America First vs. America’s First

Philippe Corbé
12 min readJul 22, 2024

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Pendant trois semaines et trois jours, depuis le débat épouvantable qui avait convaincu une large majorité des Américains qu’il n’était pas en état de se représenter, Joe Biden a tenté en vain de reprendre la main, encouragé par sa famille. Son entêtement borné a prolongé le supplice, même si l’issue était inéluctable.

Lors de son premier entretien après le débat, le président avait affirmé que seul le Seigneur Tout-Puissant pourrait le convaincre de renoncer. La pieuse catholique Nancy Pelosi doit être ce qui se rapproche le plus du Seigneur Tout-Puissant sous les cieux de Washington, puisque c’est elle qui a su habilement tisser une toile d’araignée pour forcer Biden à renoncer, avec l’aide des grands donateurs qui ont coupé les vivres et d’un nombre sans cesse plus important d’élus du Congrès qui l’ont appelé publiquement à mettre fin à sa campagne.

Nancy a clairement indiqué qu’ils pouvaient le faire de manière douce ou de manière forte” raconte un démocrate dans un excellent article de Politico (qui décrit comment Biden a finalement changé d’avis samedi et n’a prévenu son équipe de campagne qu‘une minute avant l’annonce dimanche !). “Elle leur a donné trois semaines pour le faire en douceur. C’était sur le point de passer à la manière forte.”

Après plus d’une semaine de silence, Nancy Pelosi a participé à un rassemblement du parti samedi soir en Caroline du Nord, où elle a adressé un mise en garde publique. Tout le monde a compris qu’elle était adressée au président.

Les élections n’ont pas pour but de vous récompenser pour ce que vous avez fait. Elles se jouent sur ce que vous allez faire ensuite.” Elle sait que l’une des raisons pour lesquelles Biden s’est accroché, c’est qu’il espérait pouvoir défendre un bilan législatif solide (les plus laudateurs affirmeront que son bilan est le meilleur d’un président démocrate depuis Johnson, Truman ou Roosevelt, selon le degré de flagornerie).

Bon, voilà, ça c’est fait.

Biden out.

Mais ce n’est pas une surprise. La question n’était pas de savoir s’il allait se retirer, mais quand.

Harris in.

C’est cela la surprise de ce dimanche qui restera dans l’Histoire politique américaine : le rassemblement immédiat autour de la vice-présidente Kamala Harris.

Je ne vais pas revenir ici sur les raisons pour lesquelles elle était la favorite en cas de renoncement de Biden, je l’évoquais ici il y a trois semaines. Mais disons qu’improviser une campagne express en commençant par écarter Harris aurait fâché deux électorats essentiels pour les démocrates : les femmes et la communauté noire.

Le plus frappant, c’est que tout cela s’est déroulé très vite, alors que certains dans le parti, Pelosi en tête, imaginaient une sorte de primaire express qui aurait abouti à un vote lors de la convention. Elle aura peut-être lieu, mais sans aucun candidat sérieux qui pourrait empêcher Harris d’être investie par le parti.

Quelques minutes après sa lettre annonçant son renoncement, le président Biden, qui venait seulement de prévenir sa vice-présidente quelques minutes plus tôt, a annoncé qu’il la soutenait pour la nomination comme candidate du parti.

Axios, souvent très bien informé à Washington, révèle néanmoins que “le président Biden a hésité à abandonner sa campagne de réélection en partie parce que lui et ses principaux conseillers craignaient que la vice-présidente Kamala Harris ne soit pas prête à affronter Donald Trump”.

Les Clinton ont rapidement annoncé leur soutien à Harris, puis plusieurs candidats qui auraient pu concourir contre elle, comme Gavin Newsom, le gouverneur de Californie, qui aurait probablement participé à une primaire contre Harris si Biden avait renoncé il y a un an.

Trois exceptions notables : Pelosi, donc, Jeffries, le chef de la minorité démocrate à la Chambre, et Barack Obama, qui préfère rester neutre, comme lors des primaires 2020, pour mieux être entendu au moment où il apportera son soutien lors de la convention (mais son rôle en coulisses dans la campagne de pression sur Biden a fâché l’entourage du président et fait ressurgir des tensions qui datent de leurs huit années à la Maison-Blanche).

Il est difficile d’imaginer désormais qu’elle ne soit pas la candidate du parti. Il y aura peut-être d’autres candidats, comme le sénateur Manchin de Virginie-Occidentale (je vous en parle un peu plus bas), mais il faudrait pour cela qu’il rejoigne le parti qu’il a quitté. Il y en aura peut-être d’autres, mais le temps presse. La convention est dans quatre semaines, l’élection dans quinze semaines. Le parti, qui vient de pousser un président vers la sortie, veut s’épargner une guerre de succession, surtout quand Donald Trump est en tête dans les sondages de tous les États bascule.

Le discours raté de Trump jeudi soir a-t-il joué un rôle dans la décision de Biden ? Cette conclusion ratée d’une convention triomphale laisse un peu d’espoir aux démocrates. Les donations en faveur de Harris ont explosé depuis l’annonce du retrait de Biden, plus de $50 millions de dollars en moins de 24 heures.

Sans attendre la décision du président, Trump avait rodé quelques arguments contre Harris samedi lors d’une réunion publique : il l’a attaquée sur son rire (la vice-présidente est connue pour son rire très démonstratif).

La campagne Trump s’est préparée ces derniers jours à un retrait de Biden en faveur de Harris. Un clip de campagne anti-Harris a été rapidement diffusé par MAGA Inc., un groupe de soutien au président Trump.

Il accuse la vice-présidente d’avoir couvert l’état de santé réel du président.

On peut noter deux autres choses dans cette publicité.

Le camp Trump pense qu’il est en position de force contre Harris sur deux sujets : l’immigration et l’inflation.

En revanche, sur l’avortement, Harris pourrait être plus efficace que Biden, qui avait été incapable lors du débat de prendre l’avantage sur Trump à ce sujet. Or Trump sait que le sujet de l’avortement risque de mobiliser l’électorat féminin contre lui, on l’a constaté dans de nombreuses élections partielles et lors des élections de mi-mandat en 2022.

Inflation, immigration, avortement : comme je le racontais ici, ce sont les trois sujets qu’il faut garder en tête, malgré tous les rebondissements de la campagne, du retrait du président à la tentative d’assassinat de l’ancien président. Ces trois sujets vont déterminer le choix de beaucoup d’électeurs.

Autre élément qui va peser dans les trois prochains mois : l’ancienne procureure Kamala Harris va donc affronter Donald Trump, un délinquant condamné au pénal, qui a par ailleurs été reconnu responsable de l’agression sexuelle d’une femme qui l’accusait de viol et à laquelle il a été condamné à verser $83 millions pour diffamation.

Si Harris a été une piètre candidate en campagne présidentielle quand elle s’est lancée en 2019 (elle a abandonné avant le début des primaires… comme Biden en 1988), elle était redoutable au Sénat, notamment lors des auditions comme ici celle de Barr, ministre de la Justice de Trump.

Le prochain débat présidentiel est prévu le 10 septembre, la campagne Trump commence à exiger des- nouvelles conditions pour qu’il ait lieu, notamment qu’il soit organisé par Fox News plutôt que par ABC.

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Alors maintenant, qui Harris va-t-elle choisir comme candidat à la vice-présidence ?

Sa campagne a fait fuiter immédiatement quelques noms auprès des journalistes.

PHILADELPHIA INQUIRER

Josh Shapiro, (ici avec Harris le 13 juillet) le gouverneur charismatique et populaire de l’État clé de Pennsylvanie qui va déterminer l’issue du scrutin comme en 2016 ou en 2020. Celui qui gagnera la Pennsylvanie gagnera très probablement l’élection. Vance, le candidat à la vice-présidence de Trump, va y passer une bonne partie de son temps dans les trois prochains mois. Shapiro est habile pour gouverner un état “violet” où les démocrates (dont la couleur est le bleu) et les républicains (le rouge) n’ont d’autre choix que de travailler ensemble.

Mark Kelly, sénateur de l’Arizona, autre État bascule, lui aussi est un modéré dans un État où la question de l’immigration pèse lourd.

Ce serait un moyen pour Harris de tenter de désamorcer cet argument que la campagne Trump va marteler pendant les prochains mois : Biden l’avait chargée de la question de la frontière sud au début de sa présidence, et le nombre de passages illégaux a explosé, avant de chuter quand des mesures plus drastiques ont été prises récemment.

L’histoire personnelle de Mark Kelly est doublement marquante.

D’abord, c’est un vétéran, comme J.D. Vance, et cela compte puisqu’il n’y a pas eu de président ou de vice-président qui ait combattu depuis Bush père, et ses états de service dataient de la Seconde Guerre mondiale.

Il a été astronaute de la NASA, il a participé à quatre missions dans l’espace (son frère jumeau était aussi un astronaute, et cela a permis de mener des comparaisons sur l’effet de leurs séjours spatiaux sur leurs corps).

Mais ce qui marquerait les esprits s’il était choisi comme candidat à la vice-présidence, c’est l’histoire bouleversante de sa femme, Gabby Giffords (avec lui sur la photo) qui était une élue démocrate au Congrès lorsqu’elle a été victime d’une tentative d’assassinat en 2011. Elle a reçu une balle dans la tête, mais a miraculeusement survécu. Elle porte encore les stigmates de cet attentat, dans sa diction, dans ses mouvements, et a dû renoncer à sa carrière politique. Elle se consacre désormais à son combat pour une restriction du port d’armes, sujet hautement controversé dans le débat politique. Je me souviens avoir été bouleversé en écoutant Kelly et Giffords ensemble un jour de 2016 dans l’Iowa (désolé, la photo prise ce jour là est floue).

Andy Beshear, gouverneur du Kentucky, État traditionnellement républicain mais qui a élu et réélu ce démocrate modéré qui a défendu vigoureusement le droit à l’avortement dans ces terres très conservatrices. En novembre dernier, il l’a emporté avec 5 points d’avance dans un État que Biden avait perdu avec 20 points de retard trois ans plus tôt.

Heather Diehl / The News & Observer

Roy Cooper, gouverneur de Caroline du Nord. Comme Beshear, c’est un gouverneur démocrate dans un État du Sud qui vote généralement républicain, même si la Caroline du Nord a été gagnée une fois par Obama. Lui aussi est très ferme sur le droit à l’avortement, et a mis son veto sur plusieurs textes limitant l’accès à l’IVG votés par la Chambre de l’État.

Outre ces quatre noms qui ont fuité dans la presse, il serait étonnant que Harris écarte d’emblée ces autres potentiels candidats.

Gretchen Whitmer, la gouverneure du Michigan, autre État bascule de l’élection. Elle aussi a été réélue dans son État en rassemblant au-delà de l’électorat qui avait voté Biden. Comme Newsom, que j’évoquais plus haut, elle aurait probablement concouru à une primaire si Biden avait décidé il y a un an de ne pas se représenter. Elle aurait peut-être d’ailleurs été la rivale la plus redoutable pour Trump. Si Harris devait perdre l’élection, Whitmer devrait se lancer dans la course pour la présidentielle de 2028.

Pete Buttigieg, le ministre des Transports, ancien candidat à la primaire 2020, où il avait devancé Biden dans les deux premiers États. L’un des hommes politiques les plus brillants que j’ai pu croiser dans ma vie. Pour avoir interrogé les deux au micro, son niveau de français est bien meilleur que celui de Harris (je ne sais plus combien de langues il parle, mais je sais qu’il a appris le norvégien pour lire un auteur en version originale). Buttigieg est un vétéran lui aussi. Il a le don de faire tourner beaucoup de conservateurs en bourrique, qui lui avaient notamment reproché d’avoir pris un congé parental lorsqu’il avait eu ses enfants avec son mari alors qu’il était ministre. Surtout, Buttigieg est extraordinairement efficace pour démonter habilement les arguments des républicains, peut-être parce qu’il a été le maire d’une ville de l’État très conservateur de l’Indiana.

Le voici vendredi soir dans l’émission de Bill Maher à Los Angeles, évoquant J.D. Vance. “J’aurais aimé que vous soyez le candidat” lui dit l’animateur, plutôt à gauche, mais souvent sévère avec les démocrates.

Il était samedi avec Harris pour une levée de fonds à Provincetown, dans le Massachusetts, une station balnéaire prisée par la communauté LGBT.

Tim Walz, gouverneur du Minnesota, ancien prof et ancien coach de football du lycée, ancien combattant, plébisicté par l’aile gauche du parti.

Raphael Warnock, sénateur de Géorgie, autre État bascule de l’élection. Ce pasteur a en charge l’ancienne église de Martin Luther King Jr à Atlanta. Il aiderait Harris à mobiliser la communauté noire, alors que les sondages montrent que Trump pourrait obtenir plus de suffrages des hommes noirs qu’en 2016 et 2020.

Et voici quelques noms qui pourraient concourir face à Harris ou essayer de se placer (qui sait ?) pour la vice-présidence.

J.B. Pritzker, gouverneur de l’Illinois, État qui votera sans surprise démocrate pour la présidentielle. Il est milliardaire (sa famille a fondé la chaine d’hôtels Hyatt). Ce serait un choix audacieux, mais qui mieux qu’une grande gueule avec la gouaille de Chicago pour tenir tête à un New-Yorkais comme Donald Trump ? Choix peu probable, mais Pritzker est ambitieux et percutant et n’a pas encore appelé explicitement à soutenir Harris.

Joe Manchin, sénateur de Virginie-Occidentale, État solidement conservateur. Il envisage de rejoindre le parti démocrate qu’il vient de quitter pour concourir face à Harris. Difficile d’imaginer qu’elle le choisisse, mais Manchin est habile. Il est le plus républicain des sénateurs démocrates, son vote a pesé très lourd depuis 2020 car la majorité sénatoriale dépendait de lui, et il a obtenu beaucoup de concessions.

Amun Ankhra / Baltimore Magazine

Wes Moore, gouverneur du Maryland, une figure d’avenir du parti démocrate. Lui aussi est un vétéran. Il est seulement le troisième gouverneur noir de l’Histoire des États-Unis. Lui non plus n’a pas encore appelé à voter Harris.

Je laisse de côté Gavin Newsom, gouverneur de Californie. Il serait délicat que le président et le vice-président représentent le même État, surtout la Californie dont la campagne Trump va faire un argument contre Harris dans les états industriels du Midwest. Comme Whitmer, Newsom aurait été candidat si des primaires s’étaient déroulées l’hiver dernier. Il se préparait pour 2028. N’allons pas jusqu’à imaginer cyniquement qu’il souhaite la défaite de Harris, mais disons qu’il serait un opposant de premier plan à Trump s’il revenait à la Maison-Blanche.

À moins que la fille de deux immigrants, un Jamaicain et une Indienne, née face à San Francisco, de l’autre côté de la baie, qui y a été procureure, puis ministre de la justice de l’Etat de Californie, puis sénatrice avant de devenir vice-présidente (du jamais vu !), ne ruine les espoirs de revanche de Donald Trump en faisant en sorte que l’homme le plus puissant du monde soit pour la première fois une femme.

Le 5 novembre, ce sera donc America First vs. America’s First.

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Mise à jour :

Gretchen Whitmer, Wes Moore et J.B. Pritzker, les gouverneurs du Michigan, du Maryland et de l’Illinois, annoncent finalement leur soutien à Kamala Harris au lendemain de l’annonce du retrait de Joe Biden. Ce sont les trois seuls candidats sérieux qui auraient pu envisager de contester la désignation de Harris par le parti.

Joe Manchin annonce de son côté qu’il ne sera pas candidat.

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Philippe Corbé

Journaliste / Auteur du roman "Cendrillon est en prison" et des essais "J’irai danser à Orlando" et "Roy Cohn, l’avocat du diable" chez Grasset