Notre angle mort vis à vis de la chance
Dans un article de qualité, éclairant la manière dont décrocher son diplôme en pleine récession peut avoir des effets négatifs à long terme sur votre carrière, Tim Harford nous offre l’observation suivante : “il est aisé de négliger l’impact de la chance”.
Thèse dont on peut trouver une conformation en nous penchant sur les expérimentations menées par Nattavudh Powdthavee et Yohanes Riyanto. Nos deux chercheurs invitèrent des étudiants originaires de Singapour et de Thaïlande à faire des paris sur des tirages à pile ou face utilisant une pièce non truquée. Un phénomène intéressant se déroula au fur et à mesure des sessions, puisque plusieurs étudiants n’hésitèrent pas à miser de l’argent pour s’aligner sur les pronostics de ceux qui avaient réussi à deviner correctement les résultats des tirages précédents. “La personne lambda peut être parfois heureuse de payer pour ce qu’on peut objectivement décrire comme un mécanisme de prédiction dont l’inutilité est on ne peut plus transparente”.
Découverte troublante s’il en est, d’autant plus qu’elle a été corroboré par d’autres recherches. Des expériences similaires menées à Barcelone aboutirent au même résultat.
Et on trouve des illustration du phénomène dans le monde réel, en dehors du cadre idéalisé des expérimentations en sciences sociales.
Ce papier de recherche met en lumière que les investisseurs “ne parviennent pas à comprendre que dans une large population de
fonds commun de placement, on en trouvera toujours quelques uns qui auront de meilleurs performance que la moyenne du marché pour de pures raisons de chance. Qui plus est, les investisseurs ne prennent pas suffisamment en compte la volatilité, ce qui les amènent à faire une confusion entre la prise de risque et la compétence. Dans une large population de fonds commun de placement, cela peut aboutir à un surinvestissement de capital sur des fonds “gagnants” qui ont performé au dessus de la moyenne par pure chance.”
Les gens tendent à surestimer le ratio Signal/Bruit dans des données hautement volatiles, ce qui les amènent à sous-estimer le rôle de la chance.
On peut en trouver une illustration supplémentaire dans ce papier de recherche des économistes de Elm Partners. Nos chercheurs posèrent la question suivante aux participants de l’expérience : De combien de tirages avez vous besoin pour déterminer, avec une confiance de 95%, que vous pouvez faire la différence entre une pièce non truquée et une pièce ayant 60% de chance d’aboutir au résultat face? La réponse correcte est 143, mais les réponses de la majorité des participants oscillèrent aux alentours de 40, voir moins.
Tout cela suggère que les êtres humains sont aveugles à l’importance de la chance, et ont trop facilement tendance à percevoir des pattern au sein d’évènements de nature aléatoires. Ce biais est même désigné par un terme technique, l’apophénie.
En vérité, la chance nous submerge de toute part à un niveau que nous n’imaginons pas. William Goldman avait observé que “personne ne savait jamais rien à ce qui se passait”, et que le succès demeurait fondamentalement imprévisible. Cela ne nous empêche pas d’applaudir et de louer ceux qui ont eu la chance de rencontrer le succès en obtenant les faveurs de dame fortune, attribuant leur réussite à leurs purs talents. Pour citer Ed Smith, “nous interprétons constamment le produit du hasard comme la résultante d’une quelconque compétence”.
Mais pourquoi tombons-nous si fréquemment dans ce travers? Il ne faudrait pas s’imaginer que tout puisse s’expliquer par un manque de culture en matière de statistique ou de calculs des probabilités, une bonne partie des participants aux expériences que nous avons cités plus haut avaient suivi des formations en la matière.
On peut comprendre ce phénomène comme la résultante de deux biais cognitif qui se renforcent mutuellement.
En premier lieu, le biais du résultat, nous jugeons une performance à son résultat, quand une équipe remporte le match ou qu’un gestionnaire de fonds parvient à “battre le marché”, nous en inférons qu’ils ont fait preuve de compétence dans leur domaine au lieu d’attribuer leur réussite à des circonstances qui ne relevaient pas de leurs aptitudes mais plutôt du hasard.
Le deuxième facteur à rentrer en ligne de compte est le sophisme narratif, nous sommes des animaux vivant par et pour la narration, qui aimons nous raconter des histoires. Nous cherchons à établir des connexions entre les événements et préférons imaginer des explications détaillées plutôt que de faire face à la réalité prosaïque que certaines choses peuvent s’expliquer tout simplement par un coup de chance ou un coup de malchance, si ce n’est l’alternance aléatoire entre les deux…
Tout cela explique pourquoi nous préférons attribuer des aptitudes aux autres plutôt que de la chance, même si bien évidemment, nous tomberons encore plus facilement dans ce travers vis à vis de nous mêmes, et d’une manière magistralement asymétrique : nos réussites s’expliquent par nos compétences, nos échecs par la malchance.
Une étude des days traders nous en offre une illustration supplémentaire : “Les days traders dans le marché du Forex attribuent des succès aléatoires à leurs propres compétences, ce qui les poussent naturellement à accroitre leurs prises de risques.”
La résultante de ce biais de perception, c’est que ceux qui rencontrent le succès auront tendance à voir leur égo se gonfler, pour percevoir le monde à travers le prisme de leur arrogance, à force d’attribuer leurs réussites passées à leurs talents plutôt qu’à la chance. Et pour les mêmes raisons, les observateurs extérieurs tendront à partager leurs points de vue.
Les politiciens, les journalistes et une bonne partie des citoyens qui s’expriment sur les réseaux sociaux tendent à attribuer aux dirigeants d’entreprises une forme de génie, et à accorder un poids démesuré à leurs jugements. Ils n’ont pas conscience du fait que les entreprises peuvent rencontrer le succès de la même manière que les espèces animales, pour la simple et bonne raison que l’environnement sélectionnera des mutations survenant de manière aléatoire et sans qu’on puisse attribuer une quelconque intentionnalité aux agents, en s’imaginant qu’ils avaient déjà le résultat en tête d’entrée de jeu.
Bien évidemment, ce phénomène ne manquera pas de colorer nos structures d’organisations sociales et politiques. Notre tendance à percevoir du talent en lieu et place de la chance donnera aux personnes ayant connu la réussite un égo surdimensionné, qui les poussera à donner beaucoup trop d’importance et de légitimité à leurs exigences, en plus de nous incliner à faire preuve de déférence à leur égards.
Bien peu de personnes adhèrent à l’égalitarisme de la chance. Et c’est l’un des mécanismes à l’œuvre dans la perpétuation des inégalités.
“Ma roue tourne sans cesse avec une rapidité sans égale : tel qui était au haut, le moment d’après rampe dans la boue, et celui qui était dans la poussière, se voit en un instant élevé au plus haut degré. C’est ainsi que j’exerce ma puissance ; voilà mes jeux et mon amusement. Monte, si tu le veux, au plus haut de cette roue, mais à condition que, quand il me plaira, tu en descendras sans te plaindre.”