Biden seul face à ses Brutus

Philippe Corbé
6 min readJul 18, 2024

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Jules César / Joseph L. Mankiewicz / MGM

Quand il s’agit d’arracher le pouvoir à l’homme le plus puissant du monde, il n’est pas inutile de se référer à Shakespeare.

Dans sa pièce Jules César, le noble Cassius dit à Brutus, avant qu’ils n’assassinent César :

Les hommes, à certains moments, sont maîtres de leur sort ;

et si notre condition est basse, la faute, cher Brutus, n’en est pas à nos étoiles ;

elle en est à nous-mêmes.”

Les problèmes de nos vies ne sont pas causés par le sort, mais par nos propres choix.

Pourtant, le sort semble implacable pour Biden.

Quelques jours après que son adversaire Donald Trump a survécu miraculeusement aux balles de son assassin, se relevant le poing levé en criant “Fight, Fight, Fight”, un cri devenu le slogan de ralliement des trumpistes voyant la victoire approcher, voici le président obligé d’interrompre sa campagne en raison de son Covid, trois semaines après un débat où son apparence cadavérique a plongé le parti dans le chaos. “Le moment ne pourrait pas être pire”, s’alarme un démocrate auprès de Politico. “Cela rappelle à tout le monde l’âge de Joe Biden”. Quelques heures plus tôt, Biden admettait dans un entretien à BET qu’il envisagerait de renoncer à sa candidature s’il souffrait d’un “problème de santé”.

Les images de sa lente descente d’Air Force One pour aller s’isoler chez lui dans le Delaware ont été diffusées en direct dans une vignette sur le côté de l’écran pendant les retransmissions en primetime de la convention républicaine. La comparaison était terrible.

Comme l’a raconté la semaine dernière Chris LaCivita, le codirecteur de la campagne Trump, à The Atlantic, la stratégie qu’il a définie depuis des mois pour l’ancien président est assez simple, une stratégie “extrêmement visuelle”, car en Amérique tout se raconte en images. La campagne 2024 doit être un “contraste entre la force et la faiblesse”: “Trump, quels que soient ses innombrables fardeaux en tant que candidat, serait présenté comme l’alpha intrépide et énergique, tandis que Biden serait dépeint comme le vieux tas pitoyable, pas un mauvais gars mais la cible de toutes les mauvaises blagues, l’oncle adorable mais léthargique de l’Amérique qu’il fallait, enfin, mettre au lit.»

Fight, fight, fight” pour l’un, Covid pour l’autre, le sort s’acharne, comme si les Dieux de l’Amérique avaient choisi leur candidat.

Mais comme nous le rappelle Shakespeare, “la faute n’en est pas à nos étoiles ; elle est à nous-mêmes”. Joe Biden est le seul responsable de la situation désastreuse dans laquelle il se trouve.

Depuis trois semaines, il refuse d’entendre ceux qui l’encouragent à renoncer. Ce n’est pas une révolte des élites politiques ou médiatiques, contrairement à ce que répète Biden : elles étaient en retard sur l’opinion. Selon un nouveau sondage Associated Press, près des deux tiers des démocrates estiment que Biden devrait se retirer et laisser le parti désigner un autre candidat. D’après un sondage d’un groupe de financement qui soutient la campagne Biden, seulement 18% des électeurs et seulement 36% des personnes qui ont voté pour Biden en 2020 pensent qu’il est mentalement apte. Dans cette même étude, plus de la moitié des électeurs de Biden en 2020 pensent que les élus qui se portent garants de la santé mentale de Biden et le soutiennent aujourd’hui leur mentent.

Les Brutus n’ont plus d’autre choix que de sortir leurs couteaux.

Le temps presse et les choses s’accélèrent. Petit résumé de ces dernières heures :

. Pelosi et son “drone”

Je vous racontais ici la semaine dernière qu’il fallait observer ce que ferait Pelosi, la plus influente des démocrates. Sa fille dit qu’elle est si habile que “elle vous coupera la tête et vous ne réaliserez même pas que vous saignez.

Quelques heures avant l’annonce du Covid du président, un très proche de Pelosi adressait au Los Angeles Times un texte appelant Biden à se retirer : “il est temps pour lui de passer le flambeau”, écrit Adam Schiff, le plus capé des démocrates à prendre publiquement position contre le président. Schiff avait été désigné par Pelosi, sa camarade de Californie, comme l’artisan des deux procédures d’impeachment de Trump à la Chambre. Il sera bientôt élu sénateur. C’est un rouage important de la machine à cash du parti (il a dans sa circonscription de Los Angeles beaucoup de grands donateurs d’Hollywood).

C’est Pelosi qui pilote son drone”, résume une source démocrate haut placée à Puck.

Soit Schiff agit en service commandé, soit Pelosi ne l’a pas découragé de le faire.

Selon CNN ce mercredi soir, Pelosi a aussi prévenu Biden que les sondages montrent qu’il ne peut plus gagner.

. Biden a perdu la confiance des démocrates du Congrès

On apprend aussi ce mercredi que les deux chefs démocrates du Congrès, le chef de la majorité au Sénat Chuck Schumer et le chef de la minorité démocrate à la Chambre Hakeem Jeffries, sont allés rencontrer Biden en fin de semaine, pour prévenir le président qu’il avait perdu le soutien de beaucoup d’élus de son camp au Capitole. Schumer a même fait le déplacement dans le Delaware, chez les Biden. Selon une information de ABC, confirmée par le New York Times et le Washington Post, Schumer, en tête à tête samedi, “a fait valoir avec force qu’il serait mieux pour Biden, mieux pour le parti démocrate et mieux pour le pays s’il tirait sa révérence”.

Comprenez bien pourquoi cette information est importante.

Ce n’est pas seulement qu’ils ont exhorté Biden à se retirer de la course, en lui annonçant qu’il avait perdu la confiance des démocrates du Sénat et de la Chambre, qui craignent d’être emportés avec lui (tous les représentants de la Chambre et un tiers des sénateurs sont renouvelés le même jour que la présidentielle).

Le plus intéressant dans cette révélation, c’est que comme Biden ne s’est pas retiré, la réunion fait maintenant l’objet d’une fuite dans la presse pour faire pression et signaler à tous les sceptiques qu’ils peuvent sortir du bois.

. Biden à court d’argent

Un très proche de Biden sonne l’alerte. Quelques heures avant son diagnostic Covid ce mercredi, il a rencontré à Las Vegas Jeffrey Katzenberg, le puissant producteur hollywoodien qui copréside sa campagne. C’est Katzenberg qui active tous ses réseaux dans le divertissement, les médias et la finance pour lever des fonds pour le président. C’est aussi lui qui a tenté de convaincre Clooney de ne pas publier sa tribune dans le New York Times appelant Biden à se retirer. Katzenberg, qui s’est battu depuis trois semaines pour défendre Biden, l’a averti que l’argent des donateurs se tarit de façon inquiétante. Avant même le débat, la campagne Biden a déjà été dépassée dans les donations par celle de Trump, $240 millions contre $285 millions au second trimestre, une première. Selon Semafor, “les principaux donateurs, doutant de sa capacité à gagner en novembre, ont pratiquement cessé d’émettre le genre de gros chèques”.

Or, s’il entendait rester dans la course, Biden devrait dépenser des centaines de millions de dollars supplémentaires. Non seulement il devrait inonder les écrans publicitaires des États bascule gagnés en 2020 où Trump est désormais en tête des sondages (les trois du Midwest -Pennsylvanie, Michigan, Wisconsin- et trois du Sud -Nevada, Arizona, Géorgie-) mais il devrait aussi défendre des États solidement démocrates lors des dernières présidentielles, où il ne devrait même pas avoir à faire campagne, mais dans lesquels les sondages se rapprochent dangereusement (Nouveau Mexique, New Hampshire, Minnesota, Virginie). Car ce n’est pas une victoire sur le fil qui se profile pour Trump, comme en 2016, où il avait été distancé par Clinton de près de 3 millions de voix, ne l’emportant que grâce au collège électoral avec une majorité de 270 grands électeurs. Il vise désormais une victoire landslide. En français, un glissement de terrain.

L’annonce du Covid va empêcher Biden de faire campagne dans les prochains jours. Les Brutus vont-ils se retenir de s’acharner sur un vieil homme malade ? Ou bien ce silence imposé est-il le signe du sort que le moment est venu de sortir leurs couteaux ?

Pour ceux qui ne croient ni aux Dieux de l’Amérique ni à Shakespeare, gardez un œil sur le site de paris Polymarket, une plateforme de marché sur laquelle on peut parier en cryptomonnaie. On dit en Amérique que l’argent ne ment jamais.

Voici la courbe de ce mercredi 17 juillet sur les chances de Biden de se retirer de la course à la Maison Blanche. On note l’effet des déclarations de Schiff et des autres informations de la journée, puis l’annonce du Covid qui fait s’envoler la courbe. Deux chances sur trois que Biden se retire, selon les parieurs.

Comme le dit Cassius à Brutus, “les hommes, à certains moments, sont maîtres de leur sort”.

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Philippe Corbé

Journaliste / Auteur du roman "Cendrillon est en prison" et des essais "J’irai danser à Orlando" et "Roy Cohn, l’avocat du diable" chez Grasset