Pourquoi il ne faut pas confondre le gouvernement avec Amazon…

Marie la rêveuse éveillée
7 min readJul 7, 2024

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De nos jour, la conception dominante semble malheureusement être l’idée que la politique serait analogue à une commande passée sur Amazon. Vous exprimez vos désirs auprès du vendeur, vous vous sentez en droit d’être livré à domicile, et si la marchandise ne parvient pas à destination, ne correspond pas à vos attentes, ou tarde à arriver entre vos mains, vous vous sentez floué et ne manquez d’exprimer vos protestations auprès du prestataire de services.

Cette conception de l’électeur comme consommateur et du politicien comme prestataire de service s’exprime dans l’idée que le politicien devrait être à l’écoute des désirs des électeurs, dans les discours parlant de trahison de la démocratie, ou dans le désir qu’un leader fort (pour ne pas dire un Führer) prenne les rênes du pays pour reprendre les choses en main.

Une conception qui va à l’encontre de l’opinion exprimée jadis par Burke que les gouvernants devraient placer leur propre jugement au dessus de l’opinion des électeurs.

Certains ne manqueront par de blâmer le “néolibéralisme” pour cet état de fait, en ayant instillé l’idée que la politique devrait être conçue sur le modèle d’un marché, d’autres blâmerons la démagogie de nos politiciens, mais la cause importe peu au final.

La véritable problématique est que la politique n’est pas, et surtout ne peut pas être, un domaine où devrait régner la souveraineté du consommateur.

Comme le pointait Chris Dillow, on peut opposer 3 raisons à cette idée dominante.

En premier lieu, dans un marché un tant soit peu fonctionnel, les consommateurs doivent payer le coût correspondant aux choix qu’ils effectuent, ce qui fournit une incitation à ne pas faire n’importe quoi, puisqu’acheter de la camelote revient à perdre de l’argent, ce qui nous force à réfléchir un minimum avant d’acheter, et à nous efforcer de tirer une leçon de nos erreurs passées pour ne pas les reproduire.

Configuration qui ne s’applique pas au vote, nous n’en payons pas toujours le coût, et même quand c’est le cas, c’est souvent de manière indirecte et extrêmement diluée… en conséquence, nous n’avons pas d’incitations à nous comporter en électeur rationnel. La résultante est qu’en matière de politique “être intelligent ne vous rapporte rien, et être stupide ne vous coûte rien non plus”, pour reprendre les mots de Jason Brennan.

La seconde différence significative entre la politique et un marché, c’est que la plupart du temps, les consommateurs doivent régulièrement réitérer leurs choix, ce qui leur permet d’apprendre de leurs erreurs et d’acquérir une expérience pour ne pas les reproduire. Si la marchandise achetée s’avère de piètre qualité, ou que le vendeur vous l’a écoulé à un prix beaucoup plus onéreux que ceux que vous proposent d’autres boutiques, vous ne franchirez plus les portes de son établissement. Mais l’électeur fait face à une configuration différente, le nombre de choix qu’il est amené à faire est beaucoup plus réduit, ce sont pratiquement des One-shot, nous plaçant face à des situation inédites, qui ne nous offrent guère l’occasion d’acquérir de l’expérience en la matière. Dans le cas de la Grande Bretagne, la population n’avait jamais fait face à un Brexit, en conséquence, même ceux qui disposaient d’un minimum de connaissance en matière d’histoire ne pouvaient guère faire de pronostic assuré sur les conséquences concrètes d’un tel choix.

En troisième lieu, et c’est sans doute la différence la plus significative, vos décisions en matière de vote imposent des externalités aux autres citoyens. Si vous choisissez de dépenser votre propre argent pour des frivolités, cela n’aura aucun impact sur moi, mais il n’en va pas de même pour ce qui est du bulletin que vous décidez de glisser dans l’urne.

Comme le pointait Brennan : “Quand une majorité démocratique donne son assentiment à une ligne politique ou un politicien, ce n’est pas comparable à la situation où vous sélectionnez un sandwich dans le menu du restaurant. Quand la majorité décide, elle ne décide pas seulement pour elle même mais également pour les minorités, les enfants, les étrangers, celles et ceux qui ne sont pas en situation de voter, qui devront également endurer les conséquences de ce choix.”

De ce point de vue, un vote mal informé, ou pire, un vote motivé par des intentions malveillantes, peut être perçu comme une forme d’injustice. Nous sommes en droit de nous attendre à ce que les décisions qui concernant nos vie soit prises de manière appropriée, en conséquence, les mauvais électeurs violent nos droits.

A partir de là, il est aisé de voir le gouffre qui séparent la politique du comportement des consommateurs. Des différences qui ne se situent pas simplement du côté de la demande mais également du côté de l’offre. Les boutiques peuvent rarement s’offrir le luxe d’ignorer les désirs de 48% de leurs clientèle, pas plus qu’elles ne peuvent s’offrir celui de nous demander de sélectionner une vaste gamme de produits sur plusieurs années d’avance. Dans le même ordre d’idée, on voit rarement les entreprises se plaindre d’une hausse de la demande, le gérant de Carrefour ne va pas se plaindre que l’afflux d’immigrants impose une pression à ses services.

Pour toutes ces raisons, la politique ne peut pas être un marché comme un autre, cela doit demeurer une sphère distincte du marché, fonctionnant selon des règles qui lui sont propres.

Ce qui doit nous amener à réfléchir précisément à ce que doit être la politique, ce qui constitue une bonne décision démocratique, et le type d’institution nécessaire pour que ce type de décision puisse survenir.

Par contraste avec la conception de la politique sur le modèle d’Amazon, on peut opposer une alternative. L’idée que la politique doit avant tout se comprendre à travers le prisme du conflit d’intérêts entre les individus. Robinson Crusoé n’avait pas de problème politique à résoudre avant l’arrivée de Vendredi.

Des conflits qui surviennent pour la simple et bonne raison que nous désirons des choses différentes, l’essence même de la politique est de faire face à cet état de fait pour essayer de le résoudre. Quelquefois, le désir d’autrui est un obstacle insurmontable à la réalisation de notre propre désir, en conséquence, nous ne pouvons pas toujours obtenir ce que nous voulons, même par l’intermédiaire d’un mandat démocratique.

Néanmoins, d’autres fois, le désir d’autrui peut s’avérer malléable, que ce soit par la persuasion, rationnelle ou non, ou par d’autres moyens. L’expansion des universités par Tony Blair a étendu la population de citoyens aux idées cosmopolites orientés vers la gauche du spectre politique, ou pour prendre un exemple plus sombre, Cameron est parvenu à s’emparer d’une problématique dont bien peu d’électeurs se souciait jusque là, pour la mettre sur le devant de la scène au point de redéfinir complétement les identités politiques au sein de la Grande Bretagne.

Un exemple pertinent du conflit entre les deux conceptions de la politique nous fût offert par Martha Kearney, affirmant que “pour le moment, en Ecosse, il n’y avait guère de désir pour un nouveau referendum sur la question de l’indépendance”, Nicola Sturgeon lui répliqua que le rôle des leaders politiques était précisément de convaincre les électeurs qu’un changement était nécessaire. Kearney avait une conception de la politique sur le modèle d’Amazon, les politiciens s’adaptant aux demandes des électeurs/consommateurs, la conception de Sturgeon était celle de la politique comme l’utilisation de la persuasion pour gérer les conflits.

Ce serait cependant une erreur de considérer que la persuasion est réservée aux seuls politiciens, c’est en fait un rôle qui nous échoit à tous. Un bon exemple en la matière serait le processus de paix en Irlande du Nord. Le Good Friday Agreement est peut être l’un des meilleurs exemples récents de politiciens fournissant aux électeurs ce qu’ils désiraient. Et pourtant, les architectes de ce succès le décrivaient bel et bien comme un processus de paix.

Et pour d’excellentes raisons si l’on prend la peine d’y réfléchir, la paix n’est pas une chose qui peut être produite par les politiciens, de haut en bas, même si la majorité de la population la désire. Cela nécessite un travail de terrain constant pour persuader les terroristes potentiels d’abjurer la violence.

Le meurtre de Lyra McKee fût un échec de ce processus, mais l’échec n’était pas du côté des politiciens ou de la police, et il n’est pas survenu au moment du coup de feu non plus, il était déjà présent quand quelqu’un s’est mis en quête d’un révolver et qu’il lui fût répondu “je peux t’en trouver un” en lieu et place de “ne fais pas de c…, fiston!”.

On peut d’ailleurs invoquer deux autres exemples pertinent de politique dont le succès ou l’échec sera déterminé par le comportement des autres.

L’augmentation des taxes sur les riches comme les entreprises. La question de savoir si une politique fiscale de ce type pourrait, ou non, augmenter les recettes publiques dépendra de la manière dont les riches percevront ces taxes. Le prix à payer pour vivre dans une société civilisée? Ou un fardeau qu’ils doivent éviter à tout prix? Perception qui fluctuera en fonction des lieux comme des époques.

La croissance par l’augmentation des salaires. Tout dépendra de la manière dont les entreprises réagiront à l’augmentation des salaires. La percevront-elles comme une stimulation réussi de la demande agrégée justifiant de nouveaux investissements? Ou au contraire comme une menace sur leurs marges de profits nécessitant une réduction des investissements en compensation? Là encore, la réaction variera en fonction des lieux comme des époques.

Dans un cas comme dans l’autre, le succès ou l’échec d’une politique n’est pas une simple question de mandat démocratique, leur faisabilité dépendra des (ré)actions et des croyances des citoyens. Une politique sensible prendra ses croyances et ses désirs en ligne de compte et réfléchira à la manière de les influencer ou de les orienter. Une politique stupide nous offrira, par contraste, le spectacle d’un enfant de 5 ans réagissant en parfait petit solipsiste, tapant du pied en hurlant “donnez moi ce que je veux!”.

Bien évidemment, le contraire est tout aussi vrai, et on peut trouver des exemples de politiques qu’il serait désirable de mettre en place, quand bien même les électeurs n’exprimeraient aucune préférence en leur faveur.

Quoiqu’il en soit, la conclusion à tirer de toutes ces réflexions est que la politique ne doit pas se concevoir sur le modèle d’une commande sur Amazon, la question n’est pas ce que je veux ou non, mais ce que les autres désirent ou non de leur côté. L’essence de la politique est de gérer le conflit entre nos préférences et les leurs, et de réfléchir éventuellement à une manière de les changer, un travail qui n’est pas seulement celui des politiciens mais également de chaque citoyen.

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Written by Marie la rêveuse éveillée

Une personne qui s'égare souvent parce qu'elle passe son temps à se chercher...

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