Les économistes gagneraient à s’intéresser à l’Histoire…
Les économistes gagneraient-ils à s’intéresser de plus près à l’histoire intellectuelle de leur propre discipline? C’est en tout cas le jugement rendu par Chris Dillow, suite à la lecture du Paradoxe des profits, ouvrage de Jan Eeckhout…
La thèse développé par l’auteur est la suivante : Depuis le début des années 80, de nombreux secteurs économiques se sont retrouvés dominés par une poignée d’entreprises superstars qui ont pu se tailler de larges marges de profit grâce à leur puissance de marché… Il en résulte une configuration où les prix se retrouvent plus élevés qu’ils ne l’auraient été dans un marché plus compétitif, ce qui aboutit à réduire la quantité d’outputs produits, en plus de réduire la demande de travail et de tirer les taux d’intérêts réels vers le bas… Les travailleurs ne sont pas les seuls à souffrir de cette évolution, puisque c’est aussi le cas des petites et moyennes entreprises qui doivent faire face à une compétition féroce et inéquitable de la part des firmes géantes, en plus de devoir payer des prix de plus en plus exorbitants pour bénéficier des produits vendus par ces dernières… Un constat corroboré par les observations formulées par son collègue Thomas Philippon dans Le grand renversement, et les analyses de Lindsey et Teles dans L’économie capturée, les deux ouvrages décrivant la manière dont le capitalisme américain s’est métamorphosé pour devenir moins compétitif, et par là même, moins dynamique…
Si cette grille d’analyse est relativement convaincante pour les Etats-Unis, Chris Dillow est sceptique face à l’idée qu’on puisse la transposer tel quel au Royaume Uni… Certes, l’économie britannique dispose, elle aussi, d’entreprises en situation de monopole, mais elles sont plus proches de rentiers du secteur privé abusant de leurs privilèges que d’entreprises comme Microsoft et Amazon qui ont conquis leur position dominante sur le marché en remportant la compétition. La Grande Bretagne compte fort peu de firmes superstars, et le peu dont elle dispose arrive tout juste au seuil de la médiocrité par rapport au marché mondial… Une différence de configuration mis en évidence par le fait que la part du PIB britannique alloué au travailleurs n’a guère changé depuis la fin des années 80. Oui, les salaires réels stagnent depuis plus de 15 ans, mais cela s’explique par la stagnation de la productivité bien plus qu’un accroissement du pouvoir des entreprises.
Mais ce n’est pas sur ce point que se situe la divergence réelle entre Dillow et Eeckhout, puisqu’il reproche plutôt à son collège de faire preuve d’un manque de recul historique.
L’idée que le capitalisme finirait par se structurer autour d’entreprises en situation de monopole, elle ne date pas d’hier, ni même d’avant hier, elle avait déjà été formulée par Marx en 1867 :
“Sur le champ de bataille de la concurrence, les armes déployés sont la réduction des prix des commodités. La baisse du prix des marchandises exigera, ceteris paribus, un essor de la productivité du travail, et partant, de l’échelle de production. En conséquence, les capitalistes en mesure de mobiliser un Capital plus important finiront par écraser sous le rouleau compresseur de la compétition leurs collègues disposant d’un stock de capitaux plus faible.
N’oublions d’ailleurs pas qu’avec le développement du mode de production capitaliste, nous constaterons un accroissement progressif de la quantité minimale de capital dont doit disposer un individu pour continuer de mener ses affaires dans des conditions normales. En conséquence, les petits capitalistes tendront à se concentrer dans les sphères de la production où l’industrie moderne n’a pas encore réussi à s’implanter, ou si elle l’a fait, se contente encore d’excursions sporadiques… Dans ces secteurs, la compétition fait rage en proportion directe du nombre, et en proportion inverse de la magnitude des antagonistes capitalistes.
Cela se terminera par la ruine d’une multitude de petits capitalistes, dont les capitaux accumulés seront partiellement absorbés par leurs conquérants. Mais avec le développement du mode de production capitaliste, une nouvelle force finit par rejoindre le champs de bataille. Le système de crédit, qui se présentera initialement comme l’humble assistant du process d’accumulation, finira par réunir entre les mains des capitalistes une multitudes de ressources monétaires, petites et grandes, dispersés sur toute la surface de la société, et qui se retrouveront bientôt connecté par des fils invisibles aux intérêts de la classe dominante. Mais il se métamorphosera à termes pour devenir la plus terrible des armes dans la guerre sans merci de la concurrence, devenant un gigantesque mécanisme social pour la centralisation des capitaux.”
Constat reformulé en 1966, par Paul Baran et Paul Sweezy dans leur ouvrage Le Capital en situation de monopole. Les deux chercheurs défendaient déjà l’idée que le capitalisme américain se retrouvait dominé par des entreprises géantes disposant d’un pouvoir de marché disproportionné, enchainant l’économie tout entière dans le marasme de la stagnation. Une analyse remarquablement similaire à la théorie de Eeckhout.
Est-ce que l’existence de ces prédécesseurs a une quelconque importance au fond? Dillow soupçonne que oui.
En premier lieu, ils nous aident à remettre les choses en perspective, puisque les entreprises géantes dénoncés par Baran et Sweezy ont fini par être délogé de leur position dominante. Qu’on pense à General Motors, US Steel ou encore Eastman Kodak. Il y a une leçon à en tirer, l’empire économique des monopoles n’est pas aussi éternel qu’on se l’imagine au pic de leur domination. L’innovation technologique, l’irruption de concurrents venu d’horizons inattendus, les déséconomies d’échelle, l’hubris des managers et bien d’autres facteurs peuvent aboutir à l’effondrement de ces colosses qu’on pensait invincibles…
Peut être que les choses sont différentes, cette fois. Peut être que Microsoft, Apple ou Amazon disposent de meilleurs douves économiques que les monopoles des années 60, mais Eeckhout ne soulève pas cette question… Une question qui ne semble même pas lui venir à l’esprit de par le manque de recul historique dont il fait preuve…
Mais cette angle mort d’Eeckhout n’est pas tant une défaillance individuelle qu’un symptôme des problèmes qui gangrènent le milieu académique. On n’accorde plus autant d’importance à l’enseignement de l’histoire de la pensée économique, et la pression constante à publier livres et articles a fini par aboutir à une survalorisation des contributions originales à la recherche, en lieu et place de la démarche consistant à s’inscrire dans une tradition intellectuelle. La crise de la réplicabilité aurait pourtant du nous apprendre que l’originalité n’est pas nécessairement un gage de qualité.
C’est pour cette raison que les économistes se retrouvent à réinventer régulièrement la roue, et que les vétérans connaissant l’histoire de la discipline ne manque pas d’avoir régulièrement des impressions de déjà vu… La résultante n’est pas uniquement un manque de progrès sur le plan intellectuel, puisque nous préférons repartir périodiquement de zéro au lieu de nous hisser sur les épaules des géants qui nous ont précédés, mais également une certaine corruption qu’on pourrait qualifier d’individualisme néolibéral, la recherche étant perçue comme un output individuel plutôt que comme une démarche collective s’inscrivant dans une tradition.
Mais il y a un autre effet délétère à relever, cette négligence de l’histoire intellectuelle, et plus particulièrement de la tradition marxiste, accouche d’une vision atrocement naïve de la politique. Dans le cas d’Eeckhout, cela se traduit par l’appel à l’établissement “d’un organisme d’autorité au niveau fédéral pour superviser et garantir la compétition”, de manière à limiter les fusions et acquisitions, en plus de s’assurer de maintenir la concurrence au sein de l’économie.
Ce qui ne manque pas de soulever une question brûlante : Comment parvenir à cet objectif? Pour paraphraser Marx, cela revient à rédiger des recettes de cuisine alors que nous ne disposons ni d’ingrédients, ni de cuisine en premier lieu… Certes, c’est une tâche utile de montrer qu’un monde meilleur est dans l’horizon des possibles, mais cela ne nous dispense pas de réfléchir à la manière d’orienter notre monde dans cette direction…
Un angle mort qui ne se cantonne pas à Eeckhout puisqu’on l’avait déjà relevé du côté de Case et Deaton. Dans les deux cas, des chercheurs documentent de manière approfondie la manière dont le capitalisme est nuisible aux intérêts des citoyens, avant de s’imaginer qu’on pourra résoudre le problème par l’implémentation de quelques mesures technocratiques, tout en faisant preuve d’un manque de curiosité flagrant concernant les mécanismes en matière de changement à un niveau systémique. Eeckhout nous affirme que “seul un capitalisme pro marché pourra nous permettre de parvenir à une compétition saine”, en faisant l’impasse complète sur le socialisme de marché. Et dans les deux cas, les chercheurs font preuve d’un excès d’optimisme vis à vis des possibilités de reformer le capitalisme tout en se montrant incapables d’envisager une alternative au système dont ils pointent les défaillances.
Pour être honnête, l’économiste n’est pas totalement aveugle à la problématique, et concède que sa proposition est sans doute “idéaliste” dans la mesure où la puissance de marché peut se convertir en puissance politique via le lobbying. Mais cela revient à rester sur la surface de l’iceberg, puisque le capitalisme dispose de bien d’autres leviers pour manipuler le gouvernement de manière à le mettre au service de ses intérêts. Que ce soit le mécanisme de la déférence mis en lumière par Adam Smith, la puissance de l’idéologie, internalisée par les politiciens, ou l’influence des médias…
Pour mener la guerre aux entreprises en situation de monopole, pour mettre fin à leurs abus de pouvoir, il est nécessaire de fédérer des forces politiques susceptibles de faire contrepoids. Ce n’est pas un hasard si le capitalisme était plus égalitaire (et plus productif) dans une configuration où il y avait des syndicats de travailleurs puissants et la menace du communisme qui incitait à acheter la paix sociale auprès des classes dangereuses.
En conclusion, on peut s’accorder avec Dillow sur le fait que nous avons besoins des ressources que peut nous offrir l’Histoire, que ce soit l’histoire intellectuelle, l’histoire économique ou l’histoire des sociétés, ne serait-ce que pour prendre conscience du fait que les changements de sociétés sont le produit d’un effort collectif au lieu de prendre la forme de personnes intelligentes nous proposant des réformes technocratiques…