L’illusion de la stabilité de nos opinions comme de notre individualité
Nous avons tendance à développer de faux souvenirs ou des oublis significatifs concernant nos préférences passées, et ce de manière systématique.
Un phénomène mis en lumière par Gregory Markus dès 1986. Markus nous montra que lorsqu’on interrogeait les citoyens sur les opinions qu’ils défendaient neuf ans plus tôt concernant des sujets politiques comme l’égalité homme-femme ou la légalisation des drogues, leurs souvenirs en la matière était fort pauvres. Leurs croyances, telles qu’ils se les remémoraient, étaient plus proche des opinions qu’ils défendaient au jour d’aujourd’hui que de celles qu’ils professaient auparavant. En d’autres termes, les sujets interrogés sous-estimaient l’ampleur de leur changement de perspective au fil des ans.
Le biais cognitif auquel nous avons affaire ici est le biais de consistance ou le biais d’engagement. Nous désirons croire que nous sommes les seuls capitaines au gouvernail du navire de notre âme, au lieu d’être un réseau de neurones réagissant de manière erratique aux stimuli extérieurs, ce qui nous pousse à réécrire notre propre passé pour le rendre conforme à cette illusion ou plutôt cette image que nous voulons avoir de nous mêmes. Kate Campbell nous a chanté l’histoire “d’une femme qui s’est convaincue toute seule qu’elle n’avait jamais eu besoin d’homme dans sa vie”. Dans le 1984 d’Orwell, lorsque le ministère de la vérité nous annonce que “Nous sommes en guerre avec Estasia, nous avons toujours été en guerre avec Estasia”, la facilité avec laquelle la foule s’empresse d’avaler sincèrement la propagande du Parti, c’est une illustration forte de la manière dont nous altérons notre perception de l’Histoire, la nôtre comme celle des nations, pour l’ajuster à l’image d’une identité consistante que nous essayons de nous construire.
Giuliana Mazzoni ne manque pas d’observer que des faux souvenirs de ce type sont relativement communs :
“Être sélectif dans la manière dont nous exhumons nos souvenirs est actuellement la norme, guidée par un biais qui se renforce lui même, nous poussant à réécrire notre propre passé de manière à ce qu’il ressemble à nos croyances actuelles comme à ce que nous ressentons au jour d’aujourd’hui. Les souvenirs en décalage avec la réalité et les narratifs fictifs que nous tissons à partir des fragments de notre mémoire sont une nécessité, résultant du besoin d’entretenir une image de nous même qui soit simultanément positive et actualisée.”
Ce qui ne manque pas de faire écho aux observations d’Adam Smith dans sa Théorie sur l’origine des sentiments moraux :
“Les opinions que nous entretenons à propos de notre propre caractère dépendent entièrement de nos jugements concernant notre conduite passé. Il est si désagréable d’avoir un jugement négatif à l’égard de nous mêmes que, bien souvent, nous nous efforçons délibérément de détourner le regard de notre conscience des circonstances qui nous amèneraient à rendre un verdict synonyme de condamnation vis à vis de notre propre personne.”
Mais nous ne nous contentons pas d’altérer, de retailler et de repeindre nos propres souvenirs, pour maintenir une image stable de nous mêmes, puisque nous avons également tendance à réinterpréter le présent pour nous autopersuader que nous avons fait le bon choix. Phénomène que les psychologues qualifient de biais en faveur de nos propre choix. Si nous achetons une voiture qui s’avère plus lente que ce que nous avions anticipé, nous nous féliciterons des économies qu’elle nous octroie en matière de consommation d’essence. Les électeurs comme les amant(e)s déçu(e)s par l’objet de leur ancienne passion préféreront s’imaginer qu’ils ont été trahis au lieu d’admettre qu’ils avaient fait le mauvais choix. Nous avons également l’exemple des défenseurs du Brexit s’efforçant de négliger l’impact économique de la sortie de l’union européenne pour se focaliser sur les bénéfices d’un regain de souveraineté et la nécessité de respecter la volonté du peuple britannique.
Comme l’écrivait Robert Cialdini :
“A partir du moment où nous avons fait un choix et pris position, nous serons exposés à des pressions personnelles comme interpersonnelles à nous comporter de manière consistante avec cet engagement.” (Influence)
Et c’est l’une des raisons pour lesquelles nous succombons si facilement au sophisme des coûts irrécupérables, à partir du moment où nous avons fait un choix, nous nous y accrochons bec et ongle, quitte à accroitre nos pertes, et alors même qu’abandonner cette route serait l’option objectivement bénéfiques pour nous.
C’est en raison de ces mécanismes d’auto-illusion que Daniel Kahneman a noté que notre utilité remémorée ne s’accorde pas toujours avec que nous avions réellement expérimenté dans le passé. Mais c’est la mémoire, bien plus que la réalité, qui façonnera nos choix. Inversement, cela signifie que nos prévisions concernant nos préférences futures seront bien souvent inexacts.
Là encore, notre attitude est modelée par le besoin de consistance. De la même manière que nous nous imaginons que nos préférences passées s’accordent à nos préférences actuelles, nous surestimons la possibilité que nos préférences futures seront en conformités avec nos préférences au moment présent. Un phénomène que Matthew Rabin qualifie de biais de projection, nous projetons nos goûts actuels dans notre avenir lointain.
Raison pour laquelle les individus auront tendance à payer plus cher pour l’acquisition de maisons dotées de piscines ou de voitures décapotables s’ils prennent ces décisions d’achat au cours de l’été, dans ce contexte, ils ne parviennent pas à anticiper que ces acquisitions auront fort peu de valeur quand l’hiver surviendra.
Cela peut aussi expliquer la tendance bien réelle à voir le prix des actions être surévalué au cours de l’été et sous-évalué au cours de l’automne, les investisseurs font l’erreur d’envisager le futur à travers le prisme de leur optimisme estival ou celui de leur pessimisme hivernal. (Phénomène que les gestionnaires de fonds ont beaucoup de mal à admettre, puisqu’ils tiennent à conserver une image consistante de preneur de décisions froidement rationnel au lieu d’admettre qu’ils sont, comme le reste d’entre nous, des feuilles dont la trajectoire est déterminé par le gré du vent et des saisons).
Tout cela suggère que nos préférences ne sont jamais aussi stables que nous nous l’imaginons. Jusqu’à un certain point, la stabilité et la consistance sont des illusions que nous projetons sur nos souvenirs, nos perceptions et nos anticipations. Ce qui ne manque pas de soulever une question : Si les préférences d’un individus sont bien plus instables que nous le pensons, pouvons-nous réellement attribuer une stabilité à la “volonté du peuple”, “la volonté de la majorité”, ou les “désirs exprimés par les français”? On pourrait défendre l’idée que cette volonté serait un phénomène émergeant, ce qui est vrai au niveau du groupe ne l’est pas au niveau des individus qui le composent, mais il est tout aussi possible que nous ayons plutôt affaire à une illusion…