Les politiques ancrées dans la réalité empirique contre les politiques façonnées par les phantasmes

Marie la rêveuse éveillée
8 min readNov 23, 2024

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Il existe une division, qui est trop souvent négligée, entre deux manières de concevoir la politique. La différence entre les problématiques politiques qui ciblent des souffrances bien réelles, affectant des individus pleinement identifiables, et…les sujets politiques que les politiciens et les éditorialistes au rabais s’efforcent de mettre en avant auprès des électeurs.

Pour un exemple criant de la seconde perspective en matière de politique, il suffit d’examiner la manière dont les médias déshumanisent et diabolisent les migrants qui tentent de franchir la manche ou la méditerranée dans des embarcations de fortune, dans l’espoir d’une vie meilleure

Les politiques d’austérité comme de rabotages de l’aide sociale et la persécution administrative des plus vulnérables, sous prétexte de faire la chasse aux “fraudeurs” qui “abuseraient du système” ou éviter que les pauvres s’accoutument à être “dépendant de l’assistance publique”, génèrent des victimes bien concrètes, terriblement concrètes puisqu’on pourrait parler littéralement de meurtre social, sans hyperbole aucune

Mais on peine à voir quelles sont les victimes concrètes des souffrances que pourraient générer des réfugiés et des forçats de la faim sur les nouveaux radeaux de la méduse… Quand bien même vous vous imagineriez, à tort, que l’immigration génère une baisse des salaires, une dégradation des conditions de travail et une hausse du chômage pour les natifs, il est clair et net que ce n’est certainement pas les poignées de désespérés que nous exposons délibérément au risque de noyade qui en seraient responsables…

C’est une illustration magistrale de ce que Chris Grey qualifie “d’urgence artificielle”… Et c’est loin, très loin, d’être le seul exemple d’une politique réifiée, complétement déconnectée de la réalité empirique, et dénué de la moindre prise en considération comme de la moindre attention à des souffrances concrètes affectant des individus identifiables… Qu’il s’agisse des médias mainstream, du commentariat ou des politiciens, ils adorent hurler à la lune concernant la dette publique ou le déficit gouvernemental, mais on ne les voit jamais pointer un seul citoyen qui souffrirait réellement de l’horreur que pourrait générer la tumeur cancéreuse de la dette publique… On nous invoque parfois le spectre de la dette qui étouffera nos enfants et nos petits enfants, en dépeignant un tableau apocalyptique d’un avenir où les malheureuses générations futures seront écrasées par l’héritage empoisonné de la dette légués par leurs ainées… en oubliant joyeusement que la contrepartie de la dette publique, ce sont les actifs dont disposerons les mêmes générations futures, sous la forme d’infrastructures publiques, de capital humain constitué par l’éducation et la préservation de la santé, et la prévention de la perte de compétences et de capital organisationnel qui surviendrait si la dette publique ne stabilisait pas la demande durant les crises

De manière similaire, les adeptes du Brexit comme du Frexit ont assez souvent un certain mal à nous pointer les dommages concrets que nous infligerait l’adhésion à l’Union européenne ou les gains réels d’une sortie de l’Union pour démontrer qu’ils surpassent les coûts terriblement concrets qui surviendraient, et sont survenus, en contrepartie… Raison pour laquelle ils préféreront jouer les moulins à vents en se réfugiant dans des grandes abstractions comme la souveraineté… Alors, certes, l’Union européenne a ses défaillances, ses limites et ses problèmes, comme toutes les institutions humaines, mais déployer l’option nucléaire d’une sortie en raison des désagréments des quotas de pèche et autres réglementations à respecter, c’est pratiquement l’équivalent de sauter de l’avion en plein vol en raison de la piètre qualité du repas que nous ont servi les hôtesses de l’air… (Les plus tatillons me pointeront que la problématique était beaucoup plus évidente dans le cas de l’Angleterre qui bénéficiait des avantages du marché commun sans l’inconvénient majeur, l’adhésion à la zone euro, mais je pourrais répliquer sans problème que les fanatiques qui phantasment sur le frexit sont à des années lumières d’envisager sérieusement les conséquences catastrophiques d’une sortie de l’eurozone, qui seraient l’équivalent de l’Himalaya face à une colline si on les comparait aux nuisances que peut procurer une adhésion à l’UE)

Et si on veut une illustration encore plus criante, on peut également évoquer les paniques morales (ou les controverses manufacturées) autour des personnes transgenres participant à des compétitions sportives, alors même que les républicains US peinent à pointer du doigt des jeunes femmes cisgenres qui auraient souffert de la compétition déloyale de leurs camarades transgenres… (et pour cause, dans certains Etats prompts à légiférer contre ce “danger”, comme l’Utah, on dénombrait en tout et pour tout…une seule femme transgenre participant à des compétitions sportives… Inutile de dire que la demande d’une intervention de l’Etat pour rectifier cette “urgence” aurait eue peu de chance d’être réclamés par le citoyens lambda, même en se cantonnant à celles qui participaient à des compétitions sportives ou leurs familles…)

Idem pour l’invocation périodique du danger hypothétique que représenteraient les “hommes s’identifiant comme femmes” si on les laissaient pénétrer dans les “espaces féminins”, puisque les femmes transgenre avaient accès à ces espaces depuis maintenant des décennies sans que ça pose problème à qui que ce soit, et les agressions réelles des femmes qui sont survenus dans les toilettes publiques concernent…les femmes transgenres victimes de persécutions ou les femmes cisgenres agressées suite à la mise en question de leur féminité qui n’était pas jugé suffisamment convaincante aux yeux des obsédées de la “question trans”… Inutile de dire que les pays ayant accordé le droit à l’auto-identification n’ont pas vu de pic d’agression sexuelles de la part “d’hommes en jupes”, ce qui n’empêchera pas les conservateurs de convoquer ce croquemitaine à intervalles de plus en plus régulier…

On pourrait continuer les exemples encore longtemps, en enchainant par exemple sur la question du “wokisme”, mais le point est suffisamment clair, nous avons affaire à des politiques complétement divorcées de la réalité empiriques, et que nous ne devrions pas avoir de raisons de prendre au sérieux… Lorsque des centaines de milliers de personnes sont menacées de perdre leurs moyens de subsistance, leurs perspectives d’avenir, et même leurs vies en raison de l’incompétence des gouvernements comme des dérives de notre système économique, nos politiciens et éditorialistes préfèrent jouer les Don Quichotte partant en croisade contre les moulins à vents, ce qui serait assez comique si les conséquences n’étaient pas aussi dramatiques, particulièrement pour les minorités servant de bouc émissaires à la vindicte populaire pour satisfaire les lubies de nos monomaniaques…

Par contraste, il suffit d’envisager les problématiques politiques qui se baseraient sur la réalité empirique du quotidien des citoyens : la pauvreté, la précarité, le Covid, le chômage de masse et de longue durée, ou la stagnation des salaires quand il ne s’agit pas de leur déclin, ce sont des sujets qui impliquent des souffrances réelles et non plus abstraites, profondes et non plus aussi frivoles que d’être contraint de respecter les pronoms d’une personne transgenre…

Et on notera que la politique axée sur les phantasmes, les dangers imaginaires et les abstractions est surtout concentré du côté droit du spectre, notre droite étant obsédé par la “souveraineté”, le “contrôle de nos frontières contre les envahisseurs”, et la lutte contre le “wokisme”, la “théorie du genre”, les abayas ou “l’islamo-gauchisme”…

Ce qui est d’une ironie assez mordante, quand on étudie le contraste avec le conservatisme intellectuel des années 70, conçu comme une philosophie empirique concernée par la résolutions de problématiques bien réelles, par contrasse avec une gauche déraciné et hors sol, égarée dans ses abstractions utopiques… On pourrait citer Oakeshott à l’infini :

Le conservateur pense qu’une innovation conçue comme réponse à un problème spécifique, organisée pour remédier à un déséquilibre particulier bien identifié, est plus désirable qu’une innovation visant à une amélioration abstraite des circonstances inhérentes à la condition humaine, et infiniment plus désirable qu’une réforme politique visant la perfection.”

“Nous tolérons les monomaniaques, car c’est dans nos habitudes, mais pourquoi devrions nous leur laisser les rennes du gouvernement?” nous confiait Oakeshott, ajoutant que le gouvernement “devrait protéger ses sujets des nuisances occasionnées par ceux qui dépensent leur énergie et leur fortune à l’improbable marotte qui nourrit leurs indignations”.

Être conservateur, c’est préférer le familier à l’inconnu, ce qui a fait ses preuves à ce qui n’a jamais été essayé jusque là, les faits au mystère, l’actuel au possible, le limité contre l’infini, ce qui est à proche à ce qui est distant, la suffisance plutôt que la surabondance, la convenance concrète plutôt que la perfection hypothétique, le rire au temps présent à la félicité utopique dans un avenir lointain.”

Dans cette perspective, la gauche serait paradoxalement plus proche du conservatisme idéal, se préoccupant de problématiques bien concrètes comme l’oppression réelles que subissent les minorités dans leur quotidien, la pauvreté ou les dysfonctionnements multiples de nos institutions économiques là où la droite s’est coupé de tout ancrage au réel pour embrasser un idéal de perfection, que ce soit la communauté imaginaire de la “nation”, ou la défense de ses frontières de l’intérieure comme de celles à l’extérieures contre des ennemis imaginaires…

Par rapport à cette division entre la lutte politique contre des problèmes bien concrets et la lutte contre des abstractions, les médias sont loin, très loin, de faire preuve d’impartialité… Imaginez un monde hypothétique, pour ne pas dire utopique, où les médias de masse n’existeraient pas, où votre vision des problèmes politiques à résoudre s’enracinerait dans votre expérience personnelle, celles de vos amis, de votre famille, de vos collègues ou de vos voisins… Quel serait votre horizon politique dans ce cas de figure?

Il y a de forte chance que les problématiques empiriques occuperaient le devant de la scène plutôt que la périphérie lointaine… Nous connaissons tous des personnes dont le niveau de vie et les salaires stagnent, ou qui n’ont guère de perspective d’avenir devant elles, qui subissent l’oppression dans leur environnement de travail, ou voient leur revenus siphonnés par les bailleurs comme les rentiers du secteur de l’énergie… Nous ne serions guère préoccupés des désagréments suscités par l’Union Européenne ou les comptes d’apothicaire des finances publiques et n’aurions même pas conscience de l’existence de réfugiés essayant de franchir nos frontières pour une vie meilleure, et aurions des sujets de préoccupations autrement plus important que l’accès des toilettes pour les personnes transgenre ou le fait qu’une poignée d’adolescentes puissent participer, ou non, à des compétitions sportives…

En focalisant notre attention sur les secondes catégories de problématiques plutôt que les premières, les médias et les caricatures qui nous tiennent lieu d’intellectuels nous inoculent un biais en défaveur des politiques axées sur l’empirisme…

L’impartialité ne se cantonne pas à la manière dont les médias présentent un sujet spécifique, cela concerne également le type de sujet sur lesquels ils braquent les projecteurs ou le type de discussions qu’ils veulent ouvrir dans l’agora du débat public…

On pourrait s’interroger sur les raisons qui ont poussé à la droite à divorcer complétement de l’empirisme, si Thatcher nous a offert les horreurs de la section 28 en son temps, elle se préoccupait également de problématiques un minimum ancrées dans le réel, comme l’inflation où la faiblesse des performances de l’économie britannique… On ne peut même pas en dire autant de ses disciples contemporains, en Angleterre comme en dehors…

Mais on peut subodorer un facteur explicatif à cet état de fait, le capitalisme a évolué pour se métamorphoser en une nouvelle forme de féodalisme, structuré autour des rentes, une configuration où il est beaucoup plus difficiles de s’attaquer aux défaillances du système économique, particulièrement quand les intérêts financiers, idéologiques et électoraux de la droite sont soudés aux classes sociales dont les intérêts sont incompatibles avec les réformes politiques pouvant nous sortir du marasme… Dans cette perspective, la lutte contre les abstractions et les ennemis imaginaires est bien tout ce qui reste à la droite du spectre politique…

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Marie la rêveuse éveillée
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Written by Marie la rêveuse éveillée

Une personne qui s'égare souvent parce qu'elle passe son temps à se chercher...

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