Michael Polanyi et la Logique de la liberté I

Marie la rêveuse éveillée
9 min readAug 27, 2023

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Penchons-nous sur une figure injustement méconnue de la pensée libérale au cours du XXème siècle, Michael Polanyi, le grand oublié que le tribunal de la postérité tend bien trop souvent à dissimuler dans l’ombre de son frère Karl.

D’autant plus injuste que Michael nous avait offert une perspective absolument unique, celle d’un physicien expérimenté et reconnu qui décida de se “convertir” aux sciences sociales pour obtenir les outils intellectuels nécessaires à la compréhension des problèmes de son temps, un penseur dont le libéralisme s’enracinait dans une défense ferme de la liberté du scientifique comme de l’indépendance de la science.

Originalité qui nous frappera dès la préface :

“La liberté de l’individu d’agir comme il le désire, sous réserve qu’il n’empiète pas sur la liberté d’autrui d’en faire autant, ne joue qu’un rôle relativement mineur dans (ma) théorie de la liberté. L’individualisme privé n’est pas un pilier important de la liberté publique. Une société libre n’est pas une société ouverte mais une communauté fondée sur l’adhésion à un ensemble particulier de croyances.

Il y a une connexion entre ma reconnaissance des fondations fiduciaires de la science comme de la pensée en générale, et mon rejet de la formulation individualiste de la liberté. Une formulation qui ne pouvait se défendre qu’au sein de la candeur du rationalisme du XVIIIème siècle, avec ses évidences présentées comme allant de soit et des vérité scientifiques qui paraissaient à l’abri de toute mise en question.

La liberté moderne, qui doit faire face à une remise en question totale de ses fondations fiduciaires devra être conçue dans des termes plus positifs au lieu d’être défini de manière purement négative.

Les prétentions de la liberté doivent être simultanément circonscrites tout en étant suffisamment affutées pour se défendre face à de nouveaux adversaires, bien plus redoutables que ceux avec qui la liberté dût se battre pour se tailler ses premières victoires, dans une ère relativement plus douce que la nôtre.”

En premier lieu, on voit déjà une divergence majeure avec la manière dont Karl Popper défendait le rationalisme scientifique comme le libéralisme, à travers la figure de la société ouverte, gouverné par l’esprit critique

Loin de raisonner en terme de dichotomie entre la croyance et l’esprit scientifique, Michael Polanyi ferait de l’adhésion à certaines croyances l’essence même de la démarche scientifique comme de la liberté de la communauté définis par l’adhésion à ces croyances.

Le message social de la pure science

En ce qui concerne la science appliquée, sa justification semble aller de soit, se mettre au service de la promotion de notre bien être comme de notre sécurité, mais qu’en est-il de la science à l’état pur, celle qui ne présente pas d’applications pratiques et ne semble avoir d’autre intérêt que sa propre poursuite? Faute de constituer un moyen pour nos autres objectifs, sa poursuite serait sa propre fin, le pur accroissement de nos connaissances et l’amour désintéressé de la vérité.

Conviction qui semblait aller de soi pendant un certains âge d’or, mais du temps de Polanyi, l’idée qu’on pouvait autoriser un scientifique à dépenser de précieux fonds publics dans la poursuite d’études comme la démonstration du théorème de Fermat ou le dénombrement du nombre d’électrons dans l’univers, elle avait cessé de paraitre aussi évidente…

Bien évidemment, le scientifique dispose toujours de la pirouette qu’une recherche sur des questions extrêmement abstraites, n’ayant d’intérêt que purement théorique, pourrait déboucher directement ou indirectement sur des applications insoupçonnées à plus ou moins long terme, mais cette excuse bute très vite sur ses limites par rapport à des projets n’ayant guère de chance de se traduite en dividende matériels, un jour…

La communauté scientifique est maintenant sommée de se justifier aux yeux de la société, qu’elle prenne la forme des institutions ou de l’opinion publique, ce qui démontre amplement que l’autorité comme le prestige de la science ont été mis en question.

Mise en question sur deux fronts :

La mise en question de la prétention de la Science de s’exprimer d’elle même, en disposant d’une autorité comme d’une perspective indépendante de tout intérêts matériels, que ce soit au niveau individuel ou au niveau d’une classe sociale, le fameux Point de vue nulle part pour user de la fort belle expression de Nagel.

C’est la ligne d’attaque de l’analyse matérialiste moderne, niant que l’intellect humain puisse fonctionner indépendamment de la position sociale au sein de laquelle il s’enracine, à travers le prisme de cette critique, les objectifs de la pensée s’avéreront toujours de nature matériel, même si les brumes de l’idéologie peuvent dissimuler cette réalité sordide.

La science est précisément une forme d’idéologie aux yeux du critique, son contenu déterminé par les besoins sociaux de ceux qui s’y adonnent.

Dans cette optique, les développements de la science s’expliquent par les aléas de l’histoire, et l’essor de nouveaux intérêts d’ordre pratique, la découverte de la gravitation universelle par Newton s’expliquerait par le développement des intérêts maritimes, la découverte du champs électromagnétique par Maxwell s’expliquerait quant à elle par la nécessité d’établir des moyens de communications transatlantiques.

Cette conception nie la distinction entre science pure et science appliquée, toute science se réduisant à terme à ses applications, la valeur de la Science serait précisément de n’être jamais totalement pure, cette dernière finissant toujours par se traduire en la production de moyens aptes à la réalisations de nos fins.

La deuxième ligne d’attaque ne portera pas sur le terrain de l’épistémologie mais celui de la moralité, au vu de la misère comme des injustices qui existent en ce bas monde, comment le scientifique peut-il gaspiller de précieuses ressources en terme de temps, d’intellect, de matériel ou d’argent, pour les sacrifier à la poursuite de rêverie purement abstraite qui ne contribuerons en rien à l’amélioration du bien être de leurs semblables…

Attaque de la Science sur deux fronts présentant une combinaison des plus paradoxale, typique de l’esprit moderne, une nouvelle forme de scepticisme destructeur couplé à une nouvelle forme de conscience sociale, ou pour employer la métaphore de Polanyi, le burin du scepticisme martelé avec ferveur par la passion de la justice sociale.

Du point de vue du chercheur, c’est cette alliance qui a accouché de la nuées d’horreurs du XXème siècle, la barbarie a toujours été présente chez l’humanité à l’état latent, il y a toujours eu des Hitler et des Mussolini potentiels au sein des populations, mais c’est la perversion des passions morales au cours de l’époque contemporaine qui leur a permis de mobiliser les masses pour des campagne d’atrocités surpassant toutes celles qui les avaient précédé…

La question essentielle sera donc de se demander comment les passions morales peuvent être ainsi corrompues?

Polanyi pose le diagnostic suivant, le scepticisme de l’ère moderne a détruit la croyance populaire vis à vis de la réalité de la Justice comme de la Raison, réduisant ces dernières à de simples superstructure dissimulant la matérialité bien concrète des mécanismes en coulisses, un voile idéologique abritant les intérêt des classes dominantes ou les croyances périmés d’une époque bourgeoise révolu… Age du soupçon qui ne va pas simplement mettre en question les idéaux, mais également l’adhésion explicite à ces derniers, perçue comme source de faiblesse ou de confusion chez ceux qui n’ont pas eu la force nécessaire pour brûler les anciennes idoles…

Dans cette configuration, ni la Raison, ni la Justice ne pouvaient servir de réceptacle pour donner une forme concrète aux passions sociales, qui se rabattirent sur les seules choses considérées comme réelles, les seules choses en lesquelles il était légitime de croire : La force, les intérêts économiques, les désirs tapis dans notre subconscient…

Au sein de ce creuset, la compassion fût convertie en haine de l’autre et le désir de fraternité humaine en volonté de mener une guerre de classes, quant au patriotisme et l’amour de la nation, il se métamorphosa pour prendre la forme du fascisme.

Pour reprendre les paroles de Atlee, “Nous avons besoin d’une conception de la Justice qui ne la réduise pas à la volonté d’une section mais l’élève à la dignité d’un Absolu.”

Une nécessité qui allait malheureusement à rebours des mouvements philosophiques qui avaient triomphé lors de la génération précédente, les penseurs du soupçons, nous enseignant que la Justice n’était effectivement rien d’autre que la volonté arbitraire d’une section, qu’il n’existait rien de plus élevés que le désir de récolter des bénéfices matériels, et que toute prétention qu’il puisse exister quoi que ce soit au delà relevait de la folie, du mensonge, de la manipulation ou de l’aliénation.

(Concernant les philosophies du soupçons, on renverra à la présentation de la pensée de Marx, en introduction de cet article, pour la pensée de Nietzsche, on renverra à cet article)

Dans cette configuration, la mission primordiale des scientifiques, pour Polanyi, est de défendre la Science contre cette philosophie du soupçon, de défendre publiquement la conviction que l’essence même de la science est la recherche de la vérité pour elle même, sans considération de son utilité pour la société.

Il faut donc restaurer auprès de l’opinion publique l‘idéal que la Science mérite le respect et le soutien en tant que recherche de la connaissance pour elle même, sans avoir à justifier de son existence en se subordonnant à d’autres objectifs, et comprendre qu’être scientifique, c’est prêter allégeance à des valeurs plus précieuses que les bénéfices matériels de leurs recherches, pour eux même comme pour le reste de la société.

Une position qui n’est pas sans évoquer l’éthique du savant professé par Max Weber dans Le savant et la politique, ou l’idéal d’objectivité de la science énoncé jadis par Carl Menger.

Polanyi va cependant plus loin puisque c’est aussi l’idéal d’une fraternité de la communauté scientifique par delà les frontières qu’il appelle de ses vœux, semblable à la république des Lettres de jadis, le rappel que les savants au fond de leur cœur professent leur adhésions commune aux mêmes règles méthodologiques et surtout déontologiques, qu’ils résident à Paris, Londres, Berlin, Pékin ou Moscou, et surtout le rappel de la nécessité d’une indépendance des universités, qui doivent résister à la tentation d’offrir leur soumissions aux idéologies comme aux autorités politiques, comme l’illustre la tragédie de l’affaire Lyssenko…

C’est sur ce front que Polanyi va construire sa philosophie politique, en ayant parfaitement conscience que pour cela, il faut aller à contre-courant non pas simplement de la haine, mais aussi et surtout des aspirations les plus nobles, et donc les plus dangereuses de par leur force de séduction…

Le scepticisme candide de l’aurore de la modernité a miné les valeurs au fondement de la civilisation, le scientifique ne doit donc pas avoir peur de professer sa foi en la Science, et ne pas fléchir face aux condamnations morales qui réduiraient la recherche de la vérité pure à un simple hobby égoïste et un gâchis de ressources qui devraient plutôt être mobilisé pour la justice…

Il est assez fascinant de voir le contraste avec Popper, malgré les similitudes de surface. L’un comme l’autre tentent de fonder leur libéralisme politique sur une défense de l’objectivité scientifique, mais là où Popper mettait en avant l’esprit critique et une société ouverte, Polanyi donnera une forme autrement plus original à son approche…

La liberté pour ce penseur, c’est avant tout celle de la Science, et elle suppose non pas le scepticisme, mais la Foi et la conviction en certains idéaux perçu comme absolu.

Il ne faudrait cependant pas s’imaginer que le libéralisme de Polanyi est purement politique, puisqu’il dispose également d’un versant économique extrêmement développé, fondé sur l’analyse approfondie de la notion d’ordre spontanée.

“Songeons, par exemple, aux consommateurs de gaz à un moment où il y a une pénurie se traduisant par une baisse anormale de la pression.

Un grand nombre d’entre eux ne pourront chauffer l’eau de leur bain à une température acceptable et préféreront, dans ces conditions, ne pas prendre de bain du tout.

Toute personne décidant, compte tenu de la pression du gaz à ce moment, de prendre ou de ne pas prendre un bain, affectera directement la décision de tous les autres consommateurs, en train de chercher, au même moment, une solution au même problème.

On a ici un système d’ajustements mutuels dont chacun affecte des milliers de relations.”

“Une autorité qui serait chargée de remplacer par une gestion délibérée les fonctions d’un grand système auto-organisé serait donc placée dans la situation d’un homme chargé de conduire d’une seule main une machine dont le fonctionnement requiert l’emploi simultané de plusieurs milliers de leviers. Les pouvoirs légaux qu’aurait une telle autorité ne lui serviraient à rien dans cette tâche. En voulant les faire respecter, quoi qu’il arrive, on ne pourrait que paralyser un système qu’on n’arriverait pas à gérer.”

“ On est confronté ici avec l’immense supériorité quantitative d’un système d’ordre spontané. Quand la taille d’un tel système croît, il peut en résulter une augmentation presque sans limite du taux de régulation des relations per capita. Ceci tranche avec le cas des systèmes organisés, dont l’augmentation de taille n’élève pas réellement le nombre de relations pouvant être régulées par personne et par unité de temps.”

Des observations qui ne manqueront pas d’être familières aux lecteurs de Hayek, puisqu’on a affaire à une défense de l’économie de marché, et de manière générale, une défense des système d’organisation décentralisé par la capacité de leurs acteurs à s’auto-organiser sans directives d’une autorité extérieure, via une boucle de rétroactions de signaux, le fameux feedback, et la conclusion qu’un système de ce type pourra mobiliser une quantité d’informations et de connaissances supérieures à celle du plus brillant des planificateurs.

Une fois encore, Polanyi tente de donner un contenu positif à la Liberté plutôt que d’en défendre une conception purement négative, la liberté ne doit pas être comprise comme barrière protectrice de l’individu face aux intrusions d’autrui, mais comprise comme la défense de la réalité comme de l’efficience des ordres spontanées qui peuvent émerger au sein des sociétés libres.

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Written by Marie la rêveuse éveillée

Une personne qui s'égare souvent parce qu'elle passe son temps à se chercher...

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