Pourquoi la gauche devrait embrasser la cause de la productivité
Si vous achetez un poisson rouge, il ne faut sans doute pas se plaindre que l’animal se révèle incapable d’attraper les souris. De la même manière, il ne faudrait sans doute pas s’offusquer du fait que Sandrine Rousseau nous exhorte à renoncer à la croissance comme à la productivité.
Il y aurait pourtant d’excellente raisons pour la gauche d’embrasser la cause de la hausse de la productivité.
Prenons l’exemple assez parlant de la Grande Bretagne. Avant que la Pandémie frappe, on pouvait constater que les salaires réels avaient baissés par rapport à leur niveau de 2007. En d’autres termes, le travailleur lambda a passé 13 ans sans la moindre augmentation de son salaire. Il ne faut pas s’imaginer que cette stagnation des revenus s’explique par le fait que les capitalistes se soient accaparés une plus grosse portion du gâteau économique, la part des profits non financiers dans le PIB britannique était pratiquement au même niveau, début 2020, qu’au milieu des années 2000.
La racine du mal se situe au niveau de la stagnation de la productivité, au cours des 12 années qui ont précédés 2020, le niveau d’output par heure de travail a connu une croissance anémique de l’ordre de 0,2% par an, qu’on peux comparer à un taux de croissance de 2,2% au cours des trente années antérieures à cette période.
De fait, au cours des deux dernières décennies, la croissance de la productivité a connu un niveau inférieure à celui de n’importe quel période au cours du XXème siècle.
En d’autres termes, si nous voulons accroitre le salaire réel des travailleurs, il faut commencer par viser une hausse de la productivité, ce que nous qualifions de croissance économique, pour la simple et bonne raison que c’est la seule manière dont nous pouvons élever notre niveau de vie, que ce soit sous la forme de dépenses de consommations, d’une amélioration de la qualité des services publics ou d’une augmentation du temps libre à notre disposition.
On peut d’ailleurs renvoyer à cette planche d’existential comics sur la véritable richesse…
Notons que ce n’est pas simplement un objectif bénéfique sur le plan purement économique puisqu’il a également des répercussions politiques non négligeables. Il est important que la gauche s’adresse aux chômeurs comme aux catégories de la population qui se retrouvent marginalisées sur le plan économique, mais il est tout aussi essentiel qu’elle conquiert les votes de la majorité des travailleurs. Inutile de dire que promouvoir explicitement une augmentation de leur salaires réels ne manquera pas de susciter l’intérêt de la majorité.
Il est cependant crucial de voir par delà l’électoralisme à court terme, puisqu’il existe une raison bien plus profonde d’embrasser la cause de la productivité. Ce que Benjamin Friedman qualifiait de Conséquences morales de la croissance économique.
En effet, la croissance produit des bienfaits sociaux qui ne se limitent pas à la prospérité matérielle, puisqu’elle engendre des sociétés plus ouvertes, plus favorables à la liberté et à la tolérance(la démocratie seule étant plus fragile lorsqu’elle n’est pas accompagnée de la croissance). Inversement, les sociétés traversant une période de stagnation de la croissance, ou pire une régression en matière de croissance (ce que nous qualifions de récession à court terme, et de dépression en cas de prolongement du phénomène), on les verra s’enfoncer dans la xénophobie, la haine des minorités, la montée de l’intolérance de manière générale, l’essor des idées réactionnaires et une hostilité grandissante vis à vis de la démocratie comme des institutions. Quand plus personne ne s’enrichit, ou pire, quand la majorité s’appauvrit, on aura plus facilement tendance à considérer l’économie comme un jeu à somme nulle (on ne peut gagner que ce que l’autre perd, et inversement), et en conséquence à percevoir son semblable comme un rival, voir un voleur, ou même carrément un parasite.
Inutile de rêvasser à l’idée que l’hostilité visera les plus hauts revenus, en pratique, la psychologie humaine étant ce qu’elle est, c’est plutôt en direction de ceux qui sont situés plus bas que nous sur l’échelle sociale que la haine va darder ses noirs rayons…
Réalité que devrait prendre en compte les plus radicaux, vous aurez plus de chance de remporter des victoires sur le front de la lutte des classes dans une social démocratie florissante que dans un capitalisme de connivence pourrissant…
Même en restant dans le périmètre sécurisé des politiques de centre-gauche, il y aurait différentes manières de promouvoir la croissance.
Pour commencer, il faut se rappeler de cette réalité cruciale, la compétition demeure le moteur de la hausse de la productivité, en partie parce qu’elle pousse les acteurs existants à améliorer leur performance s’ils veulent survivre sur le marché, mais surtout, et c’est là le facteur majeur en terme de hausse de la productivité, en favorisant l’arrivée de nouveaux acteurs, et la fermeture des entreprises obsolètes. La fameuse mécanique de la destruction créatrice.
Dans ce contexte, l’État pourrait favoriser le développement de nouvelles entreprises par la mise en place d’accès au financement (par le biais d’emprunt garanti par l’État par exemple), ce qui encouragerait le développement de start-up, l’entrée de nouveaux acteurs économiques sur le marché, et par voie de cause à effet, la compétition. D’autant plus que nous avons une défaillance majeure du marché en la matière, les banques britanniques investissent en moyenne 11 fois plus de fonds dans les crédits immobiliers que dans le financement des petites et moyennes entreprises, en dehors du secteur financier et de l’immobilier.
Bien évidemment, il ne faudrait pas se contenter de prodiguer des ressources financières aux petites entreprises, il serait également nécessaire de renforcer la compétition, que ce soit en assouplissant voir en supprimant des barrières à l’entrée, ne serait-ce que sur le plan de la propriété intellectuelle.
A ce sujet, n’oublions pas que les frictions au niveau du commerce international réduisent le degré de compétition, il faudrait donc encourager les échanges économiques avec les autres nations, au lieu de succomber aux sophismes protectionnistes ou aux sirènes du Frexit, résonnant aussi bien à gauche qu’à droite.
Il ne faudrait pas confondre cette ligne politique avec du Laissez-faire, laissez-passer, puisque cela suppose un gouvernement actif en matière économique, et pas seulement au niveau du financement d’infrastructures susceptibles de favoriser la productivité, par exemple au niveau des transports. Stian Westlake et Sam Bowman, que Chris Dillow considère comme les rares centristes intelligents demeurant sur le marché des idées, proposent de nombreuses pistes intéressantes en la matière, y compris l’idée d’un fond public pour la recherche et le développement en matière d’innovation… Et même si c’est devenu un tabou de nos jours, maintenir l’économie en surchauffe via le déficit peut aboutir à des gains de productivité, il y a peut être un grain de vérité dans la loi de Verdoorn.
Une gauche qui maintiendrait son cap en direction du centre pourrait donc s’aligner sur la cause de la productivité sans aucun problème. Mais on peut également adopter une approche plus radicale en la matière…
Après tout, ce n’est pas un hasard si le ralentissement de la productivité à coïncidé avec l’essor de l’économie extractive comme du parasitisme des rentiers, situation amplement détaillée par Brett Christophers. L’environnement économique actuelle incite les capitalistes à mener la douce vie consistant à soutirer des rentes sur le dos des travailleurs comme des consommateurs, au lieu de s’engager sur la voie dangereuse de l’entreprenariat, qui est pourtant le seul chemin susceptible de mener à une hausse de la productivité comme du niveau de vie de la population.
Inversement, l’extraction de rentes asphyxie le dynamisme économique en asséchant les profits comme les revenus réels au bénéfice d’une minorité. Si la moitié de votre salaire est absorbé par votre loyer, et une bonne portion du reste par les factures des fournisseurs d’énergie, cela ne manque pas de générer une demande anémique pour les biens et les services produits par les entrepreneurs tirant la productivité vers le haut. Ricardo nous avait déjà mis en garde à ce sujet, les rentes sont un frein à la croissance.
Il y aurait donc d’excellente raison de réformer la fiscalité pour qu’elle cible la propriété foncière plus que les revenus, en plus d’assouplir les restrictions en matière de constructions de logement.
Et si on veut poursuivre sur une voie radicale, il ne faut pas oublier que les inégalités sont également nuisibles à la croissance. Ce qui s’explique par le fait que le managérialisme, l’idéologie dominante qu’on qualifie ordinairement de néolibéralisme, a pu contribuer au ralentissement de la productivité en renforçant le pouvoir d’une masse de gestionnaires à la compétence douteuses, en plus d’offrir d’amples marges de manœuvres aux acteurs en position privilégiée dont les intérêts sont précisément de ralentir le processus de destruction créatrice.
Le constat de Joel Mokyr demeure pertinent : “Chaque société, laissée à elle même, se montrera technologiquement créative pendant des périodes relativement brèves. Tôt ou tard, les forces conservatrices imposeront leurs mots d’ordres :“Si ça a tenu jusque là, pas besoin de le remplacer”, “Si Dieu avait voulu que les hommes puissent voler, il les aurait doté d’ailes en premier lieu”, “ce qui a été inventé ailleurs que chez nous ne peut pas fonctionner”. Par une variété de canaux sur le plan légal comme sur le plan institutionnel, les conservateurs se retrancheront en position de force et s’efforceront par tout les moyens de ralentir la créativité technologique, quand il ne s’agira pas de la faire avorter une fois pour toute.”
De ce point de vue, il pourrait s’avérer pertinent d’envisager une reforme démocratique de l’économie, en favorisant les travailleurs plutôt que la direction.
Il ne faudrait pas s’imaginer que la cause de la productivité est une voie de facilité. Dietz Vollrath nous encourage à faire preuve de scepticisme à ce sujet, diagnostic corroboré par les travaux de John Landon-Lane et Peter Robertson.
Mais ce n’est pas une raison pour abandonner avant même de s’être engagé dans la bataille… La majorité des politiques suggérés ici présentent un potentiel net positif, quand bien même elles n’aboutiraient pas à un essor de la productivité, elles ne feraient guère de mal… Et si mal il y a, il se concentrerait du côté de ceux qui ont précisément besoin d’un retour de bâton…
De toutes les manières, il faudrait peut être se rappeler de l’ambition de jadis… Après tout, jamais John-Fitzgerald Kennedy n’aurait laissé faire ça!
“Au cours de cette décennie, nous avons choisi de nous élancer vers la lune, et bien d’autres choses encore, non pas parce que cela nous apparaissait comme facile, mais bien au contraire, parce que cela nous paraissait difficile.”