Charlamagne Tha God, celui qui refuse de sauver Biden

Philippe Corbé
7 min readJun 5, 2024

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L’électorat des hommes noirs délaisse massivement Biden. Sans eux, Trump sera élu. Cet animateur radio qu’ils écoutent en masse ne veut plus se mouiller pour un président qui l’a déçu.

THE BREAKFAST CLUB / YOUTUBE

Lorsqu’il vendait de la cocaïne dans les quartiers de Charleston, en Caroline du Sud, où sont arrivés les ancêtres esclaves de nombreux Noirs américains, Lenard Larry McKelvey se faisait appeler Charles ou Charlamagne, Charles le Grand, en référence à l’empereur européen du Moyen Âge (avec un A plutôt qu’un E). Il a ajouté “Tha God”, Le Dieu (avec un “tha” hip-hop plutôt qu’un traditionnel “the”), lorsqu’il a commencé à animer des émissions de radio, d’abord dans le Sud, où les traces de la ségrégation sont toujours visibles, et depuis 2010 à New York, où il vient d’installer dans son nouveau studio un trône doré. Son émission, The Breakfast Club, diffusée sur plus de quatre-vingt-dix radios à travers les États-Unis, attire huit millions d’auditeurs par mois, sans compter les podcasts, la chaîne YouTube et les nombreux extraits viraux sur les réseaux sociaux, ainsi que ses remplacements à la table du légéndaire Daily Show de la chaine Comedy Central.

Ses auditeurs sont majoritairement des hommes noirs. Son franc-parler, sa pugnacité à poser des questions dérangeantes et son engagement en faveur de la justice sociale et raciale ont fait son succès auprès d’eux. En moins de quinze ans, il est devenu à la fois leur porte-voix respecté et l’interlocuteur privilégié pour tous ceux, acteurs en promo ou politiciens en campagne, qui cherchent à s’adresser à eux.

Joe Biden aurait bien besoin de lui pour gagner en novembre. Car l’une des principales raisons du retard du président dans les sondages est qu’il peine à rassembler la communauté noire, qui vote traditionnellement pour les démocrates. Son retard est particulièrement criant chez les jeunes hommes noirs (je précise à tous les pourfendeurs du ‘communautarisme anglo-saxon’ comme on l’appelle en France qu’il est courant aux États-Unis d’analyser les sondages et les résultats électoraux en fonction des communautés raciales, religieuses et de genre, je vais donc en parler ici dans un contexte américain).

Les sondages indiquent clairement que les jeunes hommes noirs se détournent massivement de Biden. Un récent sondage du Washington Post révèle que seulement 41 % des Américains noirs âgés de 18 à 39 ans sont certains de voter cette année, contre 61 % en juin 2020. Près d’un électeur noir sur cinq qui a voté pour Biden en 2020 dit qu’il n’est pas sûr de voter cette année.

Un autre sondage du Wall Street Journal, mené dans sept états-clés, montre que davantage d’hommes noirs prévoient de soutenir Donald Trump cet automne. Biden devrait toujours en rassembler une majorité, mais environ 30 % d’entre eux se disent prêts à voter pour l’ancien président républicain. En 2020, Trump n’avait obtenu que 12 % des votes des hommes noirs à l’échelle nationale selon l’étude AP VoteCast.

Cette érosion du vote Biden chez les hommes noirs peut être déterminante en Pennsylvanie, en Géorgie et dans le Michigan, trois états remportés de peu par le président en 2020 qui seront une nouvelle fois décisifs en novembre.

Leurs griefs sont les mêmes que ceux de nombreux Américains qui se détournent de Biden : l’inflation, l’immigration et le doute sur la capacité de l’octogénaire à exercer le pouvoir jusqu’en janvier 2029. Mais le décrochage est plus marqué que chez les femmes noires ou dans d’autres communautés (même si un phénomène comparable est observé chez les hommes hispaniques).

Charlamagne Tha God comprend pourquoi certains hommes noirs aiment Trump. “Il a tué la langue des politiciens” analysait l’animateur sur CNN la semaine dernière. Les mots de l’ancien président sont cinglants, parfois dégradants, souvent blessants, mais tout le monde les comprend selon Charlamagne, qui regrette que les politiques ne prennent pas le temps de parler avec des “everyday working-class people”, le peuple qui travaille. Il juge que les démocrates perdent leur temps à décrire Trump comme un escroc immoral : “C’est presque comme si les démocrates faisaient un test de pureté. L’Amérique n’est pas pure. Les gens d’Amérique ne sont pas purs. Nous sommes imparfaits” rappelait Charlamagne à Politico cet hiver. “Je ne cherche pas des politiciens purs, je cherche des politiciens efficaces.”

“En 2024, c’est une course entre les lâches, les escrocs et le canapé” résume l’animateur radio. Comprenez, un choix entre Biden, Trump et l’abstention. Il parie sur la victoire du canapé, qui ne ferait pas les affaires du président sortant.

“La réalité est que je pense que les deux candidats sont nuls” déplorait Charlamagne sur ABC. “Mais je vais voter en novembre, et je vais voter dans mon meilleur intérêt, et je vais voter pour celui qui, selon moi, peut préserver la démocratie.”

Charlamagne n’a pas beaucoup d’indulgence pour Trump. Il répète dès qu’il en a l’occasion à ses auditeurs le risque d’une victoire de l’ancien président : “Vous avez vu cette personne essayer de mener une tentative de coup d’État dans ce pays, et je dis aux gens que cet individu constitue une menace pour la démocratie.”

Mais cette “menace pour la démocratie” n’est pas une raison suffisante à ses yeux pour épargner le président Biden. Il doute de sa capacité à se faire réélire. “Il est un candidat sans inspiration qui n’a pas l’énergie d’un personnage principal” selon Charlamagne. Il lui avait conseillé de ne pas se représenter pour laisser la place à un candidat plus jeune.

Chacune de ses critiques du président est largement reprise et amplifiée dans les médias pro-Trump, puis relayée par les comptes sociaux trumpistes.

FOX NEW

Le 29 mai, invité de Fox News, il a reproché aux démocrates leur obsession pour Trump : “Ils passent tellement de temps à dire à l’Amérique à quel point Donald Trump est mauvais, mais pas assez de temps à dire ce qu’ils estiment que le président Biden a bien fait (…) Et puis, quand leurs électeurs demandent, ‘Eh bien, qu’a fait le président Biden? Où est passée la vice-présidente?’ Eh bien, nous le saurions si vous ne passiez pas tout votre temps sur MSNBC, CNN et sur vos réseaux sociaux à constamment parler de Trump, Trump, Trump, Trump, Trump, Trump, Trump ! Ce n’est pas une stratégie efficace, si vous voulez mon avis.”

La même semaine, sur Fox News, il s’étonnait que les soutiens de Biden n’écoutent pas la colère de beaucoup d’électeurs sur l’immigration : “Pour la première fois de ma vie, des gens me parlent de ce qui se passe à la frontière. Je parle à des activistes à Chicago qui sont simplement en colère parce qu’ils ont l’impression que ces personnes arrivent et ont davantage accès aux ressources que les gens qui vivent dans les quartiers sud” (les quartiers pauvres de Chicago). “C’est juste moi qui écoute les gens (…) Tout d’un coup je me retrouve sur MSNBC” (la chaîne d’information la plus favorable aux démocrates) “avec le titre ’Charlamagne Tha God répand le message MAGA’ !”. MAGA, Make America Great Again, le mot d’ordre des trumpistes.

Des soutiens de Biden s’agacent de cette liberté de parole. Récemment invité de The View, une émission de conversation de ABC très anti-Trump, il se faisait l’écho de la déception de beaucoup de ses auditeurs pour Biden : “On a l’impression que sa base est vraiment en colère contre lui” racontait Charlamagne.

“Aidez-le, aidez-le !” l’implorait l’une des animatrices, une femme métisse qui s’alarme des doutes des hommes noirs sur le président.

“Aidez-le !” car en 2020, Charlamagne avait appelé publiquement à voter pour le ticket Biden-Harris, après que le démocrate avait choisi une femme noire comme candidate à la vice-présidence. Ce soutien public avait eu d’autant plus de poids qu’il l’avait annoncé après des propos désastreux tenus par Biden dans son émission.

Lors d’un entretien tendu dans The Breakfast Club, à distance depuis la maison du Delaware où Biden était confiné, Charlamagne avait reproché au futur président que les démocrates prennent le vote des Noirs pour acquis.

À un moment de l’entretien, Biden avait expliqué qu’il devait partir parce que sa femme devait intervenir dans une autre émission depuis ce même studio installé dans leur domicile.

“Vous ne pouvez pas faire ça aux médias noirs” s’était indigné Charlamagne, en pressant Biden de lui accorder un autre entretien avant l’élection, “nous avons encore des questions !”

Biden lui avait répondu sèchement : “Vous avez encore des questions, mais je vous le dis… si vous avez un problème pour savoir si vous êtes pour moi ou pour Trump, alors vous n’êtes pas Noir”. En anglais, “You Ain’t Black”. La campagne de Trump en avait profité en vendant pour ses comptes de campagne des t-shirts #YouAintBlack.

Biden avait dû s’excuser après que cet échange avait déclenché une intense polémique. C’était quelques jours avant la mort de George Floyd et le regain du mouvement Black Lives Matter. Charlamagne avait finalement appelé à voter pour lui.

En 2024, on ne l´y reprendra pas. “J’ai déjà été brûlé avec ça. Vous mettez votre nom en jeu, vous soutenez quelqu’un, vous dites à votre public, ‘C’est pour cette personne que vous devez voter’, et votre public le fait. Et puis, quand ils ne voient pas ces choses qu’ils pensaient voir se passer, ils ne comprennent pas (…) Tout ce qu’ils savent, c’est que Charlamagne m’a dit de voter pour cette personne parce que ceci allait arriver, et ceci n’est pas arrivé.”

Trump savoure. Il se vante que ses inculpations dans des affaires pénales ont renforcé son soutien parmi les Américains noirs : “beaucoup de gens ont dit que c’est pour ça les Noirs m’aiment, parce qu’ils ont été tellement blessés et discriminés, et ils me voient en fait comme si j’étais discriminé. C’est assez incroyable mais peut-être, peut-être, qu’il y a quelque chose là”.

“Donald Trump n’est pas un prisonnier politique. Il n’est pas quelqu’un qui est mort injustement aux mains de la police. C’est un ancien président privilégié qui a enfreint la loi et qui en a été tenu responsable.” a répété Charlamagne à ses auditeurs après la condamnation de l’ancien président. Mais il sait que beaucoup d’entre eux partagent la colère de Donald Trump contre le système judiciaire.

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Philippe Corbé

Journaliste / Auteur du roman "Cendrillon est en prison" et des essais "J’irai danser à Orlando" et "Roy Cohn, l’avocat du diable" chez Grasset