Le droit à l’émigration
Nous avions déjà abordé la défense de l’immigration sous un angle conséquentialiste, mais également étudié la défense de l’immigration sous un angle déontologique, telle qu’elle avait été formulé par Ruwen Ogien. Sujet que nous avions également examiné de manière indirecte en étudiant les frontières du genre.
C’est dans la continuité des réflexions de Ogien que nous allons analyser la démarche de Chris Bertram, à partir des réflexions qu’en a tiré Chris Dillow.
Quelques années plus tôt, l’économiste britannique vit de nouveaux voisin de pallier s’installer dans l’appartement situé en face du sien. Ils semblaient relativement sympathiques, mais cela ne changeait rien à l’affaire au final, puisque Dillow n’avait de toute manière pas son mot à dire sur la question. On ne lui laissait pas la liberté de choisir ses voisins, et d’opposer un veto vis à vis des candidats potentiels à l’installation dans son voisinage. Cela n’empêche pas bon nombre de ses concitoyens d’estimer qu’ils ont justement leur mot à dire concernant les personnes qui seraient autorisés, ou non, à résider au sein de la Grande Bretagne.
C’est assez étrange quand on prend la peine d’y réfléchir.
Pour quelle raison Dillow aurait-il le droit de s’opposer à la liberté des individus souhaitant s’installer, par exemple, à Londres, quand on ne lui accorde pas le droit de faire obstacle à la liberté de certains personnes de devenir ses voisins de paliers? D’autant plus que l’économiste se contrefiche de la question de l’identité des résidants au sein de la capitale britannique, alors qu’il a un intérêt certain à s’assurer que son voisinage immédiat sera composé d’individus fréquentables, à défaut d’être nécessairement des plus sympathiques. Comme les citoyens de Grande Bretagne, en tant que collectif, pourraient-ils disposer de droits dont ils sont dépourvus, en tant qu’individus?
Ce sont les questions que soulève Bertram dans son ouvrage Les Etats ont-ils le droit d’exclure les immigrants?
La pierre angulaire de son raisonnement est emprunté à Kant :
“La revendication d’un droit, si elle ne se réduit pas à une simple assertion de pouvoir vis à vis des autres, doit être justifiable devant toutes les personnes concernées. Personne ne peut imposer sa volonté à ses semblables, de manière unilatérale, sans justification que ces derniers pourraient juger acceptable.”
De fait, on doit supposer une négociation implicite où chacun doit avoir une raison acceptable de suivre les règles qui ont été mutuellement convenus.
Ce raisonnement justifie le fait que Dillow ne dispose pas d’un droit de véto concernant la liberté des individus de devenir ses voisins de paliers. Notre manque de droits en la matière est compensé par le fait que personne ne pourra nous opposer son véto s’il nous prend l’envie de quitter notre lieu de résidence actuel pour nous installer ailleurs. La plupart d’entre nous estimerait que c’est un marché raisonnable où nous sommes tous gagnants à terme.
Une démarche que nous refusons pourtant d’appliquer à l’immigration. Ce qui pose une question brûlante, que ne manque pas de soulever Bertram : Pourquoi les immigrants devraient-ils accepter notre revendication d’un droit à les exclure de notre pays?
On s’en doute, la réponse de Bertram est des plus intuitive : Ils n’ont aucune raison de juger cette revendication acceptable.
“Un monde où les Etats peuvent exercer leur droit à exclure les candidats à l’immigration, de manière unilatérale, est un monde où une forme de tyrannie est exercé à l’encontre de ceux qui se retrouvent exclus car jugés indésirables.”
Le penseur appuie sa position sur l’argument suivant. Si nous étions derrière un voile d’ignorance de type rawlsien, nous ne pourrions certainement pas nous mettre d’accord sur une restriction draconienne à la liberté de mouvement, puisque cela pourrait potentiellement nous emprisonner dans un environnement oppressif, nous exposer à la persécutions de gouvernement tyrannique, ou nous condamner à une vie de pauvreté abjecte alors même que des alternatives existent. En conséquence, les politiques de fermetures des frontières devraient être rejeté de la même manière que nous ne pourrions pas accepter volontairement de constituer une société féodale.
John Gibson, de l’université de Waikato, a estimé que ceux qui migraient du Tongo pour s’installer en Nouvelle Zélande obtenaient en moyenne des revenus trois fois supérieurs à ceux de leurs compatriotes qui étaient resté au Tongo, tout en bénéficiant des mêmes compétences et des mêmes qualifications que les expatriés.
Derrière le voile d’ignorance, nous aurions donc toutes les chances de choisir l’ouverture des frontières, et de garantir le droit à la liberté d’émigrer.
(Il est d’ailleurs piquant de constater que ceux qui reprochaient à l’URSS d’avoir confiné ses propres citoyens derrière un mur et un rideau de fer, s’efforcent aujourd’hui de bâtir des murs de Berlin autour des rivages de l’Europe ou le long de la ligne séparant les Etats-Unis du Mexique…quand ils ne poussent pas le vice jusqu’à payer des dictatures pour enfermer leurs citoyens au sein des frontières de leurs pays).
Si Chris Dillow est favorable à la ligne argumentative déployé par Bertram, il ne fait clairement pas partie du public visé, ce qui ne l’empêche pas de se demander quelles objections raisonnables pourraient être employées par un opposant à l’immigration.
L’une des contre-attaque possible serait de rejeter la pertinence des expériences de pensée en voile d’ignorance. Peut-être que notre nationalité n’est pas une chose dont nous pouvons nous dépouiller pour adopter un point de vue de nulle part, mais une part intégrante de notre identité. Comme le pointait Michael Sandel dans son ouvrage Le libéralisme et les limites de la justice, nous sommes des “sujets radicalement situés”, avec des obligations de loyautés qui sont plus profondes que de simples accidents de la vie qu’on pourrait balayer comme de simples contingences dénués de pertinence. (Et on pourrait ajouter que cela ne se limite d’ailleurs pas à la nationalité).
Objection qui n’est pas étudié par Bertram, et vis à vis de laquelle Dillow est partagé. Elle gagne de la crédibilité de par le fait que des individus sont effectivement prêts à mourir pour leur patrie. Mais cela ne change rien au fait que les nations demeurent fondamentalement des “communautés imaginaires”, et comme nous le rappelle Bertram, beaucoup plus récentes que nous nous plaisons à l’imaginer. Pendant la majorité de l’Histoire, les êtres humains ne sont pas définies par leur nationalité. (Paradoxalement, nos communautés nationales si fermées sur elles mêmes pourraient apparaître comme des utopies d’ouverture totale des frontières dans la perspective de nos ancêtres).
Quoiqu’il en soit, quelle que soit les limites qu’on peut estimer aux raisonnements de Bertram, elles sont mineures en comparaison des problématiques qui gangrènent nos médias.
Alasdair MacIntyre s’est plaint, à juste titre, du fait que nous ne disposions pas des ressources intellectuelles pour procéder à des interrogations morales sérieuses, mais surtout, que nous étions privés d’institutions qui nous donneraient accès à ces ressources.
De fait, les parodies de débats qui sont mis en scène dans le théâtre médiatique pour faire mine d’étudier des questions d’ordre moral, (sans que cela se cantonne à l’immigration), ils se réduisent à des foire d’empoigne entre des monomaniaques étalant en guise d’argument leurs obsessions et leur convictions inébranlables en la valeur de leur vision des choses. Ce qui nous tient lieu d’agora des discussions en matière de politique se réduit bien souvent à des tâtonnements tenant lieu du bricolage pour déterminer les contours d’une hypothétique “opinion publique” auquel il faudrait se soumettre. Une opinion qu’on fabrique bien souvent en faisant mine de la mettre en lumière.
Et si des ouvrages comme celui de Betram pourraient ouvrir les fenêtres de l’agora, il y a de forte chance que des voix dissonante comme celle-ci se retrouvent étouffés dans le climat actuel.