Le danger de l’équilibre du temps de parole

Marie la rêveuse éveillée
5 min readNov 22, 2024

--

Admettons que les journalistes s’efforcent de donner un temps de parole égale à toutes les positions, tout en faisant preuve du maximum d’intégrité et de compétence, une hypothèse assez héroïque, on peut en convenir. Dans cette situation hypothétique, aurions-nous exorcisé le danger que les médias puisent propager des informations fausses qui pourraient avoir des conséquences dramatiques pour notre système démocratique?

Si on se fie aux travaux de Benjamin Enke et Thomas Graeber, ce n’est pas si certain.

D’autant que ce n’est qu’une pièce de plus dans un dossier fort épais. Cela fait un certain temps que nous savons que des médias s’efforçant de faire preuve d’équilibre en matière des points de vue mis en lumière généreront un déséquilibre au niveau des opinions de l‘audience, pour reprendre l’expression utilisée par Glaeser et Sunstein. On peut remonter jusqu’à 1979 et la fameuse expérience menée par Charles Lord, Lee Ross et Mark Lepper. Les chercheurs exposèrent les participants à l’expérience à des rapports conflictuels concernant les effets dissuasifs de la peine capitale, pour constater qu’après lecture des rapports, les partisans de la peine de mort se montraient plus acharnés à défendre leur positions, tandis que les opposants devenaient également plus dogmatiques dans leur défense de l’abolition. Dans cette perspective, l’équilibre des points de vues peut mener à la polarisation des opinions.

Ce mécanisme s’applique néanmoins à ceux qui ont un point de vue partisan, et s’estiment être déjà informés sur un sujet ou une problématique. Pour les personnes qui se perçoivent elles-mêmes comme non informés, un autre mécanisme est à l’œuvre, mis en lumière par Enke et Graeber.

Nos chercheurs le qualifient de compression des probabilités. Ceux qui sont dans un état d’incertitude vis à vis de leurs propres connaissances tendront à surestimer les probabilités les plus basses. Phénomène corroboré par les recherches de Baruch Fischhoff et Waendi Bruine De Bruin, qui interrogèrent des étudiants pour leur demander d’évaluer les chances qu’ils subissent des événements à faible probabilité, comme la possibilité de développer un cancer ou d’être cambriolés, pour découvrirent que leurs sujets d’expérience tendaient à faire des estimations à 50% de chance bien plus souvent qu’ils n’auraient du le faire au vu des probabilités réelles de ce type d’évènement.

Il existe une tendance similaire chez les parieurs lorsqu’ils doivent miser sur le bon cheval, puisqu’ils privilégieront bien souvent l’outsider, surestimant ainsi les événements à faibles probabilités, plutôt que le favori. Bien évidemment, on trouve la même tendance au sein des marchés financiers, où les investisseurs tendent à surestimer le prix de produits financiers et d’actions hautement spéculatives, dans l’espoir d’un retour sur investissement juteux.

La compressions des probabilités est légèrement différente du biais mis en lumière par Kahneman et Tversky, la tendance à surestimer les faibles probabilités. Kahneman et Tversky nous disent que nous surestimons les évènements à faible probabilité de par notre inclination à faire des paris sur le temps long, alors que Enke et Graeber pensent que nous tendons déjà à surestimer ces probabilités.

Et c’est un mécanisme que les populistes ne manquent pas d’exploiter dans leur lutte contre les technocrates. Michael Weiss et Peter Pomerantsev ont décrit la manière dont Vladislav Surkov, l’éminence grise de Poutine, a diffusé des récits contradictoires, “non pas dans une optique de persuasion (comme c’est le cas dans la diplomatie classique) ou pour gagner de la crédibilité, mais pour semer la confusion via l’essor de théories complotistes et la propagation de fausses informations”. Cela revient à militariser le relativisme.

Trump se livre à une manipulation similaire quand il dénonce les “fake news”, son objectif n’est pas de démontrer la fausseté d’une information, mais de planter un germe de doute. C’est également ce que font les climatosceptiques, (décrit par Rebecca Long Bailey) quand ils vous affirment que “la question du réchauffement climatique n’est pas tranché au sein de la communauté scientifique”, quand bien même elle fait consensus chez la majorité des scientifiques.

Dans tout ces cas de figure, les manipulateurs exploitent la compression des probabilités, en suggérant qu’il y ait une chance infime que le narratif qui fait consensus s’avère être faux, invitant ainsi leurs auditeurs à surestimer cette faible probabilité.

Dans cette configuration, le journaliste hypothétique qui voudrait maintenir un équilibre impartial des points de vue est placé face à un dilemme des plus cruel puisque, d’un côté, il doit mettre en lumière des remise en question du consensus, pour éviter que nous nous enfermions dans une bulle cognitive, mais ce faisant, il invite ses auditeurs à surestimer la chance que ce consensus s’avère faux.

Simon Wren-Lewis avait critiqué la décision de la BBC d’inviter Patrick Minford pour défendre le Brexit, sans préciser qu’il y avait un consensus de la majorité des économistes concernant les effets négatifs potentiels d’une sortie de l’Union européenne. Mais même si la BBC avait fait preuve du minimum syndical en matière de déontologie journalistique, une partie de son audience aurait quand même surestimé la chance que le consensus soit mal fondé par rapport à la probabilité réelle que la majorité des experts se trompe.

D’autant plus que dans des cas de figure comme le Brexit, la compression des probabilité va rentrer en synergie avec d’autre biais cognitifs, comme l’effet de Halo, les raisons de l’attractivité du Brexit en dehors du domaine de l’économie pousseront ses partisans à croire qu’il pourrait également avoir des effets économiques positifs. Un autre facteur qui rentre en ligne de compte est celui des folles espérances, si vous pensez que le Brexit serait une bonne chose, vous vous persuaderez d’autant plus facilement que c’est une excellente chose dont les effets positifs surpasseront les contrecoups négatifs. N’oublions pas non plus l’effet de familiarité, une information fausse qui vous est familière vous apparaitra plus crédible qu’une information vraie auquel vous n’êtes pas habitués. Un journalisme diffusant une information fausse dans une optique d’équilibre des points de vue, même pour la débunker aussi sec, contribuera à en accroitre la crédibilité.

Nous reprochons régulièrement aux médias leur incapacité à faire preuve d’impartialité, ou de faire preuve d’impartialité entre la vérité et le mensonge, mais la critique formulée ici va plus en profondeur. Même si nos journalistes faisaient réellement preuve d’impartialité et de compétence, ils continueraient de diffuser des fausses informations à leurs corps défendant. Le problème de notre système politique ne se limite pas à la médiocrité et la corruption de nos médias, puisqu’il faut également prendre en compte le fait dérangeant que les électeurs puissent être systématiquement irrationnels.

--

--

Marie la rêveuse éveillée
Marie la rêveuse éveillée

Written by Marie la rêveuse éveillée

Une personne qui s'égare souvent parce qu'elle passe son temps à se chercher...

No responses yet