La politique postmoderne
“Deux nations entre lesquelles il n’y a ni interaction, ni sympathie, dont les membres de chacune d’entre elles sont aussi ignorants des habitudes, des pensées et des sentiments de ceux qui résident de l’autre côté de la barrière qu’ils le seraient vis à vis des habitants d’une autre planète. Les riches et les pauvres.”
On peut songer à cette observation de Benjamin Disraeli, dont la portée va bien au delà du gouffre séparant les riches des infortunés situé à l’autre extrémité de l’échelle sociale, d’autant que le phénomène mis en lumière pourrait parfaitement s’appliquer aux politiciens.
Nous allons le voir, les politiciens ne vivent définitivement pas dans le même monde que nous, de fait, il serait approprié de penser qu’ils vivent en grande partie dans un monde imaginaire, mais il peut arriver que la façade du village Potemkine se fissure, laissant entrapercevoir la réalité sordide de l’autre côté du décor.
C’est ce qui est arrivé à Sarah Vine en 2019, aboutissant à la publication du tweet suivant : “J’ai parcouru le hashtag #RestaurantMakesMistakes, et j’ai été ébahi d’apprendre que des personnes souffrant de démence éprouvent les plus grandes difficultés pour bénéficier de l’aide sociale qui devrait leur revenir de droit. Est-ce que c’est réellement la triste réalité dans notre pays? Et si c’est le cas, comment se fait-il qu’il ne s’agisse pas d’un scandale national?”
Nous assistons ici à une dissonance cognitive de toute beauté entre les mesures politiques prônées par son propre parti et la réalité tragique des effets dévastateurs de ces mêmes mesures sur des êtres humains de chair et de sang.
Sa consternation face à cette réalisation s’explique tout simplement de par le fait que pour beaucoup de conservateurs, ce n’est pas supposé se produire. On tend bien souvent à s’imaginer les conservateurs comme des monstres prenant un malin plaisir à faire le mal pour le mal en toute connaissance de cause, mais la réalité effective de la chose est plus prosaïque, ils sont surtout coupables de faire preuve d’une certaine insouciance dont les racines s’alimentent à une conception spécifique de la politique.
Dans leur perspective, la politique se réduit à simple club de débat, ou plutôt un affrontement fictif et sans conséquences sur un théâtre, plein de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien, le monde imaginaire qu’on trouve entre les pages du Daily mail et bien d’autres tabloïds.
La politique est finalement devenu une activité postmoderne, les mots, les symboles et les apparences sont tout ce qui importe, les conséquences et la réalité ont été congédiés de ce qui n’est plus qu’une scène de théâtre.
“Ce qui passe pour la réalité est un réseau d’images et de signes dénué de tout référent externe, ce qui est représenté au final, c’est n’est rien d’autre que la représentation elle même” Jean Baudrillard
On peut trouver moult illustrations de cette dérive navrante :
Les politiques de sanctions à l’encontre des bénéficiaires de l’aide sociale sont supposés prendre la forme de frappe chirurgicale ciblant exclusivement les fraudeurs, certainement pas des personnes réelles qui souffrent, ont objectivement besoin de l’assistance publique, et ne pourraient pas vivre, ou même concrètement survivre sans l’aide de l’État.
Ce n’est qu’à partir du moment où les projecteurs des médias se braquent sur les dommages collatéraux que l’illusion se fissure temporairement…
Il en va de même pour les politiques “d’aménagement d’un environnement hostile”, l’objectif était d’expulser les immigrés clandestins ou les criminels étrangers, certainement pas de persécuter les membres de la génération Windrush qui étaient 100% britanniques.
Les politiques d’austérité avaient pour objectif de stabiliser les finances de la Nation. Les milliers de victimes qui ont littéralement perdu leurs vie sur les champs de batailles de la guerre contre les dépenses excessives, ce sont de simples statistiques dans le meilleur des cas, une affirmation controversée dans le pire…
A ce sujet, on ne peut pas manquer de citer Engels :
“Quand un individu inflige des blessures graves à un de ses semblables, et que la mort survient suite à ces blessures, nous parlons d’homicide. Dans les cas de figure où l’agresseur savait par avance que les blessures qu’il infligerait à sa victime serait mortelles, nous parlons de meurtre avec préméditation. Mais quand la société place des centaines de prolétaires dans une situation où ils se retrouvent surexposés au risque de perdre leur vie bien trop tôt et d’une manière dont on ne pourrait guère blâmer la nature, lorsqu’on prive des milliers de personnes des conditions nécessaires à la simple survie, pour les forcer à endurer une situation où la survie relève de l’exploit, voir de l’impossibilité, jusqu’à ce que mort s’ensuive d’une manière aussi certaine que si on avait recours à la baïonnette ou à la balle d’un fusil… en ayant parfaitement conscience du taux de mortalité des conditions de vie qu’ils imposent à ses forçats de la misère, et en s’efforçant de maintenir ces conditions d’existence, par la violence s’il le faut, alors nous pouvons sans doute qualifier ces agissements de meurtre avec préméditation, avec la même logique dont nous usons pour blâmer le meurtrier individuel.” (Conditions des classes laborieuses en Angleterre)
Les partisans du Brexit nous affirmaient qu’ils accordaient plus d’importance à la souveraineté nationale qu’au vulgaire PIB. Comme si le PIB était une simple statistique flottant dans le vide, complétement déconnectée des emplois comme de la vie bien réelle des citoyens… Si Jeremy Hunt a brisé un tabou lorsqu’il a annoncé la fermeture de Titan Steel Wheels, c’est pour la simple et bonne raison qu’il a fracturé l’illusion, en connectant ce qui était supposé demeurer une simple abstraction à la vie de personnes bien réelles.
Ce qui autorise les conservateurs, et plus particulièrement les politiciens professionnels, à se rendre coupable de ces accès de cruauté ordinaire qui frappent les plus démunis sans le moindre problème de conscience, c’est le fait qu’ils se sont retranchés dans une bulle politico-médiatique. A leurs yeux, la politique est devenu une activité réifiée, complétement déconnecté de la réalité de terrain… Et il en va de même avec la communauté imaginaire que constitue “la Nation” (ce qui explique d’ailleurs la multitudes de contradictions flagrantes qu’on peut déceler chez ceux qui s’autoproclament patriotes).
Robert Protherough et John Pick ont décrit la manière dont le management contemporain “traitait en majorité de symboles et d’abstractions, dépourvus de connexion directe avec le quotidien des employés de l’entreprise, la production concrète de biens et de services, ou la satisfaction réelle des consommateurs”.
En pratique, cela correspond également à la manière dont la politique est perçue par les conservateurs, une forme de jeu de société sans conséquences entre gens de bonnes compagnies, où personne ne souffre réellement au cours de la partie, le pire qu’il puisse arriver au perdant, c’est d’être exclu du terrain de jeu pour bénéficier d’une petite sinécure fort bien payée, que ce soit dans le secteur public ou le secteur privé.
Bien évidemment, si les journalistes prenaient la peine d’effectuer correctement leur travail, la réalité finirait par s’immiscer au sein de cette bulle, mais les médias dont nous disposons actuellement sont loin, très loin, d’assurer le rôle qui est le leur au sein d’une démocratie fonctionnelle.
La vérité, particulièrement en matière de politique, est une chose fort complexe, et, pour citer les paroles révélatrices du journaliste John Humphrys, constituée “de questions barbantes d’ordre technique, et je suis certain que nos auditeurs sont fatigués de nous entendre déblatérer à propos de choses qui dépassent la compréhension de la majorité d’entre nous”.
De fait, les journalistes préfèrent se concentrer sur le dernier coup de théâtre du jeu auquel se livrent les politiciens, que d’analyser sérieusement les conséquences bien réelles des mesures qu’ils mettent en place, une préférence qui les amènent bien souvent à privilégier les charlatans aux experts…
Comme l’observait judicieusement Tom Mills, la BBC “s’efforcera de faire preuve d’impartialité et de pluralisme, de manière à équilibrer le temps de paroles entre les opinions des élites”. Ce qui aboutira à exclure la réalité du terrain de la scène.
Au final, quelle est l’utilité de l’impartialité des médias, quand elle se réduit en pratique à l’impartialité au cours de la foire d’empoigne opposant deux camps politiques partageant tout deux le même niveau d’imbécilité au niveau de leur conception de l’économie, des finances publiques ou de l’impact de l’immigration?
Une comédie tournée en ridicule par Alexander Cockburn dans un sketch qui a maintenant plus de 40 ans…
Hunter-Gault : “Et pour finir, quelques critiques de l’esclavage défendent l’idée qu’il devrait être purement et simplement aboli. M.Wilberforce en fait partie. Très cher Monsieur, pourriez-vous nous expliquer pour quelle raison l’esclavage devrait être aboli au lieu d’être simplement reformé, comme l’ont défendu nos autres invités?
Wilberforce: “Il est immoral qu’un homme puisse…”
Macneil: “M.Wilberforce, je crains malheureusement que nous n’ayons plus suffisamment de temps d’antennes pour aborder votre point de vue, qui aurait sans doute été des plus intéressant”
Au final, le monde politico-médiatique se conforme à la description qu’en fît Kenneth Boulding en 1966 : “Toutes les structures organisationnelles tendent à générer une image fausse de la réalité, dans laquelle elles enferment le preneur de décision. Plus la taille de l’organisation augmente, plus élevé est son degré d’autoritarisme, et plus fortes seront les chances que les décisionnaires au sommet opèrent dans un monde purement imaginaire.”
Il arrive cependant, quelquefois, que la réalité aie le mauvais goût de s’inviter sans prévenir dans notre monde imaginaire…
Un phénomènes qui est loin de se cantonner aux politiciens professionnels du reste… Après tout, nous sommes arrivés à un stade où il est nécessaire de rédiger avec un sérieux glacial des essais réfutant l’idée que Harris souhaite instaurer le communisme aux USA… Tout se réduit au final à un affrontement de mots, et des mots qui ont perdu leur sens depuis bien longtemps…
“Ce qui passe pour la réalité est un réseau d’images et de signes dénué de tout référent externe, ce qui est représenté au final, c’est n’est rien d’autre que la représentation elle même” Jean Baudrillard