieux au contenu de l’expérience que l’autre, mais la réalité est plus complexe…

Copernic comme Galilée, et même leur héritiers, ont du prendre le contre-pied de l’expérience réelle à plusieurs reprises, y compris quand elle les contredisaient explicitement, pour mieux défendre et même sauver leur théorie… Bref, une perspective parménidienne.

Rappelons d’ailleurs à toute fin utiles que la physique contemporaine continue d’osciller entre deux théories contradictoires (relativité générale et physique quantique), chacune fonctionnant dans son domaine…

Les tentatives de réduire l’une à l’autre ou de les unifier sous une théorie commune reste plus proche du domaine de la production d’œuvres de fiction qu’autre chose…

Et ce n’est que la face visible de l’iceberg, des pans entiers de la biologie fonctionne sans se laisser digérer par la biologie moléculaire, et un imbécile qui voudrait expliquer le règne de Napoléon uniquement par les concepts du mouvement des particules se ridiculiserait…

Si nous étions aussi sévère avec notre propre science qu’avec celle de nos ancêtres, notre impartialité pourrait bien nous amener à dire qu’en principe, les deux se valent…au sens où elles ont chacune leur tensions interne comme externe…

La science contemporaine est incapable de répondre aux questions que pouvaient résoudre leur prédécesseurs, et inversement…

Et Feyerabend a largement démontré que, n’en déplaise aux phantasmes des épistémologues comme des rationaliste, LA méthode scientifique n’existe PAS.

Dans le sens où la science concrète s’est constitué et continue de fonctionner en violant périodiquement les règles abstraites auquel on tente de la réduire (vérificationnisme comme falsisficationnisme)

Peut-on s’appuyer sur le succès technologiques de la science moderne/contemporaine comme preuve d’un progrès réel et d’une supériorité objective?

On renvoi, une fois encore, au clash des paradigmes esthétiques. Si vous juger le succès d’un paradigme scientifique à sa capacité à vous rendre “maitre et possesseurs de la nature”, oui, la science moderne gagne..

Si vous adoptez d’autres critères de réussite, en revanche (par ex cultiver l’amour de Dieu chez les humains, ou encore privilégier les relations humaines aux biens matériels, consolider la justice, ou encore respect de l’environnement), pas sûr que la science moderne gagne.

Idem pour la santé. Si le critères semble relativement objectif, il se brouille quelque peu quand on se rappelle que c’est invoquer, d’une manière ou d’une autre, le bien être du patient…

Or une conception du bien être qui ferait abstraction des valeurs spirituels de ce patient, de ces émotions, sa perception de soi, etc pour privilégier une approche “objective” (et arbitraire) complétement abstraite de son point de vue comme de sa culture, est-elle rationnelle?

Qu’on se comprenne bien, on peut parfaitement préférer les accomplissements de la science moderne aux réussites spirituels de l’ancien paradigme (en jugeant ces dernières creuses ou illusoires, ou contraire à l’épanouissement humain)

Le point de Feyerabend est qu’aucun jugement en la matière, le sien compris, ne peut prétendre avoir un fondement rationnel et objectif, y compris et surtout dans le sens où tout autre jugement différents serait nécessairement faux, contradictoires, ou non fondés.

Comme il s’amusera à le dire, en réponse à Lakatos, s’il ne se jette pas du 50éme étage pour voler comme un oiseau, il ne prétend pas que c’est pour des raisons rationnelles…

Il n’a pas pris cette précaution par prudence, ou après avoir mûrement étudié la théorie physique sous toutes ses coutures pour avoir l’image la plus crédible possible du résultat d’une chute du 50éme étage…Il le fera pas instinct de survie, par trouille, parce qu’il a intériorisé un conditionnement socio culturel (films, leçons de ses professeurs ou parents, opinions de ses semblables) ou par une foi (pas si rationnel que ça) dans les théories physiques, etc…

De facto, il y a plusieurs strates dans la démarche de Feyerabend, son objectif n’est pas tant de miner la légitimité de la science, que de s’attaquer à l’image de la science que les épistémologues ont construit…

A savoir, l’idée qu’on pourrait la réduire à LA méthode scientifique, éternelle, universelle, qui tracerait sagement la ligne de démarcation science/pseudo-science, et que le scientifique n’aurait qu’à appliquer, bête et discipliné…

La démarche de l’anarchiste n’étant pas compréhensible en dehors de ce contexte, on renvoi, une fois de plus, à l’excellente synthèse d’Alexandre Delaigue qui est sans doute la meilleure introduction aux fondamentaux de l’epistémologie.

Bref, la première strate de la démarche de Feyerabend est de restituer la science aux scientifiques eux-mêmes, qui n’ont pas besoins de se faire apprendre leur propre métier par des autorités extérieures…

En second lieu, Feyerabend s’oppose à une vision désincarnée de la science (Nietzsche parlerait d’egypticisme, les idées vivantes réduites à des momies) qui imaginerait sa pratique déconnecté du reste de la société…

Si la science marche, et même existe en premier lieu, c’est bien parce que les scientifiques ne sont pas que scientifiques, et qu’ils puisent inspiration comme motivation dans leur culture, croyance, conceptions métaphysique, idéologie politique, goût esthétique, etc…

Ce qui permet à Feyerabend de se livrer à une critique de l’esprit critique, la science réelle ne pourrait pas suivre son cours dans une société dénué de croyance, ou de prise de risque “irrationnelle”, y compris et surtout sur le plan théorique…

Dans le même ordre d’idée, quand il s’attaque au rationalisme, il s’attaque à une vision phantasmée de la science (que ce soit celle des positivistes, de Compte au cercle de Vienne, celle de Popper, de Ayn Rand, ou encore de la zététique contemporaine)

Celle qui l’imaginerait comme un bloc monolithique (on l’a vu, cette image ne fonctionnerait même pas avec les sciences “dures” comme la physique ou la biologie, alors si en plus on intègre les sciences “humaines” dans le lot…) et qui professerait qu’il n’y a qu’une seule méthode rationnelle de fonder les croyances. (manque de bol, les scientifiques eux-mêmes ont progressé, et continue de le faire, en violant les préceptes qu’on leur attribue)

On pourrait d’ailleurs compléter l’épistémologie anarchiste de Feyerabend par l’épistémologie post-moderne de Deirdre McCloskey, les deux perspectives se recoupant souvent…

Ensuite, contrairement à ce qu’on pourrait croire, Feyerabend ne vise pas seulement les fétichistes des sciences dures dans ses réquisitoires, en effet, les humanités en prennent aussi sévèrement pour leur grade chez lui…

Feyerabend est en effet particulièrement remonté contre les humanités comme les humanistes, qui assimilent leur perspective à celle de l’Humanité dans son ensemble…

Humanité dont les frontières sont celles de leurs égos, comme celle de leurs semblables. Ces grands penseurs qui s’arrogent le titre de Fonctionnaire de l’humanité (Husserl) prenant rarement la peine d’étudier la perspective d’autres peuples ou d’autres période historiques

Que ce soit les peuplades “primitives” comme les Nuer, ou la pensée grecque telle qu’elle se déployait antérieurement aux présocratiques, ou extérieurement aux philosophes qui, déjà à l’époque, s’arrogeait le monopole de la Raison.

On a bel et bien affaire à un électron libre, qui serait hait aussi bien chez la droite que chez la gauche, puisque ce dernier qualifiait les universitaires et intellectuelles de parasites..

Avec des diatribes qui feraient passer nos libertariens pour des gauchistes amoureux des subventions publiques. En effet, pour Feyerabend, à partir du moment où vos revenus sont financés par l’impôt, il est légitime que le public ait un droit de regard sur vos recherches.

Il se montre donc particulièrement venimeux envers les artistes publics, professeurs, intellectuelles et mêmes scientifiques, qui veulent simultanément que le bas peuple financent leur train de vie comme leur centre d’intérêt mais vont pousser le vice jusqu’à mépriser leurs esclaves, et s’offusquer que les brahmanes puissent avoir à rendre des compte devant la populace, nécessairement stupides, ignorantes, mal éduquées, et inapte à décider de ce qui a une Valeur ou non..

Plus radical que Marx, il prend un plaisir tout particulier à ridiculiser les prétentions des intellectuels qui se placent au centre de la réalité, et pensent que le monde tourne autour de les micro-débats qui agitent leur tour d’ivoire…

Il fait d’ailleurs remarquer perfidement que les scénaristes de soap opéras ont bien plus d’influence sur la société que les universités pour peu qu’on compare le différentiel numérique de leurs audience…

Mais quid du relativisme assumé que nous avons évoqué? Il est inspiré de la démarche de Protagoras, Hérodote et Montaigne…

Ces trois penseurs effectuant le même constat. Certains peuples seraient horrifiés à l’idée de manger littéralement leurs morts et de l’autre côté de la frontière, ceux qui pratiquent le cannibalisme seraient révulsés à l’idée de brûler le corps de leurs ancêtres ou de les laisser pourrir sous la terre…

Mais des deux côtés de la ligne chacun est attaché au respect des défunt, à la manière approprié de leur rendre hommage, de maintenir la continuité entre les vivants et les morts, et d’exprimer son deuil…

Bref, avant de rejeter les coutumes et vision du monde d’autrui, il faudrait avant tout essayer de les comprendre, et d’adopter un instant leur perspective au lieu de les juger à travers notre prisme…

Si les coutumes sont contingentes, (ce qui se démontre de part leur diversité), cela ne veut pas dire qu’elles sont dénués de valeurs. Chaque culture est une manière dont une société s’est construite, a prospéré ou survécu, et résolu les problèmes que lui posait son environnement

Mais pouvons-nous adopter cette charité interprétative sans la moindre limite? N’y a-t-il pas des valeurs morales qu’on ne peut pas relativiser?

Leo Strauss avait fait remarquer que si un chercheur essayait de décrire Auschwitz en occultant la plus petite bribe de jugement de valeurs, pour être le plus objectif possible, l’image qu’il rendrait ne nous paraîtrait pas plus proche de la réalité…

Au contraire, nous sentirions que plutôt que d’avoir épuré l’image pour nous rendre compte fidèlement du phénomène, il a occulté une dimension importante, si ce n’est essentielle…

Feyerabend choisit néanmoins de mordre la balle à pleine dents. Prenant l’exemple des suicide collectif par des sectes type temple solaire, comme exemple supposé d’une irrationnalité que tout un chacun se devrait de condamner…

Si la personne s’est suicidé de son plein gré, comment la juger nous dit-il? Bon nombre de chrétiens ont vu le martyrs comme un accomplissement. Et si on veut des exemple “laïque”, on peut relire la trilogie de Platon à propos de la mort de Socrate (Cf Apologie de Socrate, Criton, Phédon)

Si la personne a été littéralement forcé au suicide, Feyerabend fera le parallèle avec les inquisiteurs qui brûlaient enfants d’hérétiques et de sorcières pour sauver leurs âmes des flammes de l’enfer…

Personne, à de rares exceptions près, ne fait le mal pour le Mal, et les plus grandes atrocités ont été commises par des personnes persuadés de poursuivre le plus grand Bien, y compris celui de leurs victimes…

On en revient au même leitmotiv, on peut s’indigner, leur réciter notre couplet à propos de nos propres valeurs, mais en vérité, on ne peut pas construire un pont qui connecterait notre perspective à la nôtre..

La science elle-même, supposée mètre étalon de la connaissance rationnelle, n’a pas de règles rigides, extrapole au-delà de l’expérience, comme de sa propre logique, et ne peut produire une image unifié et éternelle de la réalité…

Ce n’est pas la Raison ou l’argumentation qui fait reculer ou disparaître les idéologies ou croyances qui nous déplaisent, mais une irrationnalité plus forte, ne serait-ce que celle de la force militaire, économique, ou de la pression sociale…

Et once again, pour Feyerabend, que nous soyons incapables de justifier rationnellement nos propres inclinations éthiques ne les rends pas dépourvus de valeurs… Mais nous devons avaler la pilule amère de l’humilité…

Il est bien évidemment difficile d’avaler cette pilule (je confesse que je ne peux pas) mais l’iconoclaste marque néanmoins un point, en nous rappelant que la moralité ne se décide pas dans son fauteuil et qu’avant de jouer les belles âmes, nous pourrions fort bien être le monstre inhumain et irrationnel de quelqu’un, si nous ne prenons pas de recul critique vis à vis de nos propres convictions supposés rationnelles et “humaines”…

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Marie la rêveuse éveillée
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Written by Marie la rêveuse éveillée

Une personne qui s'égare souvent parce qu'elle passe son temps à se chercher...

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