Michael Polanyi et la Logique de la liberté III

Marie la rêveuse éveillée
11 min readSep 3, 2023

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L’ouvrage de Michael Polanyi est un manifeste en faveur des sociétés libres, en conséquence, il ne peut pas faire l’économie de cette question fondamentale, qu’est-ce que la liberté politique au juste?

De manière courante, nous tendons à définir la liberté comme l’absence de contrainte extérieure, les limites rationnelles que nous pouvons imposer à cette forme de liberté est la condition qu’elle n’empiète pas avec celle d’autrui. Je suis libre de choisir entre me coucher et écouter la télévision jusqu’à une heure avancée de la nuit, tant que ma décision n’empêche pas mon voisin de pallier de disposer de la même alternative de son côté…

Conception qui fût défendue aussi bien par les libéraux que par les utilitaristes, le Bien était le plus grand bonheur du plus grand nombre, chacun comptant pour un, personne ne comptant pour plus qu’un, et la liberté individuelle pensée comme le moyen le plus adéquat de parvenir à cette noble fin…

Aussi séduisante et intuitive que puisse être la conception individualiste de la liberté, elle n’est pas sans poser un certains nombre de problèmes…

L’exaltation de la liberté de l’individu envers et contre tout peut aboutir à cautionner l’exploitation tout comme des formes insidieuse d’esclavage ou d’oppression d’autrui… On pourrait citer également le cas complexe des externalités négatives que nos actes individuels vont générer et qui peuvent porter atteinte à l’intégrité ou au bien être d’autrui de manière indirecte…

Qui plus est, l’exaltation romantique de l’individu anticonformiste bravant toutes les conventions, qu’elles soient justifiés ou non, peut aboutir au nihilisme, ou au repli sur soi observé par Tocqueville dans les sociétés démocratiques…

De l’autre côté du spectre, on peut envisager la liberté politique comme la libération des contraintes internes que représenteraient nos désirs individuelle, par la soumission à des injonctions morales et des valeurs supérieures.

Après tout, nous ne sommes pas cantonné à l’hédonisme (recherche du plaisir) ou même l’eudémonisme (recherche du bonheur), il y a certaines choses, certaines règles et convictions que nous respectons pour elles même, parfois en dépit des sacrifices qu’elles nous imposent, des valeurs auquel nous nous soumettons librement, mais dont nous faisons parfois un socle fondamental de notre identité comme de notre intégrité, au point que nous percevrions comme une aliénation le fait d’en être “libéré” par la force.

Une abdication totale à la compulsion morale peut sans doute être vécu comme une forme de libération, mais il va de soit que cette conception de la liberté revient à ouvrir la porte au totalitarisme, particulièrement si on fait de l’État le gardien suprême de ce qui constitue le Bien, la Moralité ou les bonnes mœurs…

Et malgré les écueils que nous avons évoqué plus haut, intuitivement, nous continuons d’éprouver une sympathie pour l’individu se lançant à la poursuite de son propre épanouissement, de la manière qui lui convient personnellement… Intuition qui va à rebours de cette notion de la liberté comme soumission totale à une instance supérieure.

Raison pour laquelle Michael Polanyi nous invite à l’étude d’une piste plus féconde pour clarifier le type de liberté que nous devons estimer digne d’être promue et défendue, et le modèle qu’il nous proposera sera celui de la liberté académique.

En quoi consiste-t-elle, cette fameuse liberté académique?

Le droit de choisir le type de problèmes qui feront l’objet de nos investigations, de conduire nos recherches sans contrôle extérieures, et d’enseigner notre propre sujet d’étude aux autres, en l’éclairant à la lumière de nos propres opinions comme de notre propre jugement.

Conception de la liberté qui semble générer quelques difficultés à se glisser dans l’une des deux cases que nous avons énoncés plus haut, la liberté que l’on accorde au professeur d’université n’est pas celle de poursuivre son propre bonheur, mais on ne lui demande pas pour autant de se soumettre à une obligation.

Il existe un chainon manquant entre ces deux conceptions de la liberté.

Pour mieux le comprendre, réfléchissons à la nature de la communauté scientifique.

Un collectif des plus fascinant en vérité, après tout, nous avons bien une collaboration collective de tout les membres de ce groupe à la réalisation d’un objectif commun, l’avancée de nos connaissances.

Pour autant, il n’y a pas de coordination à proprement parler entre les membres de ce groupe, chaque scientifique est plus ou moins libre de choisir le champs de recherche qu’il souhaite, la zone précise de ce champs qui fera l’objet de ses investigations, et jusqu’à un certains point, la manière dont il mènera ses investigations…

Mais la recherche scientifique demeure une collaboration, où le tout est plus que la somme de ses parties… La recherche scientifique n’est pas comparable, par exemple, à un groupe de femmes qui éplucheraient des haricots, chacune de leurs côté sans se préoccuper d’autrui, et dont la production globale serait simplement l’addition de toutes les contributions individuelles…

On ne peut pas non plus la comparer à une compétitions de joueurs d’échecs. Même si la compétition se fait en équipe, chaque joueur décidera de ses propres mouvements, sans consulter les autres, et la victoire de l’équipe ne sera qu’une addition des résultats de la multitude de match individuels des membres qui la compose…

Il n’en va pas de même avec la Science, si pour une raison X ou Y, la communication venait à être coupé entre tout les scientifiques du monde entier, réduisant ces derniers à des monades ou des atomes isolés, cela aboutirait à la mort de la Recherche, ou tout le moins son hibernations jusqu’au moment où les connexions se rétabliront…

La Science est donc bien une organisation collective, mieux, un ordre spontanée, les actions et perceptions de chaque scientifique seront dépendantes de celles de tout ses autres collègues, et s’ajusteront en conséquence…

En d’autres termes, un mécanisme décentralisé, semblable à ceux qui font régulièrement l’objet de l’économie…

“Songeons, par exemple, aux consommateurs de gaz à un moment où il y a une pénurie se traduisant par une baisse anormale de la pression.

Un grand nombre d’entre eux ne pourront chauffer l’eau de leur bain à une température acceptable et préféreront, dans ces conditions, ne pas prendre de bain du tout.

Toute personne décidant, compte tenu de la pression du gaz à ce moment, de prendre ou de ne pas prendre un bain, affectera directement la décision de tous les autres consommateurs, en train de chercher, au même moment, une solution au même problème.

On a ici un système d’ajustements mutuels dont chacun affecte des milliers de relations.”

On tend bien souvent à percevoir la Science sous la figure de l’Expert, qui sait mieux que tout les autres ce qu’il convient de faire ou non, disposant d’une autorité face à laquelle le profane doit naturellement se plier…

Idéal type qui peut facilement être détourné en métaphore ou outil de propagande par les gouvernements autoritaires ou totalitaires.

Mais comme le pointe Polanyi, on peut changer radicalement la perspective, et faire justement de la Science un modèle d’organisation collective libre dont les membres se coordonnent spontanément sans contrôle extérieure, parvenant à des résultats auquel aucun scientifique ne serait parvenu individuellement, mieux des résultats auquel le même nombre de scientifiques ne seraient pas parvenues s’ils avaient travaillé séparément, encore mieux, des résultats auxquels ils ne seraient pas parvenu si la direction de leur investigation leur avait été dicté par une instance centralisé au lieu d’être le fruit de leur décisions individuelles…

Pour mieux nous représenter la chose, Michael Polanyi nous invite à imaginer un puzzle gigantesque aux pièces dispersés, d’une telle taille qu’il faudrait plusieurs jours, voir même plusieurs semaines à un seul individu pour le reconstituer s’il se livrait à cette activité à temps plein…

Supposons que la résolutions de ce puzzle soit urgente et ne puisse pas attendre, peut-être que la révélation d’un secret cruciale sera dévoilé avec l’image complète, et que la connaissance de ce secret est une question de vie ou de mort…

Dans ces conditions, il vaut mieux organiser un travail en équipe plutôt que de tout faire reposer sur un seul individu… Mais comment organiser ce travail?

Il n’y aurait aucun sens à produire des duplicatas de la totalité des pièces du puzzle, à distribuer un jeu complet à chaque membre de l’équipe, et à les laisser travailler en isolation pour compiler le résultats de leurs recherches individuelles à la fin… La démarche serait stérile, quand bien même nous enrôlerions le monde entier dans cette tâche, nous ne parviendrons pas une découverte plus rapide que celle d’un seul individu en tout et pour tout…

La méthode optimale serait de laisser les chercheurs travailler à proximité les uns des autres autant qu’il est possible, de les laisser décider individuellement de la portion du puzzle qu’ils vont essayer de reconstituer (et donc du problème de pièces à trouver qu’ils vont devoir résoudre), tout en les laissant s’adapter aux résultats du travail de leurs collègues… (par exemple, l’emplacement d’une pièce, qui m’apparaissait obscur jusque là, peut faire brusquement sens si je jette un coup d’œil à la portion sur lesquels travaillent deux collègues… Ou encore, au fur et à mesure que les collègues récupèrent les pièces correspondant à leur portion du puzzle, la quantité que je dois trier de mon côté se réduit, accélérant ma propre résolution, etc…)

Si un planificateur central décidait de prendre la démarche en mains, de sorte qu’aucun chercheur ne pourrait procéder à la moindre actions sans lui avoir proposé en premier lieu, on réaliserait bien vite que cela ralentirait les opérations… Les investigations de chaque membre de l’équipe étant gelé, le temps que l’organisateur ait étudié les contributions de tout les autres membres avant de donner son aval…

De fait, le résultat serait probablement moins efficace que le travail effectué par un individu solitaire, peu importe le nombre de co-équipier mobilisé…

Nous voyons ainsi que les actions individuelles décidés librement par chacun peuvent se coordonner spontanément, et même de manière efficiente, avec les contributions de tout les autres membres du groupe, aboutissant à une véritable co-opération, mais nous comprenons également que l’abolition de la liberté individuel de chaque membre du groupe par sa soumission à une autorité extérieur détruirait cette coopération, aboutissant à un résultat sous-optimal…

La seule condition pour que cette coopération dans la découverte de la pattern inconnu soit possible, c’est que le résultat de chaque recherches individuelles soient accessibles à tout les autres membres, de manière à ce que chacun puissent ajuster ses investigations à celles de tout les autres, ce qui supposent communication et transparence entre les membres…

Mais aussi éclairante que soit cette métaphore, il y a une différence entre la structure de la réalité et l’image d’un puzzle aux pièces dispersés.

Un puzzle est conçu pour former une image cohérente, d’une certaine manière, il n’y a qu’une seule solution possible, une seule configuration des pièces qui permettent de rendre l’image visible…

Mais l’ordre de la nature ne nous offre pas de garantie similaire d’une image docilement unifié avec une seule forme de compréhension possible.

Pythagore et Kepler pensaient que l’ordre devait se comprendre en termes de règles géométriques, Galilée et Newton pensaient que la nature devaient se comprendre en termes de mécanismes, du temps de Polanyi, les scientifiques envisageaient en termes d’harmonies mathématiques…

On peut aussi comparer l’interprétation de l’Histoire en terme de moralité par Lord Acton et Toybee à l’analyse matérialiste d’historien marxiste comme Laski et Cole, ou encore à celle de psychanalyste comme Jung…

Qui plus est, avec un puzzle, nous avons la garantie qu’une pièce isolé à nécessairement un emplacement adéquat où elle s’emboite parfaitement avec d’autres, mais dans le monde de la science, une pièce isolée peut prendre la poussière, faute de disposer d’éléments complémentaire lui donnant une place intuitive…

Mais par delà les changements de paradigmes, c’est bel et bien une image cohérente que la Science constitue au fil des générations…

Certains arguments déployés en leurs temps par Kepler, Galilée et Newton nous apparaissent périmée, et si un quelconque voyageur temporel leur faisaient contempler les théories actuelles en matière de physique quantique, cela leur apparaitraient sans doute comme un tissu d’absurdité, mais pourtant ces trois scientifiques sont contemplés comme des pères fondateurs par leurs collègues des générations ultérieures, leurs découvertes perçues comme les fondations de l’image du monde qu’ils mettent à jour quotidiennement, et leurs méthodes d’investigations comprise comme l’archétype de la démarche scientifique.

Et la cohérence globale de la Science au fil des siècles se vérifie aussi dans le domaine de l’espace, les régimes totalitaires ont essayé de pousser les scientifiques allemands à abjurer la Relativité et la Physique quantique, en plus de contraindre les biologistes soviétiques à renoncer à Mendel, mais ces tentatives s’avérèrent stérile à termes…

La communauté scientifiques n’est cependant pas la seule à être capable de coordination et de coopération collective, les occultistes s’acharnant à percer les secrets de la kabbales, les chasseurs de sorcières, alchimistes et astrologues peuvent en faire de même après tout, sans que nous considérions leurs productions collective supérieure ou même équivalente à celle de la Science, quelle est la nature de la différence?

Nous ne pourrions pas parler d’un développement spontané de la Science si nous concevions ce dernier comme une simple juxtaposition d’accidents, ou l’expression d’une erreur persistante nourrie par un aveuglement collectif et une auto persuasion mutuelle constante au sein d’un groupe…

Bien au contraire, il nous faut concevoir cette cohérence dans le temps et l’espace comme le signe de l’expansion constante d’une forme de vérité.

En d’autres termes, nous devons accepter la Science comme quelque chose de bien réel, une réalité spirituelle constituée des découvertes présentes et passées, et qui sera complété par les découvertes futures.

Nous devons concevoir les recherches scientifiques comme la tentative d’établir un contact intuitif avec des portions de la Science non mise à jour à l’heure actuelle, et comprendre les découvertes comme le dévoilement réussie d’une parcelle d’une réalité cachée jusque là…

Chaque fois qu’un scientifique lutte avec sa propre conscience, pour rejeter ou accepter une idée, son esprit se rattache à la tradition de la communauté scientifique dans son ensemble, les chercheurs et découvreurs du passé dont il suit l’exemple, les chercheurs et découvreurs du futur dont il quête l’approbation alors qu’il leur propose un nouvel enseignement.

La réalité de la Science n’est pas simplement fondé sur celle d’une réalité cachée sous-jacente, le fonctionnement du monde, c’est aussi et avant tout la réalité spirituelle que constitue cette quête commune de la Vérité par delà les frontières et à travers les générations.

Il semblerait donc que nous soyons parvenu à mettre la main sur notre chainon manquant entre les deux conceptions contradictoires de la liberté, sa conception comme absence de contrainte sur l’individu d’une part, sa conception comme soumission volontaire à des valeurs qui dépassent nos fins individuelles d’autre part.

En effet, la Science ne pourrait pas progresser sans pionnier et iconoclaste, guidé par leur passion individuelle, quitte à briser le consensus d’une époque… mais elle ne pourrait pas progresser non plus sans une dévotion sans faille à la tradition professionnelle de la communauté, de ce point de vue, la Science surpasse sans problème l’Église de Rome ou la corporations des avocats en ce qui concerne la continuité de la doctrine, l’intégration de la jurisprudence et la force de l’esprit corporatif.

En matière de Science, le révolutionnaire ne va pas briser les idoles, les conventions et les anciennes traditions en se basant sur la seule légitimité de son bon vouloir capricieux, mais parce qu’il est persuadé de disposer de raisons convaincantes d’adhérer à une nouvelle opinion dont la validité peut prétendre à l’universalité.

Il brise la loi telle qu’elle est, mais au nom de la Loi telle qu’elle devrait être.

Nous pouvons ainsi comprendre la liberté académique, cette conciliation dialectique entre iconoclasme individuelle et dévotion sans faille à une tradition qui nous dépasse, en plus de constituer la forme la plus efficiente d’organisation pour la production de découverte dans un champs susceptible d’études systématique contrôlée par une tradition de discipline intellectuelle.

On voit ainsi la cohérence et la subtilité de la conception de la démarche scientifique par Polanyi, et la raison pour laquelle il estimait que la croyance et la tradition, loin d’être l’ennemie de la science, en formait le corps

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Marie la rêveuse éveillée
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Written by Marie la rêveuse éveillée

Une personne qui s'égare souvent parce qu'elle passe son temps à se chercher...

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