Les habits neufs du Capital dans l’économie numérique

Marie la rêveuse éveillée
5 min readOct 23, 2024

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Quel est le rôle du Capital au sein de l’économie numérique? C’est la question importante que nous pose le bloggeur britannique Phil :

Le Capital se révèle excédentaire par rapport aux besoins de la production sociale et prend donc des formes de plus en plus parasitiques et rentières… Combien de temps cette relation de parasitisme va-t-elle perdurer? Combien de temps avant que les chauffeurs de Uber ne se révoltent contre cette ponction sur les revenus de leur travail et cessent de s’enchainer à une application pour former une coopérative de travailleurs? N’est-il pas temps que la Silicon Valley cesse d’exploiter les revenus publicitaires générés par le contenu généré par autrui?”

On peut certainement s’accorder avec notre analyste sur le fait que le Capital contemporain est devenu une forme de parasite de l’économie. L’exemple le plus pertinent en la matière n’est peut être pas tant la manière dont les propriétaires des réseaux sociaux utilisent le contenu produit gratuitement par leurs utilisateurs pour générer des revenus publicitaires que la manière dont les nouveaux bookmakers, propriétaires de casinos et autres équivalents contemporains des prêteurs sur gages utilisent leur facilité d’accès à un capital bon marché pour exploiter les personnes les plus désespérés…

Néanmoins, il n’est pas certain pour autant que les travailleurs de la nouvelle économie puissent accéder au niveau d’autonomie que leur fait miroiter le brave Phil.

Dillow nous invite à comparer son ancien employeur (Investor’s Chronicle) au capitaliste industriel à l’ancienne. Le capitaliste ancienne génération mettait à dispositions de ses travailleurs des outils de production et des matières premières mais également, parfois, le process de production lui même, puisqu’il l’avait inventé en premier lieu… Il n’en va pas de même avec leurs successeurs dans l’économie numérique contemporaine, puisque c’est en général les travailleurs eux même qui fournissent les idées comme le capital physique, sous la forme de leurs ordinateurs personnels, la contribution de l’employeur se limitant à un système de gestion et de partage du contenu, fonctionnant la plupart du temps…

Faut-il en déduire que le capitaliste contemporain n’a pas le même degré de contrôle sur ses subordonnés que ses glorieux ancêtres de l’ère industrielle? Pas vraiment, le pouvoir du capitaliste est toujours bien présent, mais il prend une forme plus subtile, et surtout de nature immatérielle, celle d’une Marque.

C’est la puissance de sa marque qui permet à Investor’s Chronicle de ponctionner de l’argent à ses lecteurs, et d’en redistribuer une partie à ses employés. Et de manière symétrique, la puissance de cette marque permettait à Dillow de monétiser sa production intellectuelle d’une manière bien plus efficace que s’il avait essayé de vivre directement de son activité de bloggeur.

Du point de vue de Dillow, Investor’s Chronicle était une alternative fiable et efficace à Patreon. Pour avoir accès à cette plateforme, l’économiste avait simplement besoin de consentir à un degré acceptable d’oppression, d’exploitation et d’aliénation, sous la forme d’un travail salarié.

Il en va de même vis à vis de la plupart des travailleurs immatériels. Travailler au sein d’un cabinet d’expert-comptable, d’un cabinet d’avocat ou d’une agence de publicité vous offre l’opportunité de monétiser des compétences qu’il serait beaucoup plus difficile de vendre directement à ceux qui en bénéficient sans l’aide d’un intermédiaire. (Ce n’est certes pas impossible pour autant, la preuve en est, il arrive que des travailleurs de ces secteurs coupent les ponts avec leurs employeurs pour se mettre à leur compte, mais le fait que la majorité n’emprunte pas ce chemin démontre amplement la réalité de la puissance d’une Marque à laquelle il vaut mieux s’assimiler, et donc s’enchainer).

Ce qui nous offre une réponse limpide à l’interrogation de Phil : Pourquoi les chauffeurs d’Uber ne décident-ils pas à se libérer de leurs chaines pour former leur propre coopérative de travailleur?

De fait, certains d’entre eux s’engagent sur cette voie. Il existe néanmoins une barrière à l’entrée de taille imposante. Uber a réussi à construire une marque suffisamment présente dans la société pour connecter leurs chauffeurs à des millions de clients potentiels. Leurs rivaux potentiels ne peuvent pas en faire autant. Comme le montre David Evans et Richard Schmalensee, créer une bonne plateforme est une entreprise extrêmement coûteuse et risquée, il faut encaisser des coûts massifs avant que la plateforme atteigne une masse suffisamment critique pour être viable, en terme de nombre d’acheteurs et de vendeurs pour la faire tourner.

Le fait que le travail y soit de nature immatériel n’est qu’une facette de la nouvelle économie. Le Capital a lui aussi mué pour prendre une forme immatérielle. Et un Capital intangible tel que la puissance d’une marque nous enchaine aux capitalistes tout aussi efficacement que le Capital physique d’autrefois.

Chris Dillow avait besoin de la marque Investor’s Chronicle pour gagner sa vie, de la même manière que ses lointains ancêtres avaient besoins des Cotton Gin pour gagner la leur.

De ce point de vue, la transition vers une économie de plus en plus immatérielle ne se traduit pas nécessairement par une plus grande autonomie du côté des travailleurs. La nature de la colle forte qui nous soude aux capitalistes a peut être changé, mais la relation sociale demeure fondamentalement la même.

Ce qui aboutit à un paradoxe, et une question.

Le paradoxe est constitué par les espérances qui régnaient à l’aurore d’Internet, l’idée que dans ce nouveau monde qui se déployait, nous pourrions nous débarrasser de la tyrannie de l’intermédiaire en lui retirant l’avantage informationnelle dont il était traditionnellement doté. En pratique, ce nouveau monde a offert au Capital la possibilité de jouer les intermédiaires d’une multitude de manières. La puissance d’Uber, de Facebook, et des marques de manière générale, elle leur vient précisément de leur rôle d’intermédiaires entre des travailleurs et des consommateurs, des écrivains et des lecteurs…

Quant à la question qui se pose, c’est la suivante : Le Capital intangible est-il un Bien public ou un Bien privé? Les machines traditionnelles étaient un Bien public, puisqu’elles aboutissait à un accroissement de la production agrégée d’output, il n’en va pas de même avec le capital intangible. La marque Coca-Cola est certainement un actif pour les actionnaires et les travailleurs de l’entreprise, mais c’est surtout une muraille de Chine qui s’étend face à Pepsi.

Il en va de même avec Uber, dont la puissance de la marque constitue précisément une barrière à l’entrée pour ses rivaux potentiels. C’est précisément ce que Warren Buffett qualifiait de “douves économiques” : elle accroit la valeur de Uber, mais en contrepartie, elle rend l’économie moins compétitive en limitant les possibilité de concurrence.

Si on envisage les choses sous cet angle, Phil a finalement raison, le capitalisme contemporain est de nature parasitique.

Et ce n’est peut être pas un hasard si l’importance croissante du capital intangible a abouti à un accroissement du pouvoir des monopoles et une réduction de la compétition (Aux USA, si ce n’est dans le reste du monde), se traduisant par un marché financier puissant mais une économie en état stationnaire infligeant une stagnation des salaires réels à la plupart des travailleurs.

Phil s’appuie sur les analyses de Hardt et Negri, mais on peut soupçonner que ses intuitions peuvent se traduire sans trop de problème dans le langage des sciences sociales bourgeoises. Après tout, Luigi Zingales, de l’université de Chicago, s’est interrogé sur les implications de la nouvelle économie comme de l’importance croissante du Capital humain sur l’évolution des entreprises.

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Written by Marie la rêveuse éveillée

Une personne qui s'égare souvent parce qu'elle passe son temps à se chercher...

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