Life’s lottery, la pensée existentialiste cristallisée sous la forme d’un livre dont vous êtes l’anti-héros…
Mettons en lumière une des mes œuvres favorite de Kim Newman. Une forme d’anomalie dans sa bibliographie puisqu’elle s’inscrit dans le genre de la littérature interactive, aka les fameux Livre dont vous êtes le héros…
Néanmoins, c’est à la fois un pinacle du genre…et un objet littéraire non identifiée qui sort complétement des sentiers battus…Le livre, écrit à la seconde personne, s’adresse directement au lecteur pour lui inviter à endosser le rôle de Keith Marion, citoyen britannique ayant vu le jour le 4 octobre 1959…
D’entrée de jeu, le livre déploie sa thèse, nous ne sommes pas tous égaux à la loterie de la vie, dès la naissance, certains ou certaines sont plus égaux que d’autres… C’est le cas du personnage dont il faudra piloter l’existence.
Keith étant le fils d’un banquier, en plus d’avoir la chance d’être doté de parents aimants et non abusifs, il franchit les porte du casino de l’existence avec une mise de départ lui accordant une certaine marge qui n’est pas offerte à tous…Néanmoins, et c’est sans doute le point essentiel du livre, tout n’est pas déterminé d’entrée de jeu, et nos choix ont des conséquences et des ramifications qui pourront bien se prolonger jusqu’à notre tombeau…
Le choix d’allumer ou non sa première cigarette, de gouter à son premier joint, de réussir ou non l’équivalent britannique du bac… Autant de carrefours devant lequel Keith (et le lecteur) se verront placé…
Tout l’intérêt étant de voir les conséquences de cette décisions se déplier sous nos yeux, et de canaliser la direction de la chute des dominos qui s’enchainera…
Pour prendre un exemple concret, dans une des branches du roman, le petit frère de Keith se verra alpaguer par le pire bully de l’école, bien décidé à lui adresser une petite correction dont il se souviendra…
Trois options vous seront proposées…
A)Détourner les yeux et repartir tête basse, en se réjouissant par devers soi de ne pas avoir tiré le mauvais numéro, cette fois…
B)Aller porter secours à son franguin, quitte à y perdre une ou deux dents, un maigre prix à payer pour ne pas demeurer hanté par l’alternative potentielle que nous aurions pu prendre quand notre famille avait besoin de nous et qui aura filé derrière nous de par notre lâcheté..
C)A défaut de jouer les héros, ne pas être un salaud et aller prévenir les professeurs pour qu’ils viennent en aide au petit frère…
On s’en doute, le choix déterminera pour de bon la nature des relations que vous tisserez avec votre frère, tout comme le type de personne que votre frère deviendra de par la leçon que vous lui aurez donné ce jour là…
Vous avez choisi l’option B? Alors votre frère et vous formeront un duo à la vie à la mort, où chacun des deux sait que l’autre est dans son dos pour le couvrir, face au monde, mais pas seuls…Les deux frères, unis comme les deux doigts de la main y gagneront une Némésis, le bully, que ce soit au cours de l’adolescence comme de l’âge adulte…
Il est même possible que cela finisse par se muer en thriller… Enchainer les bon choix, et vous vous retrouverez dans la configuration suivante : Le bully est devenu un homme d’affaire arriviste et plein aux as qui a usé et abusé de sa situation pour polluer la vie des deux frères.
Loin de se laisser abattre, nos deux frangins ont monté une petite boite de stage de survie à vendre aux entreprises qui aiment le management bullshit en mode “loi de la jungle”, dans le seul but de pousser leur ennemi juré à souscrire à un de ces fameux stages (en ignorant qui les organise bien sûr), et exploiter jusqu’à la lie toutes les opportunités de lui en faire baver…
Petite farce qui commencera à tourner au vinaigre quand le stage de survie/défouloir se transformera en remake de And they were none, un des participants s’étant visiblement décidé à profiter de la situation pour assassiner un de ses collègues, entrainant une spirale de paranoïa incontrôlable qui poussera les prisonniers du huis clos à se soupçonner avant de s’entretuer joyeusement…
Vous avez choisi la première option et abandonné votre frère face à son triste sort des années plus tôt? Il se souviendra de vous comme d’une sombre m… et saura que dans la vie, on ne peut compter que sur soi, jamais sur les autres…Leçon qui ne sera pas des plus salutaire puisque le petit frère s’engagera dans l’armée, et que sa tendance à jouer les individualistes farouches le poussera à mettre sa vie en danger…et à la perdre au cours d’une opération à l’étranger…Dans cette branche, il faudra chercher se lancer en quête de sens comme de rédemption avec la mort d’un frère sur la conscience et la souillure de lâcheté d’hier qui vous colle à la peau…
Vous avez choisi la troisième option? Alors l’existence de Keith prendra un tour moins intense… Le frère saura que vous êtes une personne prudente et digne de confiance, à défaut d’être un héros, la relation sera cordiale sans plus…Et le futur soldat ne jouera pas les loups solitaires quitte à y laisser la vie…
Je n’ai évoqué qu’un seul des embranchements, là, dont chaque alternative se subdivise en de nombreux chemins possibles…
Votre petit amie potentielle est complétement bourrée et insiste pour passer un moment intime avec vous sur le siège arrière d’une voiture? Abuserez vous de la situation ou agirez-vous comme une personne responsable?
Quel que soit votre décision, il faudra vivre avec… Bref, un livre dont vous êtes le héros, certes, mais qui vous exposera au fond… au même type de choix qui forment les jalons de votre quotidien…
C’est là que la dimension existentialiste de la chose se dévoilent… Nous avons affaire à un déploiement des thèse de Sartres comme de Kierkegaard…Les existences alternatives que vous auriez pu mener si vous vous étiez engagé dans une autre branche du carrefour, elles continueront de vous hanter et de vous définir, comme de vous modeler, autant, si ce n’est plus que l’environnement que vous aurez façonné à la place…
On réalise toute la démarche de Newman, vous offrir l’occasion d’explorer les alternatives en question encore et encore, et comprendre le type de personne que vous auriez pu devenir, ou que vous pourriez devenir, votre situation actuelle n’ayant rien d’un destin ou d’une fatalité.
Et au fur et à mesure qu’on se prête au jeu, on se rends compte d’une chose… toutes ses branches sinueuses que nous explorons les unes après les autres, elles s’entrecroisent et rentrent en résonnance les unes avec les autres…
Impossible de décrire le phénomène sans spoiler, mais disons qu’à plusieurs reprises certaines branchent trouveront leur aboutissement ou leur explication… dans une des branches que vous n’avez pas (encore) emprunté.
Certains critiques ont décrit le roman comme un rubicube littéraire qu’il faut déverrouiller à force d’en essayer les différentes combinaisons… et c’est une observation appropriée, oui…
D’autant que certains paragraphes du roman sont des îles… Ils ne sont pas connectés aux autres par des embranchements de choix… et leur lecture offre un tout autre éclairage au roman, en lui donnant de nouvelles significations potentielles…
Roman au multiples strates… Jeu littéraire, thèse existentialiste, thriller, roman de SF…mais aussi capsule temporelle d’un autre monde, celui de l’Angleterre des années 80–90…
Si on veut être exhaustif, le roman s’inscrit également dans le multivers de Newman, multipliant les références et les clin d’œil à certains de ses romans de genre dans l’Angleterre contemporaine (plus particulièrement The quorum et An english ghost story pour les connaisseurs, des romans d’horreur solide et imprégnés d’une forte dimension d’allégorie sociale…).
Un livre à part, et je suis frustrée de ne pas réussir à en capturer le charme comme la texture… mais une expérience dont on ne ressort pas indemne..
En quelques sorte la quintessence de la littérature et de la fiction, puisqu’elle nous offre la possibilité d’explorer toutes les alternatives à notre propre existence, qu’elles soient dans le passé, notre avenir, ou parallèle à notre présent…
C’est aussi une forme d’anthologie… De fait, il est parfaitement possible de casser le jeu et de lire les paragraphes dans l’ordre numérique… possibilité assumé puisque, là encore, elle donne un autre sens à sa meta histoire…