Les angles morts idéologiques
Il existe un angle mort idéologique de taille considérable au sein du débat politique. Pour le mettre en lumière, penchons-nous sur deux ouvrages adoptant des perspectives fort différentes, Le Conservatisme en crise de Kemi Badenoch et L’échec de l’Etat de Sam Freedman.
Commençons par Le Conservatisme en crise, les auteurs de l’ouvrage collectif se plaignent de “l’essor d’une nouvelle classe bureaucratique” générant une configuration dans laquelle “un nombre de plus en plus important d’emplois de classe moyenne dépendent des règles instaurées par le gouvernement bien plus que des biens et services qui s’achètent et se vendent sur le marché”. D’après eux, au cours des deux dernières décennies, nous avons assisté à une augmentation alarmante du nombre de managers en ressources humaines, de régulateurs financiers, de personnel au sein des universités, des professionnels du secteur de la santé, une croissance cancéreuse qui s’étend dans bien d’autres domaines…
Ce n’est pas une observation qu’on pourrait qualifier de spécialement originale, et elle ne se cantonne pas à la droite du spectre politique. Après tout, cela fait plusieurs années que les universitaires se penchent sur l’Etat régulateur. En revanche, ce qui est plus contestable, c’est l’angle adopté par Badenoch et ses pairs :
“Nous assistons à l’essor d’une idéologie qu’on pourrait qualifier de sécuritaire, une obsession à éradiquer le risque dans nos sociétés, justifiant l’existence d’une classe bureaucratique dont la fonction est de nous surveiller, de nous contrôler, et de protéger les groupes marginalisés. La résultante de ce cancer bureaucratique, c’est un ralentissement inquiétant de la croissance du PIB par tête au sein des économies développées. De manière générale, dans le monde occidental, le rétrécissement de la croissance économique est allé de pair avec l’accroissement du poids de l’État dans la société.”
Un diagnostic qui constitue une illustration parfaite de ce que Chris Dillow qualifiait de conception du capitalisme inspiré de Scooby Doo : “Mon plan aurait réussi si ces petits fouineurs n’avaient pas mis leur nez dans mes affaires!”
L’erreur de raisonnement de nos auteur est au niveau de la direction du lien de causalité qu’ils pensent avoir établi : Ce sont les problèmes récurrents au sein de notre système économique qui ont alimenté la croissance de la bureaucratie, et non pas l’inverse.
C’est relativement limpide dans le cas de la part du PIB national consacré aux dépenses de l’État, puisque si on examine son évolution au cours des dernières années, on peut constater que la croissance de la part de l’État dans l’économie nationale est en proportion inverse avec les variations de la croissance du PIB. En d’autres termes, la part occupée par l’État au sein de la production économique s’agrandira pendant les périodes de ralentissement de la croissance, pour mieux se rétrécir pendant les phases d’expansion de l’économie.
L’État a vu sa taille augmenter au cours des premières années du règne de Thatcher, avant de se réduire au cours des premières années de l’accession au pouvoir de Tony Blair. Faut-il en conclure que la dame de fer souhaitait accroitre le périmètre d’intervention de l’État tandis que Blair souhaitait la ramener à de plus justes proportions? Bien sûr que non, la réalité est des plus prosaïque, les conditions économiques sont des déterminants de la croissance de l’État bien plus importants que l’idéologie des gouvernement qui se succèdent au sommet.
Au vu de la sclérose qui gangrène les performances économiques britanniques, ces dernières années, il n’y a donc rien d’étonnant à ce que la part de l’État dans le PIB ait augmenté…
Une vérité au niveau macroéconomique qui se vérifie également si on examine les choses à l’échelle individuelle.
Si la réglementation du secteur financier a pris plus de poids, pendant la dernière décennie, c’est le contrecoup naturel de la crise financière de 2008 qui nous a amplement montré que les banques étaient incapables de s’auto-réguler quand on les laissait mener leurs affaires à leur propre façon. Et si d’autres secteurs économiques sont sous la supervision de régulateurs comme Ofgem et Ofwat (qui sont d’ailleurs simultanément arbitres et acteurs de l’industrie qu’ils sont supposé surveiller pour s’assurer qu’elle respecte bien les règles du jeu), c’est pour la simple et bonne raison qu’il ne peut pas y avoir de régulation par le marché dans des configurations en concurrence imparfaite. La Food Standards Agency a été créé suite à des peurs on ne peut plus légitimes par rapport à des risques d’intoxication alimentaire : la crise de la salmonellose et celle de la maladie de la vache folle. Si les universités ont connu une expansion au cours des années 90 comme des années 2000, c’est tout simplement parce que les perspectives professionnelles des non diplômés n’étaient guère attrayante, et c’est d’ailleurs toujours le cas… Quand à l’augmentation des départements de ressources humaines pour aider les entreprises à composer avec l’inflation législative en matière d’environnement de travail, c’est la conséquence naturelle du démantèlement des syndicats, si les travailleurs ne sont plus en état de négocier de meilleures conditions de travail par eux mêmes, ils exigeront naturellement que l’État viennent s’immiscer au sein des entreprises pour arbitrer les choses…
Philippe Aghion et ses collèges ont amplement démontré qu’il y avait bel et bien une proportion inverse entre l’inflation législative des réglementations du travail et le taux de syndicalisation…
Bien évidemment, d’autres facteurs rentrent en jeu, puisqu’il existe néanmoins des cas de figure où l’extension de la bureaucratie est une conséquence directe des décisions des gouvernement, avec des visées qu’on peut qualifier d’idéologique plutôt que comme adaptations aux circonstances, c’est le cas du Bureau des étudiants qui emploie 400 personnes… Et la bureaucratie est également capable de s’auto-alimenter, si les départements académiques ont besoin de recruter plus de personnel administratif, c’est pour gérer les autres bureaucrates au sein du monde universitaire… On ne peut pas non plus faire l’impasse sur le rôle de l’idéologie managérialiste dans la bureaucratisation croissante de nos sociétés…
Dans ce cadre, on peut effectivement envisager que l’essor de la bureaucratie puisse jouer un rôle dans le ralentissement de la croissance, ne serait-ce qu’en termes de coûts d’opportunité : si des personnes talentueuses perdent leurs temps à brasser de la paperasse, elles ne peuvent pas le consacrer à la création de biens et de services qui contribueraient au dynamisme de l’activité économique.
Mais les auteurs du Conservatisme en crise vont se focaliser sur ce facteur au détriment de ses racines, n’envisageant même pas la possibilité que l’essor de la “classe bureaucratique” puisse être un phénomène de nature partiellement endogène, la résultante des disfonctionnements du capitalisme plutôt qu’une tumeur cancéreuse de nature exogène qu’on pourrait blâmer pour ces défaillances. L’incapacité de se poser la question, c’est précisément un angle mort idéologique.
On peut percevoir un angle mort similaire du côté de Sam Freedman, quand il décrit la manière dont la Grande Bretagne traverse “une crise de gouvernance”, en raison d’une centralisation excessive, d’un service public anémique, d’une supervision inadéquate de la part du parlement, et du désir de “maintenir le molosse médiatique bien nourri”. Une situation qui empire de par le fait que le gouvernement n’a aucun incitation à améliorer les choses. Aucun Prime minister ne sera prêt à céder du pouvoir à des gouvernements locaux ou régionaux, se soumettre à plus de contrôle de la part des parlementaires, ou s’exposer à la vindicte des médias en refusant de leur donner ce qu’ils exigent…
Situation qui soulève un certain nombre de questions : Comment en sommes-nous arrivés à ce cercle vicieux? Pourquoi y a t-il si peu de pressions extérieurs pour changer les choses? Pourquoi la droite du spectre politique, qui domine l’agenda des débats publics, s’est-elle focalisé sur des non-solutions comme le Brexit plutôt que sur des politiques susceptibles d’améliorer la qualité de la gouvernance?
Pour une simple et bonne raison : le gouvernement est avant tout au service des riches. Comme l’a mis en lumière le Financial Times, les classes à haut revenus n’ont pas vu leur situation se dégrader en Grande Bretagne par rapport au reste du monde, ce sont les classes moyennes et les foyers les plus pauvres qui ont vu leur niveau de vie régresser par rapport au standards en Occident. S’il y a une crise de la gouvernance, c’est surtout les classes laborieuses qui la subissent, et elles ne disposent pas de suffisamment de pouvoir pour renverser le rapport de force.
Formulons le diagnostic d’une autre manière : les descriptions des multiples échecs de la sous-traitance du service public au secteur privé que nous livrent Freedman sont brillantes, mais il ne se pose pas cette question toute simple : Un échec, mais pour qui? Freedman a parfaitement raison de pointer qu’il est stupide et aberrant de sous-traiter au privé la gestion des prisons, celle de l’assistance à domicile ou des gardes d’enfants, si on souhaite un service public de qualité. En revanche, la sous-traitance de ces services génère des profit pour un capitalisme qui peine à se maintenir en mouvement si on le laisse à ses propres moyens, et c’est ce qui compte réellement…
De manière similaire, Freedman a parfaitement raison de pointer l’influence du “molosse médiatique” sur les problèmes de gouvernance de la Grande Bretagne, mais ils ne s’interrogent pas sur les motivation du molosse en question, et les intérêts dont les médias sont les défenseurs zélés.
Que ce soit Freedman ou Badenoch, ils tombent dans le même travers, puisqu’ils ne comprennent pas que les dérives qu’ils dénoncent, l’extension de la classe bureaucratique ou les problèmes chroniques de gouvernance, sont de nature endogène, le produit d’un système capitaliste qui a cessé de favoriser les intérêts de la majorité de la population, et accorde le pouvoir politique à ceux qui lutteront contre toute forme de changement susceptibles d’améliorer la situation, puisque cela reviendrait à menacer les intérêts des privilégiés du système.
Maintenant, il ne faut pas s’imaginer que Dillow les accuse d’une quelconque stupidité, ou d’une défaillance intellectuelle, pour la simple et bonne raison que nous avons tous nos angles morts, y compris les prix Nobel d’économie. Dans son ouvrage Morts de désespoir, Angus Deaton fait la même erreur que Freedman, s’imaginer que la politique est une pure question de compétence intellectuelle, sans s’interroger sur les conditions matérielles pour mettre en place les bonnes réforme, la question du pouvoir. Et c’est là que se situe la racine de nos problèmes, puisque le pouvoir est on ne peut plus déséquilibré au sein du capitalisme sous sa forme actuel.
D’autant plus que le commentariat ou les politiciens ne mettront jamais le capitalisme en question, pour la même raison que le poisson n’aura jamais conscience d’évoluer dans un milieu humide. Cette mise en question potentielle est si éloignée de la fenêtre d’Overton que même une personne aussi intelligente que Freedman ne l’envisage à aucun instant…
Mais c’est pourtant ce que nous devrions faire, puisque la majorité de nos problèmes s’enracinent dans les disfonctionnements du capitalisme, non pas seulement la croissance cancéreuse de la bureaucratie et la mauvaise qualité de la gouvernance, mais également la crise du logement, ou l’essor de l’extrême droite partout dans le monde…
Il existe une version vulgaire du marxisme affirmant que l’intégralité des développement sociaux et politiques peut s’expliquer par l’infrastructure économique, mais ceux qui évoluent en dehors du marxisme tombent maintenant dans l’erreur inverse, en s’imaginant que les conditions économiques n’ont aucun impact sur la politique. Une vision des choses qui doit être mise en question et c’est précisément ce que le marxisme nous invite à faire. Vous n’avez pas besoin de souscrire à l’intégralité de la pensée de Marx pour bénéficier de certains des outils d’analyse qu’il nous a offert et la qualité des débat public ne manquera pas de s’améliorer en retour.