Youjo Senki, allégorie de l’irruption d’un nouveau paradigme militaire, celui de la guerre totale, et illustration des thèses sulfureuses de Schmitt
Une oeuvre atypique à plus d’un titre, y compris au sein du sous-genre dont elle constitue un des fleurons…
Pour commencer, c’est une anime qui s’inscrit dans une longue tradition, celle du genre Isekai
En terme accessibles pour les normies, l’histoire d’un individu lambda catapulté dans un autre monde (dimension parallèle/autre planète/autre époque) et forcé de s’adapter et de se ménager une place…
Youjo Senki (Aka The saga of Tanya the devil) s’inscrit dans une sous catégorie du genre, la variante réincarnation. Le héros ou l’héroïne meurt de façon stupide pour se retrouver réincarné dans un nouvel univers… une option où le retour au foyer est d’entrée de jeu barré donc.
La trope la plus classique est que la mort initiale du héros ou de l’héroïne se manifeste sous la forme d’un camion qui le/la percute (ca a fini par devenir une private joke dans le milieu, on parle d’Isekai delivery service pour les camions maintenant)
Mais Youjo Senki va tout de suite nous montrer qu’il n’est pas là pour réchauffer le même plat sans lui ajouter de nouveaux ingrédients…
Pour commencer le “héros” est un homme adulte (pas un adolescent), un individu socialement intégré et même très bien intégré puisqu’il s’agit d’un DRH dans une grande entreprise (au lieu d’être un otaku reclus auquel le spectateur peut s’identifier)
Et la mort ne va pas le percuter sous la forme d’un camion…mais d’un train…et s’il se retrouve sur sa trajectoire, c’est parce qu’un employé qu’il vient de virer l’a poussé sous les roues…
Je vois déjà la schadenfreude au sein d’une partie de mon lectorat, mais ce n’est pas fini…puisque le brave DRH se retrouve face à Dieu en personne, et le moins qu’on puisse dire c’est que le créateur n’est pas vraiment satisfait de sa créature puisqu’il se retrouve à devoir juger un athée
Loin de se laisser désarçonner notre brave DRH va contre-attaquer en critiquant Dieu sur sa stratégie marketing. C’est un homme privilégié, dans une nation développé, en paix, et où la science/technique rend l’explication religieuse obsolète, il n’avait donc aucune raison d’envisager sérieusement l’existence de Dieu. CQFD, et si Dieu a besoin d’un consultant pour sa publicité, il est là…
Réponse excédée de la Divinité face au mécréant? “Bien, donc si tu étais né femme, dans un pays en guerre, et où le surnaturel coexisterait avec la science, tu aurais cru en moi? J’en prends bonne note et on va faire le test Hic et Nun…”
Là, le salaryman réalise qu’il a quelque peu merd… sa plaidoirie, d’autant que Dieu impose une nouvelle règle du jeu si jamais il (elle? Ielle?) ne meurt pas de sa belle mort, une éternité en enfer sera son lot…
C’est ainsi que notre héro(ine?) se retrouvé réincarné dans une version uchronique de l’Europe début XXéme siècle, à l’aurore de vivre sa propre version de la première guerre mondiale…
La principale différence entre cette Europe et la nôtre est que la magie est une réalité dont l’existence est scientifiquement attesté…et notre héroïne, étant née surdouée en la matière, va se retrouver embarqué par la conscription avant même la fin de son adolescence…
Paie ton exposition, je sais, tout ces tours et détours pour en venir à ce point tout bête… C’est une Uchronie de la première guerre mondiale…AVEC DES MAGES DE COMBATS STEAMPUNK QUI FONT DES DOG FIGHT AU DESSUS DES TRANCHEES
Aie-je besoin d’un dire plus? On pourrait mettre ça en dessous de la définition de RULES OF COOL. (toussote) mais il faut en dire plus…
Revenons au genre des Isekai, la plupart du temps, on tombe dans le wish fulfillment, le héros est un looser qui va se retrouver sauveur d’un nouveau monde sans effort, et conquérir naturellement un harem de jeunes femmes toutes dévouées…
De facto, ce n’est pas le cas ici, nous avons une héroïne, qui n’est absolument pas sexualisée, aucune romance à l’horizon, et son histoire ne tourne pas autour de sa relations avec les hommes mais avec la Guerre…
Les créateurs comme les otakus tendent à l’oublier, mais l’Isekai n’est pas uniquement un outil à phantasme, ça peut être aussi un merveilleux outil d’exposition…d’un univers fictif…
Avoir un(e) étrangère comme “regard caméra” est une manière de dévoiler les plis et replis d’un univers alternatif au nôtre, puisque le narrateur questionnera et mettra en lumière ce qui apparait comme allant de soi pour les natifs de ce monde qu’il découvre d’un regard littéralement neuf
Si vous voulez un autre exemple magistrale du genre, voyez par exemple la saga des Douze royaumes… Mais revenons à nos moutons, Youjo Seki ne nous raconte pas tant l’histoire de Tanya que celle du Monde à travers les yeux de Tanya…
Et quel est ce monde que l’auteur veut nous faire découvrir avec un regard neuf? Un monde auquel nous sommes devenus aveugle à force de s’imaginer le connaître…celui de la première guerre mondiale…
Un des ressort humoristique et dramatique de la série est que Tanya dispose d’un avantage à double tranchant, c’est une humaine post WW1 qui se taille une place dans une WW1 qui n’a pas encore pris conscience d’elle-même et dont les agents gardent leur candeur…
Car la WW1 n’était pas une guerre contre les autres… c’était la première guerre TOTALE… Un conflit où la distinction entre le front et l’arrière front est devenu caduque… de même que la distinction entre combattants et civils…
Un conflit qui va mobiliser tout les membres de la société qu’il va animer, on ne se bat plus contre une armée, on se bat contre tout un appareil productif… Le conflit on ne le gagne pas si l’autre secoue le drapeau blanc après avoir gagné la bataille…
Le conflit, on le gagne si on parvient à détruire l’infrastructure ennemie jusqu’à ce que l’adversaire ne puisse plus se relever, l’entre-deux n’existe plus, l’ivresse perverse du nationalisme fait du civil un combattant potentiel ou un rouage de la machine de guerre adverse
Une fois qu’on a mis les doigts dans l’engrenage du nationalisme et de l’impérialisme, on ne peut plus s’en dégager avant de se retrouver broyé à son tour…
La victoire contre une nation X n’est plus la fin de la der des ders… c’est avoir fait la preuve que votre propre nation est devenu un appareil de guerre suffisamment dévastateur pour que les nations neutres attaquent préventivement, parce qu’elle savent qu’elles sont potentiellement sur la trajectoire du rouleau compresseur… peu importe ceux qui sont aux manettes, la seule existence de la machine de guerre est déjà une agression…
On ne peut qu’écraser les autres ou se faire écraser par les autres, le troisième choix est derrière vous, il a disparu avec le monde d’hier, tandis que l’histoire accouche d’un monde nouveau, celui du totalitarisme…
Et de facto, Tanya se retrouvera bien plus souvent à son tour à jouer les Cassandre plus ou moins volontaire de ce monde qui tremble devant la propre ombre qu’il commence à tracer graduellement…
Les membres de sa propre armée se retrouvant bien souvent estomaqué par ce petit diable qui leur évoquera l’éventualité la plus terrifiante comme si elle allait de soi au point qu’on ne peut s’empêcher de soupçonner qu’elle pourrait avoir raison…
Et pour cause, elle va de soi pour Tanya, puisque le présent comme l’avenir de ses contemporains forment déjà son passé…
Ajoutons que l’auteur est un passionné d’histoire militaire qui passera son temps à glisser dans son uchronie des petits clins d’œil que n’aurait pas renié Sabatton…
“La guerre n’est donc point une relation d’homme à homme, mais une relation d’Etat à Etat, dans laquelle les particuliers ne sont ennemis qu’accidentellement.” J.J.Rousseau
Youjo Senki est une œuvre de fiction qui met en scène une violence de type systémique…
Dans cet univers fictif, l’Etat major lui même, ceux qui ont le pouvoir de décision sont fascinés par quelque chose qui les dépassent dans tout les sens du terme
Quand Tanya leur explique que s’ils gagnent la guerre à court terme, le résultat ne sera pas la paix mais simplement l’escalade et la fuite en avant, le conflit passant d’une échelle continentale à une échelle mondiale, de fait, les officiers ne sont pas représentés comme des idiots naïfs, tout le contraire, il leur faut peu de mot pour réellement comprendre l’ampleur de la catastrophe que la Cassandre leur prédit…
Ils voient ça comme une idée folle, oui, mais une idée qui DOIT être folle tant elle est terrifiante dans ses implications…et qui s’obstine à flotter dans leur conscience malgré toutes leur tentative de la dénier ou de s’imaginer qu’ils pourront chevaucher la bête…
Et quand l’hypothèse dévore finalement la réalité, la réaction des vainqueurs du moment est bel et bien la gueule de bois fracassante, pas l’euphorie à l’idée de poursuivre l’extension territoriale de leur Reich… (on parle d’un Reich WW1 pour rappel, donc pas de point Godwin SVP )
Que faire et que dire et surtout face à un ennemi insaisissable avec qui on ne peut plus négocier? Les gouvernants de la nation vaincue ont capitulé face au vainqueur, et au lieu de suivre, la nation se constitue d’autres gouvernants officieux pour poursuivre la lutte
Car la fiction a bel et bien pris vie, au point de posséder ceux qui ne jouent plus du tout la pièce du patriotisme mais l’incarnent pour de bon..
La nation est distincte de l’appareil d’Etat, cette grande cannibale flotte en deçà comme au delà des institutions qu’elle peut mobiliser à sa convenance…
Les citoyens pourraient hausser les épaules, serrer les dents et accepter la victoire de l’ennemi, mais non, au lieu de ça, ils prennent les armes au détriment de tout intérêt de soi… alors même qu’ils partent perdants, alors même qu’ils devront y verser leur vie…
“Plutôt mort que boche” “Les boches paieront pour leur crime, justice sera rendu, le monde dut-il en périr”.
L’Etat-major de l’Empire se sait coincé, condamné à poursuivre un conflit dont ils ne veulent plus, et dont leurs pairs dans le camp d’en face ne voulaient pas non plus…
Promettre à corps et à cris qu’ils en ont eu assez? Que sincèrement, du fond du cœur, ils ne désirent pas poursuivre l’extension? Même s’ils le pensent sincèrement, ceux d’en face (car on ne peut plus être à côté et en dehors, seulement en face) ne prendront pas le risque…
La seule manière d’être crédible serait de démanteler leur propre nation pour laisser la nuée d’ennemis s’en partager les lambeaux… Et même s’ils étaient prêts à faire ce sacrifice, leur propre nation ne suivrait pas…
Tout comme les gouvernants des vaincus, ils seraient renié par le peuple qu’ils ont constitué en tant que machine de guerre suivant sa propre logique quitte à s’autodétruire…
Et le pire est que la situation n’est pas le fruit de la décision volontaire des dirigeants comme un péché originel que tout à chacun doit expier… Que ce soit dans notre monde ou l’univers de Tanya, la guerre s’est déclenché initialement sans raison, elle était là à couver, à attendre fiévreusement l’étincelle qui l’enflammerait… tel un backdraft qui se tapie dans l’ombre à attendre qu’un gogo lui offre le grand bol d’air qui lui permettra de se déployer…
Ce qui n’est pas sans nous renvoyer à la critique que Rousseau formulait à l’égard de Hobbes…
Pour Rousseau, il n’y avait pas besoin de dégainer sa thèse de la bonté originelle de l’être humain pour contrecarrer la Guerre de tous contre tous dont Hobbes pensait qu’elle formait la condition humaine…
Il suffisait simplement de rappeler une limite physique, l’individu ne peut pas s’accaparer toutes la nourriture du monde, à quoi lui servirait-elle, il n’a qu’un seul estomac… de même qu’il ne peut pas occuper physiquement toutes les maisons du monde en même temps…
Le conflit avec ses semblables, s’il survient, ne va pas plus loin que la satisfaction du besoin qui l’a suscité… même si la violence est là, elle ne peut pas dégénérer en guerre…
C’est avec l’apparition des corps abstraits que sont les Nations et les Etats que l’horreur peut naître… des corps abstrait qui n’ont plus de limites physiques à leur besoin… ne pouvant rentrer en état de satiété, leurs besoins sont potentiellement illimités…
Un individu seul n’aurait aucun besoin de mettre en esclavage la totalité de ses semblables, quand bien même on aurait à faire à un vrai Caligula ivre de caprice, il réaliserait vite que la majorité de ses esclaves lui sont inutiles…
Mais la Nation n’a pas de limite à ses caprices… Pire, la violence qui va jusqu’à l’extermination ou à l’assimilation forcée de l’Ennemi, ce n’est pas une perversion de la communauté nationale (voir même politique), c’est sa raison d’être….
Ce que Carl Schmitt exprimait avec sa naïveté terrifiante quand il faisait de la distinction ami/ennemi le point constitutif de la communauté politique…
L’ennemi n’est pas une anomalie sauvage venu troubler une nation qui existerait sans lui… L’ennemi est celui contre qui on se constitue…
Et cet Ennemi n’a même pas besoin d’être ouvertement hostile… il a juste besoin de s’engager potentiellement dans un désaccord avec nous qui ne peut être résolu que par la violence…
La guerre n’est pas la continuation de la politique par d’autres moyens comme le pensait Clausewitz, la politique elle-même n’est que la préparation et la continuation de la guerre potentielle par d’autres moyens comme le pensait Machiavel et Schmitt
D’autant plus dérangeant que Schmitt était le théoricien du droit du parti national socialiste, et qu’il théorisait naïvement que si l’Ennemi n’existait pas, la nation devrait littéralement l’inventer pour exister, et que l’Ennemi au sens de Schmitt est celui qu’on peut être amené à éliminer physiquement…
Dans l’optique de Schmitt, une nation qui renonce à son droit d’exercer la violence (aka l’élimination physique de l’ennemi) cesse d’exister comme nation, elle se condamne à être de facto subjuguée aux Nations qui n’ont pas renoncé à ce droit, dans le sens où ces nations choisiront de ne pas l’envahir, ou décideront d’user de leur propre droit à la violence pour protéger la nation pacifiste contre les nations belliqueuses qui voudraient l’envahir…
Le nationalisme est un jeu où pour gagner, il ne faut pas jouer, mais où on est obligé de s’engager dès l’instant où une seule nation y participe…
Le film, quant à lui, se montrera conforme à ce qu’on pouvait en attendre, un condensé de tout ce que la série nous a déjà offert en termes de points forts, parvenant à conserver le charme sans donner l’impression de bégayer
On retrouvera donc les thématiques centrales de la série, à savoir une uchronie des deux premières guerres mondiales qui ont transformé l’Europe en vaste fosse commune…
Si la série d’origine se focalisait avant tout sur la Grande guerre comme source d’inspiration, le film va commencer à la mixer avec des éléments du second charnier qui succédera au premier puisque nous passerons sur le front de l’Est, mettant Tanya face à la Fédération, équivalent uchronique de l’URSS de Staline.
Une fois encore, il est intéressant de voir la manière dont l’univers divergent reste avant tout un miroir qui continue de refléter le nôtre…
Les grandes purges de Moscou qui avaient décapité l’armée rouge de ses officiers auront leur équivalent dans la manière dont la fédération expurgera ses propres mages de combats de ses forces pour les expédier au goulag…
Dans une atmosphère de paranoïa et d’obsession du contrôle par le pouvoir central, digne de la dystopie de Orwell, et qui fût bien celle de l’URSS du petit père des peuples, des électrons libres comme les mages, capables de changer les règles du jeu militaire, de par leur position privilégié, dans les airs comme dans la loterie des naissance, une telle élite, en dehors de la logique de l’idéologie du parti, elle ne pouvait être toléré bien longtemps…
Mais par delà la déconstruction de l’URSS, c’est la lutte entre Rationalité et Emotions qui occupera le devant de la scène, à travers la perspective d’une libérale-libertarienne désabusée, qui sait d’avance que c’est une lutte perpétuelle où la seule certitude demeure que la raison perdra à la fin… Si ce n’est à l’échelle de l’individu, ce sera le cas à l’échelle de l’humanité…
Bien évidemment, la série continue d’user des mêmes teintes pour son atmosphère, la petite histoire comme un grain de blé dans la meule de la Grande Histoire, les tirades shakespearienne des acteurs de ce théâtre plein de bruit et de fureur, qui ne signifie rien, la rébellion de l’antitheiste rationaliste face à l’entité qu’elle se refusera toujours de qualifier du nom de Dieu… Et bien sûr, des dogfights aussi surréalistes que sublimes entre des mages steampunks et des avions de chasses de la 1ere moitié du XXéme siècle…
Mais comme ce fût le cas dans la série d’origine, le moment le plus intense ne sera pas dans les airs, ni dans les rues des cités qu’une guerre métamorphose en champs de ruine…elle sera dans les bureaux de l’Etat Major…
Quand la Cassandre, une fois de plus, se fatiguera à glacer d’horreur ses ainées supposés, rongés par le malaise face à l’ombre démesurée que la fille d’une ère en gestation projette derrière son dos, celle de la guerre totale aussi bien que mondiale…