Michael Polanyi et la Logique de la liberté VI

Marie la rêveuse éveillée
10 min readSep 16, 2023

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Continuons d’explorer les réflexions hétérodoxes de Michael Polanyi sur la nature de la liberté…

Notre penseur va quelque peu s’écarter du récit progressiste standard, cette vision de l’histoire qu’on qualifie couramment de whig dans le monde anglo-saxon.

Un récit avec lequel nous sommes tous plus ou moins familier, la liberté est conçu en opposition avec l’autoritarisme, mis en scène comme la lutte de l’autonomie (se donner à soi même sa propre loi) contre l’hétéronomie (se soumettre à la loi dicté par un autre), en d’autres termes, la liberté est avant tout conçu comme liberté de penser… On pourrait d’ailleurs évoquer la fameuse sentence de Rosa Luxembourg “La liberté, c’est avant tout la liberté de celui qui pense autrement…”

Une liberté indissociable du rationalisme comme du scepticisme vis à vis des opinions courantes, donc… Elle a manifesté ses premiers balbutiements avec les présocratiques, a connu son Eclipse pendant la domination idéologique de l’Église au moyen âge, a pu renaître de ses cendres avec la renaissance italienne, avant de commencer sa véritable croissance avec la modernité, plus particulièrement au sein de la philosophie de John Locke qui la codifia pour de bon, même si Milton apporta également sa contribution…

Leur défense de la liberté de pensée présentait deux facettes… En premier lieu, la liberté de mettre en question l’autorité était dépeinte comme nécessaire à la découverte de la Vérité. Conception qui s’inspirait de la lutte des sciences naturelles pour se dégager de l’autorité d’Aristote, c’était la naissance du libre marché des idées, ou plutôt du théâtre de la libre confrontation des idées, chacun devait être libre de professer ses opinions, de défendre sa perspective par des arguments, laissant à ses antagonistes la possibilité d’en faire de même, et l’audience, faisant office de juge, était libre d’écouter et de former sa propre opinion à son tour, les idées qui gagnerait la position dominante au cours de ce débat constant serait l’approximation la plus proche de la Vérité auquel l’humanité pouvait avoir accès…

Quant à la seconde facette, elle portait sur l’incertitude fondamentale à laquelle nous étions condamné en matière religieuse, nous ne pouvons jamais avoir une conviction absolu que le contenu de notre foi est le seul correct, et en conséquence, ne pouvons prétendre avoir l’autorité légitime pour l’imposer à nos contemporains…

C’est Locke qui codifia politiquement cette perspective, en édictant la Tolérance, une forme d’armistice entre toutes les différentes dénominations religieuses… Une tolérance qui n’était pas ouverte aux athées, cependant, ces derniers n’étant pas jugé digne de confiance… Après tout, s’il ne croyait pas en l’autorité d’une divinité transcendante, apte à juger les vivants et les morts, et dont l’œil poursuivrait le mécréant jusque dans la tombe, sur quel fondements ces impies pouvaient-ils justifier leur adhésion aux principes moraux formant la pierre angulaire de la vie en société, y compris le respect de la parole donné?

Une liberté de pensée qui avait donc ses limites, on pouvait tout mettre en question, à l’exception de l’existence du divin et des règles de moralité essentielles… Peu importe la forme comme les fioritures du Dogme, tant qu’il y avait justement un Dogme…

Mais sur le vieux continent, la liberté fût conceptualisée autrement puisqu’on ne lui imposa pas d’ultimes frontières en matière de Religion… L’ignorance était conçu comme la véritable source du mal et de l’injustice, la Religion était vu comme synonyme de superstition, voir même de mensonge proférés par les puissants pour justifier leurs privilèges, l’oppression de la majorité, et la rigidité d’un ordre social où la place de chacun était déterminé d’en haut, les dominants jouant d’autant plus facilement les ventriloques avec un Ciel tellement muet qu’on aurait pu le croire vide…

Celles et ceux qui ont suivi cette série d’articles depuis le début devrait deviner sans peine la déconstruction que Polanyi va opérer vis à vis de cette seconde position.

Le problème du scepticisme universel, c’est qu’il ne va pas se contenter d’ébranler les dogmes religieux ou l’ordre social existant, dans sa remise en question constante de la tradition, des autorité ou de toute chose auquel on doit adhérer sans se poser de questions, des notions comme la Justice, le Bien, le Mal, ou la Moralité vont aussi tomber au champs d’honneur, quand on réalisera qu’on ne peut les appuyer sur aucune justification évidente par elle même…

Tant et si bien que l’immoralité, l’injustice, la conception de la force comme seul fondement du Droit, elles finiront par être conçu comme tout des alternatives qu’il est légitime d’envisager, de prendre en considération et de diffuser…

Michael Polanyi a d’ailleurs une perspective intéressante sur le triomphe apparent de la philosophie utilitariste… Pour notre penseur, cette conception supposé rationnelle n’est au final qu’une poudre au yeux, un maquillage dont nous fardons les anciennes conceptions de la Justice et de la Moralité pour leur donner un aura de légitimité dans un âge de scepticisme et de rationalisme nous intimant de ne donner aucune créance à ce qui ne peut être démontré…

Dans le fond de leur coeur, les habitants du monde anglo-saxon ont imposé une retenue à leur scepticisme, ayant conscience que certaine choses essentielles ne pouvait pas être justifié, et même ne devait pas être justifiable de par leur nature même…

Comme l’avait judicieusement observé Kant, exiger une justification à l’impératif d’agir en conformité avec la Moralité, c’est déjà se tenir en dehors du domaine de la moralité…

Qui plus est, la Vérité est indissociable de la Moralité, ce que Putnam ne manquera pas d’observer, quelques années plus tard, quand il fera remarquer qu’il est strictement impossible de parler de “fait objectif” sans postuler implicitement un ensemble d’impératif moraux concernant la manière dont nous décrivons la réalité comme la manière dont nous donnons notre adhésions à ce qui forme la toile de nos croyances comme de nos opinions…

Voilà la nature de la contradiction fondamentale de la Liberté de pensée et de mettre en question, selon Michael Polanyi, si elle ne se donne pas des limites, elle sciera la branche où elle est installé, en instillant le doute vis à vis des valeurs fondamentales qui la légitiment en premier lieu, y compris la notion de Vérité.

Les standards fondamentaux du comportement humains étant mis en question dès l’âge des lumières, il devenait nécessaire de trouver un substitut.

Cela prît la forme du Romantisme, et de sa valorisation de l’individualité, cette fameuse déclaration de Rousseau, dans ses confessions, que la nature avait brisé le moule après l’avoir mis au monde, que chacun offrait une particularité unique, qui ne pouvait pas être jugé à l’aune de standard abstrait s’appliquant à tous, et au final, à personne…

Ses disciples allemands pousseront le raisonnement un cran plus loin en l’appliquant aux communautés nationales, affirmant la réalité concrète de l’esprit des peuples, dont les coutumes comme les traditions formaient l’expression légitime de leur nature profonde, autrement plus réelles que les abstractions vides des penseurs du siècle des lumières…

Nous étions arrivé à l’âge des Peuples comme sujet politique, des peuples sous l’influence d’une Destinée, et la quintessence du romantisme politique était formé par le leader national, formant l’incarnation même de cet esprit collectif auquel il donnait sa direction…

Hegel effectuera la synthèse entre Rationalisme et Romantisme, en se réappropriant la Raison Universelle que Kant avait réduite à un fantôme abstrait, pour l’envelopper dans la chair concrète de l’Histoire.

La Raison n’était plus le juge transcendant de l’Histoire, elle était immanente à l’histoire, qui formait le champs de sa réalisation… une Histoire où la Raison était finalement…du côté des plus gros bataillons, offrant sa caution A posteriori aux vainqueurs…

Nous connaissons justement la suite de cette histoire, et elle passera par le plus influent des disciples posthumes de Hegel, à savoir Karl Marx

Dans la perspective de Marx, l’Histoire devenait celle de la Lutte des classes, et la Fin ultime dont accoucherait cette lutte ne serait plus la Raison universelle de Hegel mais le Communisme, à savoir une société sans classe.

Au sein de cette doctrine, quelle place donner à ces vérité supposées éternelles comme la Justice, la Moralité ou la Liberté?

Une place guère flatteuse en vérité, celle de L’idéologie, la propagande au service des intérêts de la classe dominante, justifiant la position des uns en haut, celles des autres en bas…

On peut rappeler à juste titre la pertinence du marxisme comme outil d’analyse critique, comme les mille nuances dont pouvait faire preuve Marx et ses meilleurs disciples, cela ne change rien au fait que le ver est bien dans le fruit, et que cette philosophie, poussé à son terme, aboutit à une forme de nihilisme méta éthique, à savoir la négation de la légitimité objective de toute valeur morale.

Arthur Koestler est sans doute celui qui a dépeint cette contradiction fondamentale du Marxisme de la manière la plus éclairante, dans un roman cruellement méconnu sur lequel il faudra nous pencher, un jour…

Mais en ce qui concerne la contradiction fondamentale de la modernité, on peut aussi laisser la parole à Sir Pterry.

“-LES HOMMES ONT BESOIN D’IMAGINAIRE POUR ETRE HUMAINS.A LA CONJONCTION DE L’ANGE DECHU ET DU SINGE DEBOUT.”

-“Le père Porcher? La fées des dents? Les petites…”

-“OUI. UNE MISE EN TRAIN. IL FAUT COMMENCER PAR APPRENDRE A CROIRE AUX PETITS MENSONGES.”

-“Et alors on peut croire aux gros?”

-“OUI. LA JUSTICE. LA PITIE. LE DEVOIR. CE GENRE DE CHOSES LA.”

-“Ca n’a rien à voir!”

-“TU CROIS? ALORS PRENDS L’UNIVERS, REDUITS LE EN POUDRE TRES FINE, PASSE CETTE POUDRE AU TAMIS LE PLUS SERRE ET ENSUITE MONTRE MOI UN SEUL ATOME DE JUSTICE, UNE SEULE MOLLECULE DE PITIE.ET POURTANT…”La Mort agita la main.

-“ET POURTANT LES HOMMES AGISSENT COMME S’IL EXISTAIT UNE FORME D’ORDRE IDEAL DANS LE MONDE, COMME S’IL Y AVAIT DANS L’UNIVERS UN… UN ETALON DU BIEN A L’AUNE DUQUEL ON POURRAIT LE JUGER.”

Le père Porcher

Quant au National-Socialisme, il ne serait pas exagéré, comme le fait Polanyi, de le comprendre comme une synthèse entre le Romantisme Allemand, et le Marxisme, l’histoire étant dépeinte comme la lutte des Peuples pour la suprématie, la domination et l’appropriation des ressources, dans un modèle similaire à celui de la lutte des classes, culture, justice, philosophie et traités internationaux, autant de voiles dissimulant la réalité crue de la guerre perpétuelle des forts contre les faibles, la démarche généalogique de Nietzsche étant utilisé ou plutôt dévoyé pour produire ce prisme idéologique…

Marxisme, National-socialisme ou fascisme, autant de conclusions de la voie sur laquelle s’était engagé la conception continentale de la Liberté, cette autodestruction du Libéralisme, en voulant remplacer les anciens idéaux moraux par des objectifs moins vulnérables au scepticisme philosophique, on aboutit effectivement à laisser les appétits et passions humains se substituer à la Raison comme aux Idéaux…

Et l’un des rouages intermédiaires de cette généalogie effectué par Michael Polanyi fût le Nihilisme russe, telle qu’on le trouva exprimé par le Bazarov de Tourgeniev et dont l’ombre hanta bon nombres des écrits de Dostoïevski (Les carnets écrits dans un souterrain, Les possédés, Crime et Châtiments…)

Les raisonnements fondamentaux des nihilistes russes n’auraient pas été renié par Bentham et ses héritiers, mais quand les utilitaristes anglo-saxon utilisaient ces principes comme explication bancale et justification A posteriori des principes moraux qu’ils ne remettaient fondamentalement pas en question, les radicaux russes de leur côté prirent l’analyse utilitariste on ne peut plus au sérieux et n’hésitèrent pas à la pousser jusque dans ses derniers retranchements…

Mouvement qui ne se cantonna pas à la Russie puisqu’on trouvait des générations intellectuelles similaires en Allemagne, influencées par Nietzsche et Stirner…

En Allemagne comme en Russie, on professait ouvertement de vivre en dehors des croyances, traditions, conventions, obligations, codes sociaux et restrictions…

Au sein d’un univers mental où ne pouvait plus professer sérieusement la lutte au noms d’idéaux plus élevés, démasqués comme mensonges et propagande, les aspirations morales qu’on ne pouvait pas extirper du coeur de l’humanité trouvèrent un canal d’expression dans des idéologies telles que le marxisme révolutionnaire ou le national socialisme, paradoxalement en raison du caractère froidement mécanistes de leurs vision du monde, le patriotisme ou le combat pour un monde meilleur et le rejet de l’injustice pouvant se justifier par la nécessité historique comme les règles fondamentales des forces primordiales dans les coulisses de la réalité…

Sur ce point, l’analyse de Polanyi n’est pas sans se recouper avec le portrait que Schumpeter a effectué de Marx, celle du prophète offrant une religion approprié à un âge que le rationalisme avait désenchanté

Concernant le nazisme, Polanyi refuse de l’analyser en terme de barbarie, de bestialité opposé à la culture ou la civilisation, d’inhumanité ou de rejet de la Moralité…

Le Nazisme s’est développé dans une atmosphère informé par les maîtres du soupçon, plus particulièrement Marx et Nietzsche, ils rejetaient la moralité de la même manière qu’ils rejetaient la sorcellerie, ils n’ignoraient pas l’existence de la Moralité mais pensaient qu’ils avaient des raisons solides de mettre en doute son existence, et de considérer que toute personne professant le contraire était au mieux, prisonnier de superstitions d’un autre âges, au pire un manipulateur défendant ses propres intérêts sous un voile de mensonge…

Dans cet univers, les aspirations à se dévouer au collectif ou l’impulsion de remplir ses obligations civiques se déchargèrent à travers le seul vecteur que leur ouvrait une conception purement mécaniste de l’être humain comme de la société, ce n’était pas tant un rejet de la moralité qu’une inversion de la moralité, la force, la conquête, la domination, le mensonge et la violence étant dépeinte comme la seule forme réelle de moralité en ce bas monde…

Nazisme, fascisme et Communisme étaient autant d’enfants de l’union entre le scepticisme des intellectuels grecs de l’antiquité combiné à la passion chrétienne pour le messianisme, l’eschatologie (à savoir la survenue de la Fin de l’histoire) et le sacrifice à des idéaux qui n’étaient pas de ce monde…

Tout ce cheminement nous ramène à l’analyse déployés dans les chapitres précédents de l’ouvrage

La croyance en l’autorité de principes supérieurs n’est pas la Némésis de la liberté mais la condition même de son existence, la seule véritable limite qu’on peut opposer au grand Léviathan et à ceux qui tiennent son gouvernail, c’est précisément l’idée ou plutôt la croyance au sein de la majorité qu’il existe des règles et des principes inflexibles auquel nul ne doit déroger, qui ont une valeur en eux même, qu’on ne peut pas réduire à l’intérêt d’un individu, d’une classe ou d’un groupe social, quand bien même le groupe en question embrasserait une nation toute entière, mieux des principes auquel on doit se plier quand bien même ils vont à l’encontre de nos intérêt ou de ceux du groupe auquel on s’identifient…

D’où ce paradoxe, les amoureux sincère de la Liberté finissent par découvrir qu’ils partagent bien plus qu’ils ne se l’imaginaient avec les adhérents des anciennes foi religieuses…

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Written by Marie la rêveuse éveillée

Une personne qui s'égare souvent parce qu'elle passe son temps à se chercher...

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