Biden, les campus, et le spectre de 1968

Philippe Corbé
6 min readMay 4, 2024

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L’Amérique va-t-elle revivre son 1968 ?

J’en parlais cette semaine avec mon collègue Ulysse Gosset, qui s’étonnait que j’écrive ici quelques petites choses. Au passage, il me raconta qu’il avait interviewé Norman Mailer (vous comprendrez plus bas pourquoi nous parlions de Norman Mailer).

Il suffit de lire la presse américaine ces derniers jours pour y trouver sans cesse des références aux mouvements sur les campus des étudiants qui protestaient contre la guerre du Vietnam.

Dans New York Magazine, qui a ouvert ses pages aux étudiants en journalisme de Columbia, on peut ainsi lire ceci :

“En refusant de partir à moins que Columbia ne s’engage à se désengager d’Israël et à rompre ses liens avec l’Université de Tel Aviv, entre autres demandes, les étudiants ont agi dans l’ombre de 1968, lorsque les manifestants s’emparèrent de façon spectaculaire de bâtiments, dont Hamilton » (Hamilton Hall, un bâtiment du campus de Columbia) « pour résister à la guerre du Vietnam (…) Ces événements ont établi la réputation de Colombia comme un foyer de dissidence où le changement social et politique prend racine avant de se propager au reste du pays”.

La fine Peggy Noonan, éditorialiste du Wall Street Journal (et auteure de certains des meilleurs discours de Ronald Reagan), raconte être allée à la rencontre d’étudiants à Columbia :

“Une caractéristique de ces manifestants est (…) de se couvrir le visage, dissimuler leur identité. Cela m’a semblé sinistre. Ils se considèrent comme une réplique des manifestations anti-guerre de 1968, mais ces manifestants ne cachaient qui ils étaient, ils ne portaient pas de masques. Les étudiants des deux dernières semaines l’ont fait, pour que les observateurs se sentent menacés : une force importante et sans visage est enragée, occupe et marche vers vous.”

La comparaison avec 1968 est facile mais fragile.

Les occupations étaient alors bien plus massives. Les évacuations bien plus brutales. L’enjeu bien plus immédiat pour beaucoup d’entre eux, les jeunes hommes craignant d’y être envoyés combattre, les jeunes femmes de perdre leurs proches. Le documentariste Ken Burns avait réalisé il y quelques années pour la télévision publique PBS (et grâce à une coproduction d’ARTE, merci !) une série documentaire formidable, The Vietnam War, dont l’un des épisodes raconte la mobilisation de la jeunesse.

Le contexte est aussi très différent. Au printemps 1968, alors que le Mrs Robinson de Simon & Garfunkel faisait vibrer les ondes moyennes, la fièvre montait chaque jour un peu plus en Amérique. En quelques semaines, le président Johnson avait renoncé à se représenter, Martin Luther King Jr. avait été assassiné, puis Robert Kennedy, au soir de sa victoire à la primaire de Californie, et tout cela dans un contexte de vives tensions raciales.

C’est finalement Elvis Presley, dans If I Can Dream, une chanson éloignée de son style habituel, écrite au printemps 1968, qui résuma le mieux pour le grand public l’obscurité dans laquelle s’enfonçait le pays :

“There must be lights burning brighter somewhere / Got to be birds flying higher in a sky more blue / If I can dream of a better land / Where all my brothers walk hand in hand / Tell me why, oh why, oh why can’t my dream come true”

En 1968, en occupant les campus, cette génération du baby boom rompait aussi avec celle de ses parents, The Greatest Generation, celle de la guerre et de la victoire contre le nazisme.

Alors pourquoi cette comparaison imparfaite avec 1968 s’est-elle ainsi répandue ces derniers jours dans la presse américaine ?

Parce que, comme en 1968, une élection présidentielle se tient en novembre. Comme en 1968 son issue est incertaine. La gauche est terrifiée de revivre le scénario de 1968 que la droite essaye de recréer.

C’est ce que raconte George Packer dans The Atlantic.

“La droite sait toujours exploiter les excès de la gauche. Cela s’est produit en 1968, lorsque les prises de contrôle des campus et les combats de rue entre militants anti-guerre et policiers lors de la convention démocrate de Chicago ont contribué à l’élection de Richard Nixon. Les politiciens républicains exploitent déjà le chaos sur les campus. Cet été, les démocrates se réuniront à nouveau à Chicago et les militants promettent un grand spectacle. Donald Trump sera aux aguets.”

Le hasard fait que la convention démocrate se tient cet été à Chicago, comme en 1968. Si celle de 2024 se passe comme celle de 1968, Melania Trump va devoir quitter à regret la douceur de Palm Beach pour retrouver le huis clos étouffant de Washington.

Et c’est ici qu’il faut évoquer Norman Mailer (oui brève jalousie que Ulysse Gosset ait eu l’occasion de l’interroger). Son livre remarquable (voir la photo plus haute prise cet après-midi sur mon balcon), l’un des meilleurs du New Journalism, raconte les deux conventions de l’été 1968 pour lesquelles il était accrédité pour le magazine Harper’s. Dans une première partie, Nixon à Miami, le retour triomphal de l’ancien vice-président dans l’ambiance poisseuse du sud de la Floride. Dans une seconde partie, Le Siège de Chicago, la convention chaotique au bord des grands lacs, “le Vietnam sur Michigan Avenue”, en marge de la nomination du vice-président Humbert Humphrey après le renoncement du président Johnson et l’assassinat du sénateur Kennedy.

Des bagarres éclatèrent dans la salle de la convention entre partisans pro-guerre et anti-guerre, le tout en direct devant les caméras de télévision (regardez cette archive de Dan Rather, le futur présentateur du journal télévisé de CBS). La police de Chicago sortit les matraques, des gaz lacrymogènes et des barbelés pour réprimer les manifestants. Un soir, un assaut eut lieu devant l’hôtel Hilton, quartier général du parti démocrate. Dans son livre, Mailer écrit ceci (veuillez m’excuser pour la traduction bâclée) :

“Le Hilton est secoué et chancele par diverses attaques et pannes. Comme un vieux fort, comme le vieux fort du Parti Démocrate, sur le point de tomber à jamais sous les soins de son grand chaman, de son sorcier atroce, ridiculisé par les jeunes, méprisé par ses propres soldats — les délégués mêmes qui seraient loyaux à Humphrey dans la nomination et fidèle à rien dans leur cœur — ce fort spirituel du Parti démocrate était maintenant abrité dans le fort littéral du Hilton, titubant sur place, ses chaudières en marche, tous les moteurs vibrants, mais semblant se détacher de la pression dans la rue dehors.”

J’ai évoqué dans deux de mes livres, J’irai danser à Orlando et Roy Cohn, l’avocat du diable, l’écho durable de ces conventions 1968 et le spectacle pitoyable de la démocratie américaine cet été là.

C’est ce que les démocrates redoutent de revivre. C’est ce que les républicains espèrent ressuciter.

A l’époque, Richard Nixon avait reçu les conseils d’un producteur d’une émission de divertissement diffusée depuis Cleveland, dans l’Ohio (pas exactement Hollywood ou Manhattan). L’équipe de campagne avait laissé à ce jeune homme le soin de traduire le message politique du candidat républicain en réponse au désordre de 1968 -la loi et l’ordre- dans des publicités électorales. Une réalisation innovante pour l’époque, une dramatisation angoissante mais efficace, qui contribua à une victoire nette du candidat conservateur en novembre, la fin de l’ère ouverte par Kennedy en 1960.

Ce jeune producteur s’appelait Roger Ailes. C’est lui qui, trois décennies plus tard, imagina pour Rupert Murdoch le modèle éditorial de Fox News, qu’il dirigea jusqu’à l’été 2016. Lorsqu’il fut limogé pour harcèlement sexuel, Donald Trump l’embaucha pour sa campagne victorieuse.

Comme Nixon avant lui, Trump pourrait utiliser les manifestations sur les campus pour attiser davantage un électorat déjà polariséécrit dans The Atlantic l’éditorialiste Charlie Sykes (conservateur mais anti Trump).

Joe Biden, qui était déjà avocat en 1968 (oui, il est si vieux que cela…) n’a pas participé aux manifestations contre la guerre du Vietnam mais se souvient des conséquences de ces mouvements habilement exploités par la droite la plus conservatrice.

Jeudi, lorsqu’il a convoqué la presse à la Maison Blanche pour évoquer ces occupations, lorsque des journalistes lui ont demandé si ces manifestations lui donnaient une raison de repenser sa politique au Proche Orient, Biden a répondu simplement « non ».

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Philippe Corbé

Journaliste / Auteur du roman "Cendrillon est en prison" et des essais "J’irai danser à Orlando" et "Roy Cohn, l’avocat du diable" chez Grasset