La fin de la politique VII : Adieu au mythe de la Raison
Jusqu’à présent, nous sommes parti du postulat implicite qu’il y avait un Standard de la Rationalité à la hauteur duquel nous n’arrivons pas à nous hisser mais en vérité, il est possible que la Rationalité soit une notion aussi ambiguë et élusive que l’Efficience, cette boussole supposée objective que nous avons longuement déconstruite avec l’idéologie qui l’érige en idole, le managérialisme.
“Les “Experts” sont fréquemment surpris en flagrant délit de parler de sujets dont ils ignorent tout, et le “consensus parmi les chercheurs” se réduit souvent à des rumeurs qui flottent dans l’atmosphère, dépourvue de fondements” Paul Feyerabend
La Rationalité comme sa camarade de chambrée, l’Efficience est un concept bien moins solide que ne le phantasment les technocrates rationalistes, et il est temps de se pencher de plus près sur l’idole sur laquelle ils fondent leur légitimité
Si la Rationalité était univoque, pourquoi s’exprime-t-elle avec plusieurs voix? Et pourquoi sont-elles dissonantes entre elles? Le paradoxe de Newcomb et la Rationalité symbolique
Pour cela, commençons par nous pencher sur Le problème de Newcomb, qui démontre que les règles basiques que la Rationalité nous préconise peuvent rentrer en conflits les unes avec les autres.
Problème qui se formule comme suit : Il y a deux boites, l’une d’entre elles contient 1000$, la seconde peut être tout aussi bien dépourvue du moindre contenu que dissimuler 1 millions de $.
Vous avez le choix entre récupérer le contenu des deux boites, ou vous contenter du contenu de la seconde boite.
Le piège? C’est une entité suprahumaine, l’Oracle, qui choisira ou non de placer le millions de $ dans la seconde boite, et cette divinité ne se montrera généreuse que si elle sait que vous vous contenterez du contenu de la seconde boite quand vous prendrez votre décision.
Si l’Oracle anticipe que vous choisirez de récupérer le contenu des deux boites, il laissera la seconde vide. Vous êtes persuadés que l’Oracle peut prévoir votre comportement avec une précision de 100% sans le moindre échappatoire pour vous, et l’Oracle connait votre croyance.
On peut formaliser les options à votre dispositions sous la forme du tableau ci-dessous :
Prends la 2éme boite — — 1 millions de $ — — 0$— — —
Prends les 2 boites — 1 millions de $+1000$ — 1000$ —
Deux lignes de raisonnement s’offre à vous, la première est celle que Nozick désigne par la théorie de l’évidence de l’Utilité anticipée. Selon cette ligne, il faudrait choisir uniquement la seconde boite.
Si nous faisons ce choix, anticipé par l’Oracle, il disposera le million de $ dans la boite, si nous essayons de prendre les 2 boites pour récolter 1000$ de plus, l’Oracle aura aussi anticipé ce choix et retiré le million.
La seconde ligne de raisonnement est celle que Nozick désigne par Théorie de la cause de l’Utilité anticipée. Nous partons du principe que l’Oracle a déjà fait son choix, et n’en changera pas. En ce cas, prendre les 2 boites est le plus rationnel.
Si l’Oracle a choisi de laisser la seconde boite vide, alors nous nous aurons moins la consolation de partir avec 1000$ en poche, s’il avait placé le million de $ dans la seconde, c’est le Jack pot. Rien à perdre, tout à gagner.
Nous sommes donc face à un dilemme. Vous pourriez croire que le cœur du problème repose sur l’estimation de la probabilité que l’Oracle anticipe correctement notre décision finale.
Après tout, si la probabilité que sa prévision soit juste n’était que de 60%, choisir les deux boites serait une option valide. Mais c’est une fausse solution au problème.
Ce qui est en jeu ici, c’est la Validité à attribuer à l’une ou l’autre des deux règles de choix possible. Comment la validité d’une règle de choix supposée de nature purement logique pourrait-elle reposer sur une probabilité entièrement contingente?
La Rationalité se manifeste donc sous forme de deux formulation contradictoires aussi rationnellement fondée l’une que l’autre, en conséquence, sa nature est ambiguë…
On pourrait balayer ça comme un simple jeu pseudo intellectuel sans conséquence dont seul ces crânes d’œufs de philosophes ont le secret, mais cela peut avoir des implications on ne peut plus pratiques pour nous…
A)Devons-nous voter à la prochaine élection ou non? La théorie de la causalité de l’Utilité anticipée vous affirmerait que non…
Les probabilités que votre vote puisse avoir un impact sur le résultat de l’élection sont inférieurs à vos chances d’être victime d’un accident de la circulation en allant accomplir votre devoir civique.
En revanche, la théorie de l’Evidence de l’utilité anticipé vous affirmerait que oui. Le raisonnement serait “Si je choisis de voter, cela formera une preuve de la probabilité que des personnes similaires à moi iront voter, elles aussi, ce qui impactera le résultat de l’élection”
B)La France doit-elle réduire ses émissions de CO2? La théorie de la causalité de l’Utilité anticipée nous dirait que non. A l’échelle mondiale, l’impact de nos propres émissions est trop faible pour avoir un effet significatif sur le réchauffement climatique à terme.
Mais là encore, la théorie de l’Evidence de l’Utilité anticipée nous inclinera dans l’autre direction. Notre choix de limiter nos émissions de CO2 est un élément de preuve que des pays dans une situation similaire agiront de même, et ensemble, ces pays feront une différence
C)Une Banque centrale doit-elle baisser le taux directeur pour réduire les risques de voir l’économie basculer en récession? La théorie de la Causalité de l’Utilité anticipée nous dirait qu’elle doit bien évidemment le faire au plus vite…
Mais la théorie de l’Evidence de l’Utilité anticipé nous marmonnerait que les choses sont plus compliquées…
Les consommateurs comme les entreprises pourraient interpréter la baisse du taux directeur comme un signe que la situation économique est bien pire que ce qu’ils avaient anticipés de leur côtés puisqu’ils raisonneront que si les économistes à la tête de la Banque centrale anticipe une récession, ils le font pour de bonnes raisons, ayant accès à des informations hors de portée du péquin moyen.
Si c’est le cas, une baisse du taux directeur pourrait s’avérer contre-productive, et aggraver si ce n’est provoquer la récession qu’elle était supposé endiguer…
Comme si les choses n’étaient pas suffisamment compliquées comme ça, il existe une troisième conception de la rationalité, la rationalité symbolique…
Il y a des choses qu’il serait irrationnel de ne pas faire, non pas parce qu’elle produiraient un meilleur état du monde pour nous, ou renforceraient la probabilité qu’un meilleur état du monde subviendrait pour nous mais tout simplement parce que ces actions constituent des signaux, à nous mêmes comme aux autres, dévoilant le type de personnes que nous sommes réellement.
Rationalité symbolique qui est à l’œuvre dans bon nombre de phénomènes affectant nos démocraties…
Si on les jugeait froidement sous l’angle coût/bénéfice, des mesures politiques comme la répression du trafic de drogue, le salaire minimum obligatoire et l’accroissement des dépenses publiques pourrait être jugé trop peu rentable pour être défendues…
Et pourtant, elle continue de susciter des déferlements de passions, bien au delà de ce que les arguments rationnels en leur faveur pourraient déclencher, tout simplement parce que ces mesures politiques sont des signaux symboliques du type de personnes que nous sommes ou à tout le moins désirons être… Nozick se penchera d’ailleurs sur cette dimension symbolique de la politique comme de l’Etat dans Examined life.
Certaines politiques de soutien aux plus défavorisés comme aux minorités pouvant être lu comme un signal que la communauté dans son ensemble adresse à certains de ses membres pour témoigner de sa solidarité comme de sa fraternité à leur égard.
Les efforts déployés par les activistes politiques sur des enjeux comme l’interdiction de la chasse ou la guerre en Irak peuvent difficilement se justifier par leur probabilités d’avoir un impact concrets sur les phénomènes dénoncés comme injustes, leur bénéfice réside plutôt dans la valeur symbolique que représente une manifestation du degré d’engagements et donc de conviction que nous sommes prêts à déployer pour une cause.
Bénéfice qui peut d’ailleurs être indirect, on peut estimer que l’existence d’opposants politiques exprimant publiquement leurs critiques à l’égard du gouvernement a une valeur en soi, peu importe que nous partagions toutes leurs convictions ou non…
La Rationalité instrumentale nous met en garde contre le sophismes des coût irrécupérables… Nous devons prendre une décisions sur une politique en nous basant sur les bénéfices éventuelles à retirer de sa continuation, par sur les ressources que nous y avons déjà investi.
Et pourtant, l’histoire déborde d’exemples concrets du triomphe du sophisme des coût irrécupérables sur la rationalité instrumentale… Grande guerre de 14/18, guerre du Vietnam, Guerre d’Irak…
Tanya a résumé les choses bien mieux que je ne pourrais le faire…
Et la puissance de ces tendances irrationnelles qui suscite ses remarques aussi désabusées que venimeuses, elle peut s’expliquer par le fait qu’elle constitue une autre forme de rationalité, la rationalité symbolique…
Comme le fait remarquer Dillow, la hausse de l’absentions pourrait bien s’expliquer par le fait que les partis politiques raisonnent en terme d’utilité anticipé causale…négligeant la rationalité symbolique de leurs électeurs…
Les politiciens espèrent nous voir voter pour des mobiles d’intérêts rationnels…mais ils ne sont plus en état de justifier qu’on vote pour eux, au sens le plus fort de ce terme…Comme signal de convictions sur le type de personnes que nous sommes…
Conséquence naturelle du triomphe du Managérialisme qui a répandu son cancer dans tout les partis politiques, tout bords confondu, entrainant de fait, la Fin de la politique…
Les limites de la conception instrumentale de la Raison comme esclave des passions.
Approfondissons notre déconstruction de la notion de Rationalité en nous attaquant à sa manifestation la plus courante, la rationalité instrumentale.
Et pour cela, il est nécessaire de définir ce que nous entendons par Rationalité instrumentale, la conception traditionnelle la décompose en 5 éléments…
A)En premier lieu, les désirs sont établi comme donnée fondamentale indiscutable, ils sont déterminés par nos goûts comme nos préférence personnelles, et la Raison ne peut s’exprimer sur leur bien fondé, ils sont en dehors de sa juridiction, antérieur, en deçà et au delà…
Comme le disait si bien Hume “La Raison demeure l’esclave des passions, et c’est le rôle auquel elle doit s’assigner, elle ne pourra jamais prétendre avoir d’autre fonction que de les servir et de leur obéir docilement.”
Jugement qui a son reflet dans la direction des affaires publiques. Quand on les interroge sur des questions d’Ethique ou de Valeur, les technocrates répliquent que cela sort de leur domaine d’expertise, et que c’est au Public comme aux politiciens de décider de ce genre de chose
Leur seule fonction est simplement de déterminer les moyens les plus appropriés pour atteindre les objectif de politique publique que le peuple ou ses représentants ont déterminé. Leur Raison est l’esclave des Passions publiques.
B)En second lieu, nos croyance sur la manière la plus approprié d’atteindre nos fins doivent être déterminées par la pure Raison.
Si la Passion est omnipotente et la Raison impuissante dans la détermination des désirs, le rapport de force s’inverse dans la détermination des croyances.
Nos croyances doivent être construite sur les faits et le raisonnement, les émotions ne doivent pas avoir leur mot à dire. Il faut bannir les illusions, à savoir les croyances dont nous désirons la vérité, les anglophones parlent de Wishful thinking
B)De quelle manière nous y prendre pour recueillir les faits qui serviront de base à nos croyances? C’est le troisième précepte qui répond à cette question…
Nous devons rassembler les éléments pertinents (les anglophones parlent d’évidences) jusqu’au moment où le bénéfice marginale de l’élément de preuve supplémentaire excédera les coût de sa collecte/vérification…
Agir sur la foi d’une croyance qui n’est fondée sur aucun éléments concret est irrationnel, mais il serait tout aussi irrationnel de vouloir collecter des éléments renforçant la solidité de nos croyance au delà du strict nécessaire…
Nous n’allons pas nous amuser à mesurer la longueur de chaque brin d’herbe avant de décider ou non de tondre notre pelouse…
D)Lorsque nos désirs comme nos croyances sont déterminés pour de bon, nous avons l’obligation d’adopter la stratégie d’action la plus adaptée pour la réalisation optimale de nos désirs…
Dévier de cette route toute tracée serait faire preuve de faiblesse de volonté, qui est une forme d’irrationnalité, nous comprenons où est notre Bien, et pourtant nous faisons le Mal pour paraphraser Saint Paul…
E)Pour finir, il y a un 5éme aspect de la Rationalité instrumentale qui tend à être négligé, comme le pointait Amitai Etzioni, nous devons cultiver en nous les habitudes et le type de personnalité qui nous rendra le plus apte à suivre les préceptes de la rationalité instrumentale
On a eu l’occasion de voir, au cours de notre panorama des biais cognitifs, que c’était un objectif beaucoup plus difficile à atteindre qu’on se l’imagine couramment…
Nous avons donc une conception puissante et extrêmement convaincante de la Rationalité. ll est d’autant plus nécessaire d’en pointer les limites…
En premier lieu, il y a la problématique de la conception des désirs.
Si nos désirs sont des tendances irrationnelles indépendante de la Rationalité, alors en toute logique, il serait rationnel, ou à tout le moins il ne serait pas irrationnel d’avoir une addiction à une drogue ou de nous complaire dans l’alcoolisme.
Pour citer Gary Becker et Kevin Murphy “Les addictions, même quand elles sont extrêmement fortes, demeurent néanmoins rationnelles puisqu’elles impliquent des fonctions de maximisation orientée vers l’avenir avec préférences stables.”
En passant, du pur Becker, ça… Il n’est pas étonnant qu’il fascinait autant Foucault, notre économiste raisonne en dehors des constructions sociale stigmatisant la déviance et l’a-normalité
Toujours est-il que la conclusion peut légitimement nous apparaître absurde, puisqu’elle implique qu’il peut être rationnel d’adopter un comportement qui peut ruiner nos vies à terme…
Il y a une autre absurdité, pointée par Douglas Allen, la Rationalité implique que nous sommes esclaves de nos préférences, puisqu’elles sont par delà la Raison. Ce qui a une implication des plus dérangeantes, le libre arbitre n’existerait pas…
Si nos choix étaient déterminés mécaniquement par les prix et nos préférences, comme l’implique la rationalité instrumentale, alors “la liberté du consommateur/choix du consommateur” est une fiction.
Il serait plus appropriée de parler d’esclavage du consommateur. Pour reprendre l’observation lumineuse de George Ainslie, si nos “choix” sont entièrement déterminés par l’Utilité anticipée, alors nous ne décidons en réalité de rien, nous nous bornons à discerner les incitations.
Cela pose un autre problème, pour l’étudier, imaginez que vous à choisir entre 3 alternatives, faire un jogging, vous consacrer à une session de jeu vidéo ou aller faire du shopping…
On peut juger ces actions selon 3 critères, le bonheur anticipé, le bonheur expérimenté et le bonheur remémoré. (remplacez bonheur par bien être/satisfaction si vous jugez le concept moins vague)
Vous pouvez raisonner de la manière suivante : Allez faire votre jogging n’est pas une idée attirante, vous anticipez le froid et les douleurs musculaires, faire du shopping est une idée excitante, penser à vos futurs achats vous donne des palpitations…
L’utilité anticipée à l’idée d’une session de jeu vidéo sera entre les 2. Maintenant, passons à l’utilité expérimentée, la satisfaction ressentie au moment de pratiquer l’activité elle même…
Vos expériences passées vous indiquent que vous n’apprécierez guère votre séance de shopping, les galléries marchandes sont envahie par la foule, et assez souvent, les boutiques ne disposent pas de l’article que vous désirez/ne propose rien de vraiment intéressant…
Clairement, la pire expériences des 3, en revanche, une fois passé la période d’échauffement, la petite séance de jogging ne sera pas si désagréable, la session de jeu vidéo gagne haut la main la compétition dans cette dimension…
Et enfin, penchons-nous sur l’utilité remémorée/l’utilité après coup, elle sera faible pour la séance de jeu vidéo puisque vous vous sentirez coupable d’avoir gâché votre temps libre à une activité qui n’avait rien de constructif…
Par contraste, elle sera élevé pour le jogging puisque vous aurez réussi à prendre soin de votre corps en assurant son bon exercice… Pour le shopping, ça sera entre les deux, vous aurez fait de bonnes affaires, mais vous vous sentirez appauvri…
Celleux qui suivent cette série d’articles depuis le début verrons tout de suite où ce fieffé coquin de Dillow cherche à en venir, Utilité anticipée, Utilité expérimentée et Utilité remémorée sont dans la même configuration que les 3 électeurs du théorème d’impossibilité de Arrow
En conséquence, on ne peut pas rationnellement trancher entre les 3…
Bien évidemment, en pratique, nous tranchons le dilemme en alternant entre ces différentes activités en fonction des jours, mais c’est un comportement irrationnel dans le cadre de la rationalité instrumentale puisqu’elle décrète que si le ratio coût/bénéfice est identique, nous devrions faire le même choix à chaque itération.
Pour la simple et bonne raison qu’elle nie que le dilemme puisse être formulé par ordre de préférence comme nous venons de le faire, elle nous inciterait à attribuer des valeurs numériques à chaque options pour les évaluer conjointement…
Dans le monde de la Rationalité instrumentale, tout doit être commensurables au lieu d’être simplement comparables. Mais la démarche est-elle justifiée? Pas des masses, en vérité…
Un tel exercice serait arbitraire et superflu, consistant en pratique à attribuer un nombre à une décision que nous avons déjà prise, et même si ce n’était pas le cas, cela violerait certainement le 3éme précepte de la rationalité instrumentale…A savoir que le coût de l’acquisition de l’information ne doit pas excéder les bénéfices qu’on peut y récolter au final…
Poursuivons notre déconstruction de la Rationalité instrumentale car nous n’avons fait que poser les bases…
Si les réflexions précédentes vous ont parût triviales, elles éclairent en réalité une thèse profonde. Toute conception de la Rationalité est une conception implicite de la nature de l’Individualité.
La Rationalité instrumentale postule que les Individus sont des formes d’organisation hiérarchiques, l’ordre provient du sommet de la pyramide, avec un directeur/dirigeant qui fixe les désirs d’en haut et des subordonnées (nos facultés de raisonnement) qui réfléchissent à la meilleure manière d’exécuter les directives données par leurs supérieurs.
Il est bien possible que cette image de nous même soit à l’origine de la légitimité apparente à nos yeux des organisation hiérarchiques de la société comme au sein de la société.
Nous estimons les hiérarchies autour de nous comme fondées parce que nous sommes habitués à nous percevoir nous-mêmes comme des micro hiérarchies, avec la raison comme esclave soumise des passions…
Mais peut-être que nous inversons les choses… Peut-être que nous sommes habitués à cette conception du hiérarchique du moi à force de nager en permanence dans des univers hiérarchisés où chacun doit se tenir à la place assigné…
Et peu importe qui de l’œuf ou de la poule était là en premier, la vérité est que notre Moi n’est pas tant une hiérarchie qu’une micro sociétés de mois fractionnés en conflits les uns avec les autres, tranchant les différents à coup de compromis temporaires…
Ainsi notre moi passionné de jeux vidéos est en conflit avec notre moi attentif à sa santé comme à l’entretien de sa forme… La notion que ces compromis entre nos différentes facettes maximise quoi que ce soit est une pure fiction…
Bien évidemment, l’image de l’individu comme d’un groupes n’est pas toujours la plus apte à rendre compte de ce que nous sommes… Certains choix nous engagent bien plus profondément que des compromis entre nos différentes micro individualités…
Certains choix vont définir ce que nous sommes… Mais la rationalité instrumentale est également aveugle à ce genre de choix…
La rationalité instrumentale va prédire qui si nous valorisons deux choses, nous pourrions mettre l’une en gage pour obtenir l’autre. Si nous valorisons 1 euros et une voiture de sport, nous pourrions acheter un billet de loterie pour la chance de gagner une voiture de sport
Un pronostic raisonnable? Il ne l’est pas comme nous le rappelle John Searle. poussé jusqu’au bout du raisonnement, cela impliquerait qu’il y a une configuration où nous accepterions de mettre la vie de notre enfant en jeu pour un euros pour peu que les probabilités que notre enfant meurt soit suffisamment basse (de l’ordre de 1 sur un milliard par ex), sauf qu’en réalité, Searle n’accepterait JAMAIS de parier la vie de son enfant, quel que soit la cote ou l’enjeu…
La perspective de la rationalité instrumentale affirmerait qu’il se montre irrationnel, mais il leur répliquerait que le critère de rationalité en question n’est guère satisfaisant…
Ce caractère insatisfaisant provient du fait que les choses que nous valorisons le plus ne sont pas commensurable. Il est impossible de trouver une unité de mesure commune permettant de les négocier entre elles….
Pour placer la vie de son enfant sur le plateau d’une balance avec une somme d’argent sur l’autre plateau révèle une ignorance crasse de ce que représente le rôle de parent ou même de la valeur de la vie elle même…
L’idée de commensurabilité, base de la rationalité instrumentale, va donc trahir certaines de nos valeurs les plus fondamentales…
Trahison que nous rejetons non pas parce que les coûts sont trop élevés ou les bénéfices trop minces mais pour ce qu’elle révélerait de nous même et du type de personnes que nous serions si nous les acceptions…
Nos actions n’ont pas seulement une importance matérielle mais également une valeur symbolique. Et nous sommes des êtres humains avant d’être de purs agents rationnels…
Ce que ces réflexions démontrent c’est que la conception humienne de la rationalité instrumentale est inconsistante avec nos choix de la vie de tout les jours comme avec les choix fondamentaux qui nous définissent en tant que personne…
Elle est inconsistante avec la réalité que nous constitutions de véritable bazar où des individualités marchandent en permanence… tout comme elle ignore que certaines choses ne se négocient tout simplement pas..
Soit dit en passant, si la notion de l’individu comme micro sociétés a titillé votre intérêt, outre Nietzsche, je ne saurais trop vous conseiller de creuser l’œuvre de Derek Parfit, plus particulièrement son magnum opus, Reasons and persons.
Et si vous êtes persuadés que l’utilitarisme est une aberrations philosophiques dépourvu de défenseur sérieux, je vous inviterais à lire l’un des plus grand philosophe de la seconde moitié du XXéme siècle, d’autant plus qu’il est singulièrement négligé…
Peut-être aurons nous l’occasion de revenir à celui qui a offert la plus fascinante des contre-attaque possible au défi de Rawls à l’encontre de l’utilitarisme, son incapacité supposés à saisir le caractère séparé de l’existence de chacun…
Mais pour en revenir à la Rationalité instrumentale, nous n’avons pas fini de planter les clous dans son cercueil… Une autre problématique est que les désirs ne sont pas toujours antérieurs à l’action…
Bon nombre d’entre eux n’émergent qu’après qu’une pratique continuelle ne nous ait fait réalisé que leur réalisation était à notre portée en plus d’être précieuse…
Aucun enfant ne désirerait être professeur d’économie, c’est après une pratique de plusieurs années que ce désir peut se manifester… La pratique peut produire les désirs au lieu que ça soit systématiquement l’inverse…
Qui plus est, la Rationalité instrumentale assume que l’objectifs des désirs peut être atteint de manière direct, ce n’est pas toujours le cas, et l’inverse peut même survenir…
Si vous avez des difficultés à vous endormir, essayer consciemment de le faire peut s’avérer contre-productif par ex. Et comme nous l’avons vu avec la déconstruction des politiques de plein emploi, garantir une sécurité de l’emploi au niveau social peut scier la branche à terme
La garantie de retrouver facilement un emploi incitant les travailleurs à réclamer des paies de plus en plus élevés, favorisant l’inflation qui détruit à termes les conditions du plein emploi quand elle devient hors de contrôle…
On pourrait également évoquer les réflexions de Mill sur le bonheur/bien être/félicité/plaisir… On ne le savoure jamais pleinement quand on le vise directement mais quand on le vise à travers autre chose…Que ca soit l’épanouissement de notre talent artistique, notre vie de couple, la joie à travers le bonheur d’autrui, ami, enfant ou amant.e, nos réalisations sociales, nos actions en tant que militant.e etc…
Pour couronner le tout, il y a deux tendances contradictoires en conflit potentiel au sein de la rationalité instrumentale, la rationalité doit viser à la réalisation de nos désirs d’une part et d’autre part elle stipule que nos croyances doivent être rationnellement fondées.
Quid de l’alcoolique en plein sevrage douloureux qui essaye de se persuader qu’un verre de plus peut signer son arrêt de mort, quand bien bien même la croyance à laquelle il s’accroche est fausse?
Quid de la mère dont le fils a été condamné comme tueur en série particulièrement infâme suite à l’examen d’un faisceau de preuves par le tribunal? Doit-elle accepter le verdict quand bien même il lui briserait le cœur?
Contradiction supplémentaire entre une rationalité qui nous pousse à la poursuite de désirs que nous définissons nous mêmes, alors que même que leur satisfaction pourrait nécessiter l’adhésion à des croyances contredites par les faits…
Paradoxalement, il n’est peut-être tout simplement pas rationnel…d’être systématiquement rationnel, les croyances purement rationnelles pouvant nuire à notre capacité à nous épanouir…
Dans le même ordre d’idée, l’irrationalité peut avoir du bon quand elle se manifeste sous la forme d’une croyance exagérée en nos propres capacités, puisqu’elle peut aboutir à encourager la créativité, la prise de risque, l’innovation, le progrès et la croissance…
Comme le pointaient Richard Nisbett et Lee Ross, la population d’écrivains, d’acteurs et de scientifiques se réduiraient drastiquement si les êtres humains basaient leur carrière sur des chances raisonnables de succès…
Pour en finir avec le mythe d’une Rationalité univoque distinct de toutes activités humaines concrètes…
Nous avons eu l’occasion de voir à quel point suivre les préceptes d’une certaine rationalité pouvait être irrationnels, mais nous n’avons fait qu’entamer le sujet…
Dans la continuité, nous pouvons noter une tension entre la Rationalité en tant que moyens d’acquérir/produire plus de bien pour notre satisfaction et la Rationalité en tant que moyen d’acquérir des croyances plus solidement établies sur le monde qui nous entoure
Tension relevé en son temps par Adam Smith lui même dans son analyse célèbre de la division du travail
Division dont l’extension graduelle accroissait les capacités productives de chaque travailleurs, mais aboutissait également à les rendre plus stupides et ignorants, de simple engrenage vivants dans l’appareil de production
Il y a finalement un problème de taille avec la Rationalité instrumentale, c’est une rationalité basée sur des règles. Règles de la logique, Règles de l’inférence statistique et Règles de la théorie de la décision…
Ce qui pose un certains nombre de problèmes. En premier lieu le conflit entre ces règles, que nous avons croisé à plusieurs reprises…
Mais il faut intégrer également le fait que, comme le pointait Ludwig Lachman, la notion que la rationalité se réduit à se soumettre à des règles de logique et d’inférence statistique ignore de vastes régions du comportement humains, y compris des zones essentielles…
Plus particulièrement l’activité entrepreneuriale. Prenons l’exemple du Prix Nobel d’économie, le “bon sens” nous suggérerait que ceux qui le remportent auraient démontré leur nature de parangon de la rationalité…
Mais la vérité est tout autre, si par Rationalité nous entendons simplement la Rationalité instrumentale, James Heckman remporta le prix, non pas en suivant docilement les règles de l’inférence mais par son invention/découvertes de nouvelles règles…
Ce qui poussa certains penseurs à rejeter la notion d’une Rationalité conçu comme soumission à des règles, la définissant plutôt par une vertu incarné dans certaines pratiques particulières.
“Un cuisinier n’est pas un individu qui eut d’abord la vision d’une tarte et essaya ensuite de la concrétiser” comme le nota si bien Michael Oakeshott
“La caractéristique du juge, du charpentier, du scientifique, du peintre, du cuisinier et au fond de n’importe quel homme dans la conduite ordinaire des affaires de sa vie, est une forme de connaissance, non pas de certaines proposition à propos d’eux mêmes, de leurs outils et du matériel sur lequel ils travaillent, mais une connaissance sur la manière adéquate de trancher certaines questions. En conséquence, si la “Rationalité” doit représenter une qualité désirable d’une activité, elle ne peut consister en la qualité d’avoir des propositions préméditées et indépendantes de la pratique de l’activité en question, à leurs dispositions avant d’entamer ladite activité.”
Si le jugement d’Oakeshott s’avérait correct, cela sonnerait le glas du managérialisme puisque ça couperait la fondation de sa légitimité à la racine…
L’idée du Management en tant que pratique séparé et indépendante présuppose l’existence de règles abstraites qu’on pourrait appliquer à la direction de n’importe quelle organisations.
Mais si la rationalité s’incarne concrètement dans la pratique concrète d’une activité particulière, et ne peut en être séparé ou si les règles de la gestion rationnelle rentraient en conflits les unes avec les autres, cette supposition serait caduque…
Les règles de gestion efficace d’une organisation ne peuvent pas être extraite de l’activité spécifique et particulière de cette organisation au cours de laquelle elles ont été élaborées, pour être retransposées à une organisation différentes…
Nous aboutissons donc à une conclusion des plus paradoxales… Notre conception courante de la Rationalité est tout simplement…irrationnelle…
Ce qui n’est pas si étonnant si on suit les analyses de McIntyre et Foucault… Le premier nous rappelait que la conception humienne de la Rationalité comme esclave des passions étaient relativement récente à l’échelle de l’humanité…
Elle n’aurait eue aucun sens pour un penseur de l’antiquité, qui concevait la Raison comme le moyen de découvrir les fins appropriés à poursuivre pour l’être humain, et aurait jugé aberrant de confier ce rôles aux passions…
Idem pour la Rationalité gouvernementale au sens moderne… Les conseillers du Prince comme Machiavel fournissaient des règles à leur maitres pour prendre le pouvoir, le conserver et régner sur un territoire mais ils n’auraient jamais envisagé l’Etat comme un gigantesque foyer à gérer, encore moins une entreprise, ni la population comme des ressources à administrer et diriger pour rentabiliser sa production.
Même la Rationalité économique, maximiser la production pour le minimum de ressources consommé, est relativement récente. Comme le notait Marshall Salhin, elle aurait été incompréhensible dans des sociétés primitives qui avaient beaucoup de moyens et peu de fins…
Le travail comme la production y était pratiquée de manière intermittente, secondaire par rapport à des activités symboliques comme les rituels, et le loisir abondant, il ne constituait même pas une activité distinct et séparé comme dans nos sociétés…
Pour la dimension “contre nature” ou à tout le moins construite de la Rationalité au sens moderne, y compris et surtout économique, on ne peut que renvoyer aux travaux de Max Weber et ses successeurs…
Beaucoup de manufactures du XVIIIéme fermèrent leurs portes parce que leurs propriétaires n’arrivaient pas à convaincre leurs employés de travailler au delà du nécessaire pour obtenir un salaire de subsistance…
Le message à retenir de tout cela est des plus simple, il n’y a pas de conception univoque, cohérente et unique de la Rationalité. Il est en conséquent inutile de convoquer la Rationalité pour justifier telles actions ou telles politiques…
Pour la simple et bonne raison que la Rationalité est si ambiguë qu’elle peut au final tout justifier…