Reconstruire une société de marché
L’étude de la pensée d’Adam Smith est plus nécessaire que jamais. Telle est la thèse défendue par Jesse Norman dans son ouvrage, Adam Smith : Ce qu’il pensait réellement, et pourquoi nous devrions nous y intéresser.
Pour établir sa position, Norman commence par dissocier Smith des caricatures qu’on en a dressé au fil du temps. Ce n’était pas un apôtre fanatique du libre marché, il ne pensait pas que la Grande Bretagne de son temps souffrait d’un excès de gouvernement, n’a jamais défendu une quelconque doctrine de “la main invisible”, et ne pensait pas que les marchés, laissés à eux même, pouvaient aboutir systématiquement à favoriser le bonheur humain.
On ne peut pas non plus l’accuser d’être un avocat des riches et des puissants, bien au contraire, puisqu’il déplorait “la tendance à admirer les riches, en poussant cette dévotion jusqu’au degré de la vénération”, favorisait la taxation progressive, et pensait (à l’instar de Marx) que l’Etat assurait bien souvent la fonction “de défendre les riches contre les intérêts des pauvres”.
Les paroles de Smith sur ce sujet étaient on ne peut plus limpides :
“Pour un seul riche, on trouvera 500 indigents, et l’opulence d’une minorité suppose la misère de la majorité. L’opulence des riches provoquera l’indignation des pauvres, que le besoin comme l’envie pousseront à empiéter sur la propriété des riches pour les déposséder de leurs biens. Dans ce monde, le riche sera encerclé en permanence d’ennemis inconnus qu’il n’a pas provoqué directement en premier lieu mais qu’il ne pourra jamais apaiser. La raison d’être du gouvernement civil ne réduit à la défense des riches contre les pauvres, comme à la défense de ceux qui ont la chance de disposer d’une propriété contre ceux qui ne disposent de rien.”
“La grande foule de l’humanité a toujours exprimé son admiration et même sa vénération de la richesse comme de la grandeur, au point, parfois, de manière extraordinaire, d’en devenir les adorateurs et les défenseurs de manière purement désintéressé.”
“Nous contemplons régulièrement les attentions respectueuses du monde favoriser les riches et les puissants au détriment des sages et des vertueux. Nous pouvons fréquemment constater que les vices et les folies des puissants suscitent moins de mépris que la pauvreté et la faiblesse des innocents.”
“Quand nous considérons la condition des grands, dans ces couleurs illusoires dont l’imagination aime à dépeindre leur situation, cela nous apparaît comme l’idée abstraite d’un état de perfection et de bonheur. Nous ressentons, en conséquence, une sympathie particulière pour la satisfaction de ceux qui ont la chance de vivre dans cette situation.
Nous favorisons leurs inclinations et devançons leurs souhaits. Quel malheur, pensons-nous par devers nous, si quelques imprévus venait à corrompre et à troubler une telle situation de félicité. Toutes les calamités qui peuvent s’abattre sur les plus fortunés, tout injure qu’ils peuvent recevoir, excitera dans le cœur du spectateur dix fois plus de compassion et de chagrin que ce qu’ils aurait ressenti si un malheur similaire avait frappé des individus plus ordinaires.”
Ce qui offre un contraste bienvenue envers le paragraphe auquel on tend à réduire la pensée d’Adam Smith :
“Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner mais de leur souci de leur intérêt propre. Nous ne nous adressons pas à leur humanité mais à leur amour d’eux mêmes.”
S’éloignant de cette caricature, Jesse Norman montre au contraire les connexions entre Smith de “La Richesse des Nations” et le Smith de “La théorie des sentiments moraux”.
La théorie des sentiments moraux montre que notre sens du Bien et du Mal, la voix de la conscience, ce que Smith qualifie de Spectateur impartial, émerge de par nos interactions avec les autres. C’est à partir d’elles que nous acquérons ce que Robert Burns, contemporain de Smith, décrivait comme le don de nous contempler nous même de la même manière que les autres peuvent nous percevoir. Nos activités commerciales fonctionnent selon un principe similaire.
La question d’ordre morale “Comment les autres vont-ils juger mon comportement?” est similaire à la question d’ordre prudentielle “comment est-ce que j’apparais aux yeux de mon client? Que désire mon client potentiel? Je dois me mettre à sa place, pour deviner ses besoins, et découvrir la meilleure manière de les satisfaire, ce qui déterminera la nature du bien ou du service à lui proposer pour qu’il accepte de commercer avec moi.”
Dans un cas comme dans l’autre, nous avons besoin de recourir à la sympathie, concept clé de la pensée de Smith, et c’est une chose que nous cultivons de par nos interactions avec autrui.
La structure du marché et les normes sociales émergent donc via un processus similaire, Norman considère d’ailleurs Smith comme l’un des premiers théoriciens de l’émergence :
“D’innombrables interactions humaines individuelles peuvent produire de vaste résultat au niveau collectif, qui diffèrent complétement des intentions des agents individuels, qu’il s’agisse de bénéfices sociaux mais aussi de maux affligeant la société toute entière”
Les marchés n’opèrent donc pas dans le vide, ils sont encastrés au sein de normes sociales. Pour citer, une fois de plus, Jesse Norman : “Les marchés ne s’appuient pas simplement sur des incitations en termes de gains ou de perte, mais également sur les lois, les institutions, les normes et les identités.”
Dans une société commerciale saine (et Norman ne manque pas de marquer la différence entre cette société et une société capitaliste), les normes sociales et les processus de marché se renforcent mutuellement.
Les normes condamnant la fraude et l‘extraction de rente garantirons le bon fonctionnement des marchés, tandis que l’activité commerciale, de son côté, va “policer et adoucir les mœurs barbares” pour reprendre les mots de Montesquieu, parlant de “doux commerce”, une thèse remise au goût du jour par Deirdre McCloskey.
Ce qui nous amène à la pertinence de la pensée de Smith pour évaluer nos sociétés contemporaines. Du point de vue de Norman, notre société actuelle n’a plus grand chose à voir avec la société commerciale saine défendue par Smith. Elle a plutôt pris la forme de ce qu’on qualifie de “capitalisme de connivence” :
“Les activités commerciales ont perdu toute connexion avec l’intérêt public, quand elles ne rentrent pas directement en conflit avec. Les mérites au sein du monde des affaires sont divorcés des récompenses qu’on récolte dans le monde des affaires. Ces tendances nourrissent une culture au sein de laquelle les valeurs telles que la décence, la modestie et le respect sont méprisés, tandis que le court-termisme et le désir de gratifications immédiates en viennent à miner et supplanter les normes traditionnellement établies d’obligation mutuelles, d’échange équitable, et de juste récompense.”
En conséquences, nous avons besoin d’un renouveau sur le plan économique, social et politique, en suivant les lignes tracées par Smith pour briser cette spirale vicieuse tirant les normes sociales et les marchés vers le bas.
Si l’exposé de Norman est brillant, nous pourrions voir les choses sous une autre perspective. Smith percevait l’économie comme “le royaume du troc, de la négociation, et de l’échange”, à savoir des interactions d’égal à égal, ce qui une vision partielle de la réalité effective. Après tout, Ronald Coase a mis en lumière qu‘une fraction non négligeable des activités économiques n’étaient pas organisé par le marché mais par les entreprises, à savoir des structures centralisés, hiérarchiques et autoritaires. Ce qui change considérablement la donne.
Comme le pointait Marx, lorsque nous franchissons les portes de l’entreprise, “nous quittons l’Eden des droits inaliénables de l’être humain”, pour rentrer dans un monde souterrain où nous sommes réduits à l’état d’outils de production, un univers où régnera la hiérarchie, la domination, et bien souvent l’exploitation. Une structure qui façonnera les normes sociales de la même manière que le font la négociation et l’échange.
Des normes qui prendront un tour malsain, y compris sur le plan purement économique. Schumpeter ne faisait-il pas remarquer que la supplantation de l’entrepreneur par le bureaucrate affaiblissait la dynamique du marché? On peut légitimement se demander si une partie de la stagnation des économies développées ne pourrait pas s’expliquer par le fait que les dirigeants d’entreprises ont finalement compris que l’innovation ne payait pas.
Qui plus est, les caractéristiques nécessaires pour s’élever dans la hiérarchie ne sont pas celle de la sympathie, mais précisément les traits opposés, les narcissiques et les psychopathes sont surreprésentés dans les échelons supérieures des entreprises, et si le négoce et les relations de marché cultivent la sympathie et une vision du monde où nous traitons notre semblable d’égal à égal, les relations de travail au sein de l’entreprise cultiveront une vision du monde basée sur la soumission, la domination d’autrui, la déférence vis à vis du supérieur et le mépris pour son subordonné, ce qui ne manque pas d’altérer la manière dont nous percevons nos semblables en dehors du travail.
Nous avons de vaste îles de stalinisme au sein de l’océan du marché, et les caractéristiques requises pour réussir dans un environnement stalinien seront précisément celles de Staline.
Les problématiques ne s’arrêtent pas là, puisque si nous percevons l’économie à travers le prisme du troc, du négoce et de l’échange, nous aurons un angle mort, qui nous fera ignorer à quel point les inégalités en termes de pouvoir sont primordiales. Ce n’est sans doute pas un hasard si le capitalisme était plus favorable à l’épanouissement humain dans la période s’étendant entre 1945 et 1973, à l’époque où le pouvoir des capitalistes était restreint par celui des travailleurs, via les syndicats.
Le capitalisme de connivence est ce que nous obtenons lorsque le capitaliste cesse d’être restreint, et c’est une société plus proche du féodalisme que de la société de marché envisagé par Smith.
Bien évidemment, Jesse Norman est trop intelligent pour ignorer ces problématiques, mais il tend néanmoins à sous-estimer l’importance du pouvoir. Ce qui est fort dommage puisqu’une plus grande égalité en termes de pouvoir favoriserait l’émergence de la société de marché désiré par Smith aussi bien que Norman, un monde où des égaux troqueraient entre eux, négocierait et marchanderait, cultivant ainsi leur sympathie les uns vis à vis des autres.
Encore faut-il établir cette égalité. Si la pensée de Smith demeure donc d’actualité, c’est également le cas de celle de Marx.