Michael Polanyi et la Logique de la liberté II

Marie la rêveuse éveillée
16 min readSep 2, 2023

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On ne compte plus le nombre de sarcasmes évoquant la futilité de la Philosophie, par contraste, la Science semble autrement plus digne de confiance, traitant la quête de réponse d’une manière on ne peut plus professionnelle au lieu de papillonner comme une dilettante, offrant à ses disciples la satisfaction bien concrète d’avoir apporté leur contribution à l’histoire intellectuelle, repoussant un peu plus loin les frontières de l’ignorance, et éclairant une zone du réel dont l’existence nous demeurait invisible jusque là…Découverte qui fera part intégrante de la mémoire collective de l’humanité aussi longtemps que la civilisation perdurera.

Impressionnés par les triomphes de la Science sous sa forme moderne, certains philosophes du XIXème décidèrent de procéder à la liquidation en bonne et due forme de la Philosophie, ce serait à de nouvelles formes de sciences de prendre en charge les derniers domaines qui restait à l’amour de la sagesse, la psychologie comme la sociologie s’occupant de l’étude de l’être humain comme des affaires humaines.

Une philosophie de la Fin de la philosophie, qu’on pourrait qualifier de Positivisme, reprenant, au cours du XIXème et XXème siècle le flambeau de la lutte contre l’autorité de l’église inauguré par Montaigne, Descartes et Bacon… Mais l’objectif n’était plus cantonné à libérer la Raison des chaines de l’Autorité comme de celles de la tradition, il s’agissait maintenant de liquider toutes les idées traditionnelles qui ne pouvaient pas se traduire dans le langage concret de la Science, nouvelle et définitive mesure de toute chose, ce qui existe comme ce qui n’existe pas…

Dans le langage positiviste, la Vérité devenait la vérité scientifique, et cette dernière était redéfinie comme mise en ordre de l’expérience.

La Justice, la Moralité, la Coutume et la Loi étaient réduites à un ensemble de conventions, colorées de contenu émotionnels et de subjectivité, objets d’étude de la sociologie qui en dévoilerait les mécanismes cachés, exposant la réalité dissimulée jusque là dans les coulisses.

Dans cette optique, la voix de la conscience fût identifiée à l’angoisse de briser des conventions socialement approuvées, devenant l’objet de la psychologie.

Quant aux valeurs esthétiques, elles furent réduite à un équilibre délicat de pulsions opposées dans le système nerveux du sujet.

A travers le prisme du positivisme, l’être humain est un système réagissant d’une manière prédéterminé à une certaine gamme de stimuli. Que ce soit le prisonnier torturé par la police politique pour confesser les noms et adresses de ses camarades de cellules ou les tortionnaires eux mêmes, leurs actions et réactions se réduisent à des réponses appropriées à leur environnement comme leur situation.

(Il serait pertinent de contraster cette attitude avec l’Argument par la raison, énoncé par C.S.Lewis, James Ross, et surtout Karl Popper, qui pointaient la contradiction fondamentale d’une position qui ne pouvait plus établir de distinction pertinente entre arguments rationnels, propagande, lavages de cerveaux et actes réflexes…)

Sous la houlette de ces concepts, nous sommes supposés devenir détachés et objectifs dans notre perspective sur le monde, incluant notre perspective sur nous mêmes comme nos propres motivations, le scientifique véritable doit maitriser ses conflits intérieurs comme ceux de son environnement, libérés de toutes illusions métaphysiques, il refusera de se plier à la moindre obligation dont on ne peut démontrer qu’elle se réduit, d’une manière ou d’une autre, à son intérêt personnel.

Un tel programme implique bien sûr que la Science elle même est Positive, à savoir, neutre, objective, protégée de toute corruption par des croyances personnelles non fondées…

Cette affirmation formant la pierre angulaire du positivisme étant fausse, on comprend facilement pourquoi ce programme a fini par aboutir à terme à la destruction de la Science dont il prétendait assurer le triomphe.

(Si on veut un Idéal type extrême de cette position, on renverra au scientisme assumé d’Alex Rosenberg, et aux critiques qu’il a soulevé…)

La tension entre le Marxisme et la Science, qui s’est manifesté en Union soviétique était une conséquence de ce conflit entre les aspirations du positivisme et la nature véritable de la Science.

Dans l’objectif de nous faire mieux comprendre cette nature véritable, Michael Polanyi nous invite à procéder à une comparaison entre la Science d’une part, et d’autre part des disciplines que la plupart d’entre nous tiennent comme manifestement fausses, à savoir la sorcellerie et l’astrologie.

Pour ensorceler sa victime, le sorcier doit s’emparer d’une partie du corps de cette dernière, (boucle de cheveux, excréments…) ou d’un objet lui appartenant, avant de l’incorporer à un rituel lui permettant de façonner une malédiction qui impactera celui qui a une connexion symbolique avec les objets maudits par le praticien de la magie.

Si nous essayons de répondre à la question “Qu’est ce que ce que la sorcellerie?”, nous n’allons bien évidemment pas la définir comme “L’activité consistant à blesser ou même tuer un être humain au moyens d’un rituel impliquant une partie de son corps ou un objet personnel”, nous affirmerions plutôt “Il existe une croyance, dénommée sorcellerie, que nous ne partageons pas, et qui affirme qu’on peut blesser ou tuer un être humain au moyen d’un rituel, etc…”.

De manière similaire, nous ne décririons pas l’astrologie comme “L’art de prédire l’avenir à travers l’observation des astres” mais comme “La croyance, que nous ne partageons pas, qu’il est possible de prédire l’avenir à travers l’observations des astres selon une certaine méthodologie”.

Naturellement, un sorcier et un astrologue rejetteraient ces définitions, et si notre scepticisme les mettaient au pied du mur, les adopteraient avec une légère modulation, type “Une croyance, que nous partageons, qu’il est possible de prédire l’avenir à travers l’observation des astres selon une certaine méthodologie…”.

Une fois arrivée à cette position, tout le monde pourrait se mettre d’accord sur l’objet du désaccord.

Et il en va de même pour la Science, toute description de l’activité scientifique qui n’intègre pas le fait que c’est une activité faisant l’objet des croyances du scientifique sera incomplète, et par la même, fausse.

Cela revient à affirmer implicitement que la Science est de nature fondamentalement différente de toutes les autres croyances de l’humanité qui ne constituent pas l’objet de connaissance scientifique, ce qui est lu comme une marque de supériorité de la Science sur tout le reste.

Prétention dont la fausseté devient apparente si on se penche sur le fonctionnement concret de la Science elle même, et le rôle qu’y joue l’originalité, ou plutôt l’idée originale.

En matière de Science, l’originalité est l’enfant d’une croyance solitaire en un certains programme de recherches expérimentales et de spéculations que personne n’avaient considéré fécond, ou même envisageable en premier lieu…

Les scientifiques vont régulièrement jouer leur carrière sur des croyances purement personnelles, les unes après les autres, jusqu’au jour béni où l’une d’elles s’avérera gagnante.

Au moment où la découverte est reconnue comme telle, la croyance initialement solitaire mute pour devenir une croyance publique, et les évidences produites en sa faveur feront l’objet d’une nouvelle croyance au sein de la communauté des scientifiques.

Ce qui déterminera si une découverte parviendra à éclore ou, au contraire, sera avortée à la naissance, ce sera la configuration de croyances, négatives comme positives, qui prédomine au sein de la communauté scientifique à un moment donné.

Un scientifique comme Kepler n’avait aucun problème à dériver l’existence des 7planètes du système solaire connues à son époque et la nature de leurs orbites de l’existence des 7 solides en géométrie comme de leurs propriétés, connexion qui paraitrait arbitraire et absurde à un astronome actuel, mais paraissait on ne peut plus légitime dans un cadre façonné par la pensée pythagoricienne comme l’était la perspective de Kepler…

La manière dont la science traduisait le langage de la nature n’était pas la même que la nôtre.

Il ne faudrait pas s’imaginer que Kepler formait une lointaine exception, depuis Galilée jusqu’à Faraday, la science était dominée par l’idée d’un univers purement mécanique réductible à de la matière en mouvement.

C’est à la fin du XIXème que les scientifiques cessèrent de croire implicitement en la possibilité d’une explication de nature mécanique à l’ensemble des phénomènes, mais cette croyance bloqua l’émergence de découvertes qui étaient impossibles à partir de telles prémisses.

Une bonne partie des signes témoignant de l’existence des électrons étaient disponibles bien avant qu’ils ne détruisent le postulat que toutes les propriétés de la matière devaient s’expliquer par des masses en mouvement.

A ce stade, les réflexions de Michael Polanyi ne manquerons pas d’être familières aux lecteurs de Saint Augustin, de Chalmers ou de Feyerabend… (ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Feyerabend avait manifesté de l’intérêt pour les réflexions de Michael Polanyi…)

Pour celles et ceux qui n’auraient pas le courage de relire les 3 articles en questions, je me permet de reprendre les passages les plus pertinents, tant ils se recoupent avec les observations de Polanyi.

Seuls les faits doivent “parler”, nous disent les adeptes de la “Science en opposition aux croyances”.

Aussi séduisante et intuitive que soit cette position, elle s’effondre face à un certains nombre de problème, le plus évident demeurant le fameux problème de l’induction mis en lumière par Hume et qu’on peut résumer par la parabole de la dinde de Russel.

Chaque fois que le pas du fermier résonne, la brave petite dinde voit de la nourriture tomber dans sa mangeoire.

Conjonction des phénomènes qu’elle a pu vérifier dans de nombreuses conditions expérimentales, qu’il pleuve, qu’il neige ou qu’il vente, le pas du fermier précède la survenue de graines. En bonne empiriste/inductiviste, elle pense avoir mis en lumière une loi scientifique

Illusion qui se brisera de manière bien triste, le 24 décembre quand le fermier viendra couper le coup du petit scientifique pour en faire son repas de Noël.

La morale de cette pauvre histoire, c’est que l’enseignement de l’expérience est limité. Elle peut nous dire, jusqu’à présent, on a observé la conjonction du phénomène A avec le phénomène B, on ne peut rien extrapoler sur l’avenir à partir de là, on a vu un cas concret.

On pourrait argumenter “La plupart du temps, les raisonnements par induction se sont révélés corrects”, mais quand bien même ce serait le cas, ce serait une pétition de principe flagrante, on s’appuie sur l’induction pour démontrer la validité de l’induction…

D’autres problème flagrant se pose pour la position inductiviste. En théorie, en multipliant le nombre d’observation connectant A à B, et en variant si nécessaire les conditions, on pourrait rendre de plus en plus probable la théorie que A cause B.

En pratique, et Dieu merci, la science ne fonctionne pas comme ça… et la rationalité humaine non plus. Nous n’avons pas besoin de multiplier les tirs nucléaires sur les villes pour avoir des bases rationnelles à notre inquiétude vis à vis des bombes nucléaires, Hiroshima suffit

De manière générale, la plupart des scientifiques peuvent parfaitement se contenter d’une seule expérience pour démontrer le bien fondé d’une théorie… Certaines constituant d’ailleurs des jalons de l’histoire scientifique

Prenons un autre cas concret, l’expérience qui permit à Hertz de mettre en lumière l’existence des ondes radios.

Si Hertz avait été un observateur dénué de préjugés, mettant en sourdine ses convictions, et laissant parler les faits, rien que les faits qui se moquent de nos sentiments, en effectuant ces observations, il aurait été obligé de noter non seulement les lectures sur différents mètres, la présence ou l’absence d’étincelles électriques à différents lieux dans les circuits, les dimensions des circuits, etc mais aussi la couleurs des mètres, les dimensions du laboratoire, le temps qu’il faisait, la pointure de ses chaussures, la situation économique de l’Inde, les cérémonies religieuses se déroulant simultanément, et une infinité d’autres détails..

C’est en ce sens qu’un fait, indépendant de toute théorie, est une fiction. Aucune observation ne serait seulement possible si les théories ne précédaient pas les faits, en délimitant les aspects jugés pertinents ou non…

Bref, la théorie précède les faits, mieux construit les faits en premier lieu, comme le genre précède le sexe et le construit en premier lieu. (;p)

De manière plus spectaculaire, on peut prendre l’exemple du modèle copernicien, réfuté empiriquement par Tycho Brahé qui pointait une de ses contradictions les plus flagrantes, l’absence de parallaxe qui auraient du être visible en cas de mouvement de la terre…

Si les scientifiques de l’époque avaient été Poppériens, le système copernicien aurait fini dans les poubelles de l’histoire, et la physique classique aurait été avortée à sa naissance…

Or l’expérience était bel et bien dans l’erreur sur ce coup… Si les parallaxes n’étaient pas visibles, c’était tout simplement parce que les astronomes de l’époque ne disposaient pas d’instruments suffisamment puissant pour les percevoir, qui plus est, les scientifiques sous-estimaient la distance séparant la terre des étoiles… Mais dans les deux cas, ce sont les développement théoriques et techniques de l’optique qui ont mis en lumière tout cela…

Développement qui ont été rendu possible parce que les scientifiques n’ont pas laissé des choses aussi vulgaire que l’expérience contredire des théories aussi intéressantes que celle de Copernic et de son disciple Galilée…

Si la science marche, et même existe en premier lieu, c’est bien parce que les scientifiques ne sont pas que scientifiques, et qu’ils puisent inspiration comme motivation dans leur culture, croyance, conceptions métaphysique, idéologie politique, goût esthétique, etc…

Ce qui a permis à Feyerabend comme Polanyi de se livrer à une critique de l’esprit critique, la science réelle ne pourrait pas suivre son cours dans une société dénué de croyance, ou de prise de risque “irrationnelle”, y compris et surtout sur le plan théorique…

La croyance est le domaine de l’autorité, on croit sur la foi de l’autorité “On crois ce qu’on ne peut pas savoir.”

Et qui est…infiniment plus large que le domaine religieux en fait. Cela inclut par exemple, l’histoire, auquel on ne peut accéder que par les témoignages que nous ont laissés les défunts par les récits conservés..

Cela peut inclure…notre filiation… Nous n’étions pas présents lors de notre naissance, en conséquence sur quoi basons-nos notre conviction que nous sommes bien sorti du ventre de notre mère? Sur la foi de son récit…

De nos jours, on pourrait vérifier par un test ADN, mais cela ne fait que déplacer le problème, comment nous assurer que le test a été fait dans les règles et non falsifiés?

Il faudrait apprendre la biologie de fond en comble pour faire le test soi-même mais voilà, au fur et à mesure de nos études, on fera mention à quantité d’’articles de recherches synthétisant expériences et collecte d’observations, ont-ils été falsifiés?

Il faudrait refaire chacune des observations nous-même, en admettant que ça soit possible, et se pose la problématique des instruments de mesures quand ils sont nécessaire…

Si vous n’êtes pas expert en informatique et n’avait pas construit l’ordinateur ou le microscope électronique, comment vous assurez qu’ils ne sont pas truqués et le fruit d’une habile conspiration?

Il va falloir apprendre les connaissances techniques nécessaires pour fabriquer votre propre ordinateur/microscope, et once gain… On va arrêter le vertige là car le point me semble établi…

En terme d’économie de la connaissance, nous ne pourrions pas progresser si nous remettions en cause le stock complet des connaissances laissés par les générations précédentes pour reprendre l’intégralité du travail à zéro…

La science repose paradoxalement sur la confiance… la confiance dans les autres, qui ont l’autorité de susciter notre assentiment à leur jugement. A savoir qu’on s’y soumet de notre propre volonté sans leur demander nécessairement une démonstration complète…

Revenons maintenant à Michael Polanyi.

Ceux qui acceptent les découvertes de la Science tendent à être réfractaires à l’idée que cette dernière puissent être considérée comme un système de croyances, ils s’imaginent se soumettre à des évidences qui suscitent l’adhésion de par leur nature même et devraient susciter l’adhésion de tout être humains les envisageant de manière rationnelle…

Descartes aurait ouvert la voie avec son doute universelle De omnibus dubitandum, la société royale fût fondée sur la devise Nullius in verba. Nous n’acceptons aucune autorité! Bacon clama que la Science devait se fonder sur des méthodes purement empiriques, pas de spéculations, je ne feins pas d’hypothèses (Hypotheses non fingo) clamera Newton en écho.

La Science fût dépeinte comme la Némésis de toute croyance, étant supposée se fonder sur les faits, rien d’autres que les faits, qui se moquent de nos sentiments comme de nos désirs…

Et pourtant, comme nous l’avons vu, cette idée simpliste ne résiste guère à l’examen, l’exemple de Hertz étant particulièrement éclairant pour nous démontrer que toutes observations peut facilement être intégré à une infinité d’interprétations contradictoires, la sélection de la variable ou des variables jugés pertinentes parmi une infinité d’autres contiendra toujours une part d’arbitraire et de croyance personnelle…

(Il serait d’ailleurs pertinent de faire un parallèle avec le problème de la quadition soulevé par Kripke, celui de la disjonction soulevé par Fodor, ou encore la problématique du Vleu de Goodman ou du Ganagai de Quine…)

La prédiction ne sera pas non plus un argument pertinent, certaines théories scientifique comme la théorie de l’évolution de Darwin ou l’unité originelle des continents ne fournissent pas de prédictions à tester hic et nun à proprement parler, et quand bien même une théorie pourrait se déployer en prédictions immédiates, cela ne ferait qu’ajouter des données aux observations susceptibles d’interprétations infinies…

On peut trouver multiples exemple dans l’histoire de la science de prédictions extrêmement précises qui s’avérèrent, avec le recul, être basées sur des prémisses fausses.

Se réfugier dans l’humilité en prétendant que la Science ne s’occupe pas de la vérité de l’univers mais de l’approximation la plus probable? Cela ne change rien aux points évoqués…

Définir la science comme une mise en ordre et un résumé de nos observations? On pourrait dire la même chose de l’Astrologie, de la pensée religieuse et de la pensée magique, et pourtant les disciples de la Science les rejettent…

Certains ont tenté d’esquiver la balle en affirmant que la Science se cantonnait à la description la plus simple possible du réel, mais les scientifiques n’ont jamais invoqués leur manque de simplicité pour mettre en doute l’astrologie, la magie ou la cosmogonie de la Bible, à moins de torturer la signification du mot “simple” pour qu’il signifie “rationnel” et par la suite “vraie”.

Pour mieux éclaircir la manière dont les faits et les observations à l’état brut n’existent pas, Michael Polanyi nous invite à réfléchir à la nature des signes, comme par exemple, les marques écrites (ou les pixels formant cet article), pour être compris, ils ne doivent pas être observés mais lu.

L’observation d’un signe comme d’un objet détruit sa signification en tant que signe, si vous vous amusez à prononcer le mot “voyage” 20 fois de suite, vous deviendrez pleinement conscience des mouvements de votre langue et des sons mobilisés pour la prononciation du mot voyage, mais sa signification se dissoudra dans un pure amalgames de sons arbitraire…

Martin Buber et J.H.Oldlam avait soulevé la différence fondamentale entre traiter une personne comme une personne ou la traiter comme un objet.

Dans le premier cas de figure, nous rencontrons une personne, dans le second cas de figure, nous cessons de la percevoir comme une personne.

L’amour est une forme de rencontre. Nous pouvons aimer la même personne, d’abord comme enfant, puis comme homme ou femme, et enfin comme personne âgée, et pouvons même continuer de l’aimer suite à son décès… Toute tentative de fixer notre relation à cette personne par l’observations de ses caractéristiques physiques ou de son comportement tendra à dissoudre notre rencontre avec cette personne…

Un homme ou une femme réduit à ses caractéristiques physiques peut être désirable en tant qu’objet mais ne peut plus être aimée, nous l’avons détruit.e en tant que personne.

La tension entre ces deux approches de l’humain éclate dans la dichotomie entre les explications par les raisons et les explications par les causes.

C’est de fait le programme du Positivisme, réduire les actions humaines à leurs causes naturelles, l’expression de nos convictions étant perçu comme de simples réactions à des stimuli externes, éliminant ainsi tout les fondements sur lesquels peuvent s’appuyer la justification ou la critique de ces convictions comme de ces actions…

Deux approches mutuellement contradictoires, et comme on a eu l’occasion de le voir à travers Lewis, Popper et Ross, le recours systématique aux explications de type causale aboutirait, de fait, à l’auto-réfutation de la Science comme du scientisme…

Le propre du positivisme était de percevoir les croyances humaines comme la manifestation d’une idiosyncrasie personnelle qui devait être éliminé si nous voulions atteindre un détachement scientifique idéal, mais comme l’a montré Polanyi, il est nécessaire de réhabiliter la notions de croyance personnelle si nous voulons comprendre et sauvegarder la Science…

D’autant que les croyances du scientifique ou de l’explorateur (comme la conviction de Colomb qu’on pouvait atteindre les Indes plus facilement via l’Atlantique)ne sont pas simplement l’expression d’une préférence personnelle, comme l’amour pour sa femme et ses propres enfants…

Les croyances des scientifiques sur la nature des choses ont une prétention à la validité universelle, et possède, de ce fait, un caractère normatif.

En conséquence, Michael Polanyi décrira la science comme un système de croyances de types normatives auquel il adhère, par contraste avec l’astrologie ou la sorcellerie, système de croyance normatives auquel il n’adhère pas…

On le voit, la conception de la Science par Polanyi est autrement plus fine et nuancé que celle de Popper.

Non content d’être dépeinte comme un système de croyance plutôt qu’une observations objective des faits, elle est également décrite comme une tradition, au sein d’une communauté, s’établissant et se transmettant par une praxis, à savoir par l’exemple… Il s’agit donc d’une conception conservatrice, au sens noble, de la démarche scientifique.

D’où sa critique nuancée de la tragédie que représente l’affaire Lyssenko, ce biologiste qui entreprit de faire de la Science la servante de l’idéologie marxiste, avec le soutien du gouvernement soviétique, rejetant les idées “fascistes” et “pro capitalistes” de Mendel et Darwin, et professant qu’il était possible de faire pousser des pommiers en Sibérie ou que les récoltes pouvaient être plus optimales si les végétaux étaient conçus comme des communauté en synergie plutôt que des individus égoïstes essayant de s’accaparer à leur profit les ressources de leur environnement…

Critiquer les actions du gouvernement soviétique au nom de la liberté de recherche est trop superficiel, après tout, les scientifiques orthodoxes s’efforçaient eux aussi de réprimer la liberté de Lyssenko en refusant de publier ses recherches ou de diffuser son enseignement au sein de leurs académies…(ce qui était on ne peut plus justifié du point de vue de Polanyi)

On ne doit pas critiquer l’oppression de la science au nom d’une conception abstraite de la liberté, le problème des croyances imposées par Lyssenko étaient leur fausseté, la liberté académique n’est pas la liberté de professer tout et n’importe quoi, c’est la liberté d’adhérer à un système de croyances que nous tenons pour vraies et de procéder à des recherches destinés à les étendre…

Une liberté en terme de pensée et de recherche dont le positivisme sape les fondements en désintégrant tout les fondements rationnels sur lesquels on peut établir justesse de nos convictions comme de nos actions, les réduisant à de simples appétits et désirs, qui ne peuvent être restreint et modifié que par la peur…

C’est la faille fondamentale du positivisme et du marxisme, qui voudrait réduire les évolutions de la science, de la moralité, de la loi, de l’art et de la culture à de simples conflits entre groupes sociaux pour établir leur domination…

Sur ce point précis, Polanyi serait en accord avec Popper qui considérait que “le matérialisme ne pouvait pas prétendre s’appuyer sur des arguments rationnels” et “n’était pas compatible avec l’acceptation des standards de la pensée critique, puisque ces standards apparaitraient comme une illusion, ou à tout le moins une idéologie, dans la perspective matérialiste.”

Popper ajoutera qu’en réduisant les fonctions argumentative et descriptive du langage à sa fonction expressive et sa fonction de signal, fonctions qui relèvent du subconscient et donc de l’infra-rationnel, “le matérialiste efface toute distinction entre la propagande, l’intimidation verbale, et l’argumentation rationnelle.”

Quelle est donc la croyance fondamentale de la Science du point de vue de Michael Polanyi, celle qui forme la pierre angulaire à toutes les autres?

L’idée que l’être humain est un être rationnel et raisonnable, doté d’une conscience morale, capable de progrès, susceptible de s’engager de bonne foi dans la recherche de la vérité, d’adhérer à ses convictions par sincérité, parce qu’il les estime vrai, en plus d’être susceptibles de les changer si on lui fournit de bonne raison pour cela…

Conviction qui n’est pas simplement le fondement de la liberté académique réelle comme de la démarche scientifique, mais aussi celle d’une société libre.

Nous aboutissons à ce paradoxe, pour défendre la liberté scientifique, l’esprit critique et la liberté tout court, nous devons réapprendre à croire… ou plutôt, ne plus avoir honte de croire en notre capacité à juger des choses, indépendamment de nos intérêts comme des influences de notre milieu, croire que nous sommes capable de dépasser les uns comme les autres dans notre adhésions à ce que nous tenons pour vrai ou pour juste.

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Marie la rêveuse éveillée
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Written by Marie la rêveuse éveillée

Une personne qui s'égare souvent parce qu'elle passe son temps à se chercher...

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