Les problématiques en matière de management
Peut-on reconstruire les services publics sans accroissement des dépenses de l’Etat? Sommes nous en capacité d’implémenter les technologies, innovations et réformes organisationnelles pour aboutir à un résultat net de zéro au niveau des dépenses tout en étant positif du côté des usagers? Pouvons-nous concrétiser des projets de construction d’infrastructures en temps et en heures, tout en respectant les budgets que nous nous sommes alloués? Avons nous la possibilité d’accélérer la construction de nouveaux logements? Est-ce que nous pourrions sortir la Grande Bretagne (et les autres économies développées) du marasme d’une productivité stagnante?
Du point de vue de Chris Dillow, toutes ces importantes questions de politiques publiques partagent une problématique commune : le pays dispose-t-il des capacités en matière de management qui lui permettraient d’atteindre les objectifs qu’il s’est fixé?
Dans le cas de l’Angleterre, la réalité empirique semble nous opposer un non des plus ferme. Les fournisseurs d’électricité britanniques font partie de ceux qui extorquent le maximum d’argent aux consommateurs quand on les compare avec leurs collègues au sein du reste de la planète. Du côté des compagnies des eaux, elles semblent incapables de générer des profits sans polluer les rivières du pays. En ce qui concerne le réseau ferroviaire, les anglais se retrouvent à surpayer les voyages, tout en ayant bien souvent de fort mauvaise surprise en termes d’annulation à la dernière minute. Même son de cloche du côté des projets de constructions d’infrastructure publique, qui sont plus chers au Royaume Uni que dans les autres nations… Quant aux nouveaux logements qui sont construits, leur qualité est des plus déplorable…
Il semblerait donc que les managers britanniques se montrent incapables de délivrer les biens et services qu’on leur réclame, en proposant un tarif acceptable et un minimum de standard en matière de qualité…
Mais nous pouvons alourdir leur casier judiciaire avec d’autres preuves. Nick Bloom et ses collègues ont mis une lumière qu’il y avait une quantité effarante d’entreprises mal gérées. Staffan Canback a décrit la manière dont les déséconomies d’échelle pouvaient survenir bien plus rapidement qu’on ne l’anticiperait, suggérant que les managers ont bien des difficultés à surmonter les pertes d’efficience et les dysfonctionnements générés par une expansion de l’organisation. Alex Coad a démontré que le hasard jouait un rôle majeur dans la croissance des entreprises, ce qui ne manque pas d’impliquer que la contribution des gestionnaires au succès de l’entreprise est quelque peu exagéré par ces derniers. Paul Ormerod et Bridget Rosewell ont montré de leur côté que “les firmes avaient des capacités extrêmement limitées pour s’informer de l’impact probable de leur stratégie de gestion”. Ce qui s’explique peut-être de par le fait que les dirigeants d’entreprise tendent à opérer dans un monde purement imaginaire, pour reprendre le constat formulé par Kenneth Boulding.
Peut-on réellement s’imaginer que la stagnation de la productivité britannique est un phénomène purement indépendant du calibre des individus qui gèrent les affaires au sommet?
John Maynard Keynes avait fait cette observation célèbre : “Tout ce que nous pouvons faire, nous pouvons nous l’offrir”. Et peut-être que nous ne sommes justement pas en capacité de faire grand chose, en raison d’un manque de compétences disponibles en matière de management, que ce soit pour construire, produire des services de qualité, ou accroitre l’efficience de l’économie.
Comment expliquer cette débâcle?
Il est possible que les dirigeants d’entreprises manquent d’incitations à s’améliorer. Après tout, s’ils peuvent récolter des millions, même quand ils emmènent leur entreprises à la faillite, pourquoi s’ennuyer à perfectionner la qualité des biens et services vendus?
Si l’internet a été victime d’un process “d’enshittification”, ce n’est pas en raison d’un manque de compétence du côté des entreprises du secteur technologique, mais parce que leurs dirigeants pouvaient récolter plus d’argent via des sites gangrenés par la publicité intrusive qu’en proposant une interface de qualité aux utilisateurs. Nick Bloom n’a pas manqué de constater que la présence de problématiques de gestion au sein d’une quantité aussi effrayante d’entreprises (à l’échelle mondiale) s’expliquait en grande partie par le manque de compétitions auquel elles étaient exposés, leur retirant toute pression à améliorer la qualité de leur production si elles ne voulaient pas se retrouver éjecté du plateau de jeu par la concurrence.
Aussi loin que porte cette problématique, la solution consiste à modifier les incitations des acteurs. Dans le cas des chemins de fer ou des fournisseurs de fluides, cela signifie une meilleure régulation de leurs tarifs comme de la qualité de leurs service, puisque les forces du marché ne peuvent pas opérer dans une configuration de concurrence imparfaite. Dans d’autres cas de figure, la meilleure autorité régulatrice est effectivement le marché, encore faut-il lever les barrières à l’entrée qui empêche l’émergence de nouveaux acteurs, qu’il s’agisse du manque d’accès au financement ou de lois trop restrictives en matière de propriété intellectuelle.
Dans cette perspective, une baisse des prix sur le marché de l’immobilier serait une excellente chose, puisqu’elle enverrait un signal des plus positifs : pour vous enrichir, il faut produire des biens et services de qualité au lieu de s’appuyer sur l’inflation du prix des actifs. Ce qui pourrait aboutir à accroitre la quantité de managers et d’entrepreneurs disponibles.
Cependant, il existe une autre raison aux problématiques de management que nous avons évoqués. Une évolution regrettable du rôle comme du statut des cadres dirigeants, jadis d’humbles technocrates s’efforçant de faire preuve d’ingénierie organisationnelle pour améliorer l’efficience de la structure, ils sont métamorphosés en adeptes d’un véritable culte du cargo structurés autour de pseudo héros de pacotilles exprimant une “vision” et faisant preuve de “leadership”…
Le Managérialisme a malheureusement éclipsé le management, et c’est un phénomène d’autant plus malheureux qu’il y a une différence cruciale entre les deux. Le managérialisme est structuré autour d’un complexe du messie et d’une foi quasi religieuse envers les capacités des grands leaders et autres hommes providentiels, tandis que le management se préoccupe de choses autrement plus terre à terre, comme la correspondance entre les aptitudes du dirigeant et le rôle qu’on lui confie au sein d’une organisation spécifique. Le managérialisme essaie d’appliquer la même méthodologie en tout temps et en tout lieux, le management a conscience d’être une compétence spécifique à un domaine restreint : les méthodes qui fonctionnent pour la gestion d’un supermarché n’auront pas forcément la même efficacité si on essaie de les transposer à la gestion d’une université.
Le managérialisme valorise l’autorité hiérarchique s’exerçant de haut en bas, tandis que le management a conscience de l’importance de l’écoute et des feedback de bas en haut. Le managérialisme est obnubilé par la “vision” et la “stratégie”, le management se préoccupe des détails empiriques et de la réalité sur le terrain.
Si nous souhaitons réellement bénéficier d’un meilleur management, il faut détrôner le managérialisme au profit…du management. Une démocratisation du monde de l’entreprise pourrait parvenir à ce résultat.
Maintenant, vous pouvez êtes en désaccord avec Dillow sur les détails de son diagnostic ou les solutions qu’il préconise, mais vous ne pouvez pas nier qu’il y a une problématique majeure à étudier, ici… Une problématique qui brille justement par son absence totale du côté des discours des politiciens, ou des caricatures grotesques de débats et d’analyses avec lesquelles les médias nous polluent régulièrement…
Si les problématiques du management ne sont jamais abordé dans l’agora du débat public, il n’en va pas de même avec les problématiques de la force de travail. Qu’il s’agisse d’affaiblir les syndicats ou de renforcer les incitations au travail, les travaillistes et les conservateurs se sont toujours efforcés de produire une force de travail docile et soumise aux intérêts des capitalistes. Produire des gestionnaires de qualité, en revanche, cela ne semble guère figurer à leur agenda… De ce point de vue, le rôle de l’Etat n’est pas tant d’apporter des solutions à des problèmes économiques ou des problématiques d’actions collectives en s’appuyant sur la réalité empirique, mais plutôt de constituer une illustration du jugement exprimé jadis par Marx : “Les dirigeants de l’Etat moderne doivent être perçus comme un comité de direction administrant les affaires courantes de la bourgeoisie dans son ensemble”.