Cut through the noise, stupid !

Philippe Corbé
7 min readApr 28, 2024

--

(BILL BRAMHALL/TRIBUNE CONTENT AGENCY)

Si j’ai appris quelque chose en couvrant les dernières élections présidentielles aux Etats-Unis (je m’y suis installé comme correspondant quelques semaines après la déclaration de candidature de Trump en 2015 et j’en suis reparti quelques semaines après sa défaite en 2020), c’est qu’il faut se méfier du vacarme. Cut through the noise, disent les Américains, il faut percer le bruit pour entendre.

C’est d’autant plus nécessaire quand on suit de loin une campagne électorale, à travers les percussions de l’actualité, sur les réseaux ou dans les journaux. Un procès au pénal pour une histoire de financement électoral illégal pour acheter le silence d’une actrice porno ! La colère de la jeunesse de gauche sur les campus qui reproche à Biden son soutien à Israel ! Biden est vieux et bute sur les mots ! Trump s’endort et lâche des flatulences à l’audience ! (oui, cette campagne est encore plus sordide que vous ne l’imaginez). Biden est impopulaire ! Mais Trump aussi ! A moins que Taylor Swift ne fasse basculer l’élection ?

Que de bruit.

Les six prochains mois avant l’élection nous donneront des hauts-le-coeur. Il faudra passer des clips divertissants conçus pour Tiktok aux menaces sur la démocratie américaine.

“The Most Important Election of Our Lifetime ! » diront les Cassandre qui ressortent tous les quatre ans cette platitude. Et la plupart des Américains, lassés par une décennie de chaos politique, feront un choix sans enthousiasme, s’ils ne restent tout simplement pas chez eux.

Quand on cut through the noise pour deviner quel octogénaire impopulaire sera l’homme le plus puissant du monde jusqu’en 2028, sous quel Américain des années 1940 naitront ceux qui porteront la nation la plus puissante du monde jusqu’au vingt-deuxième siècle (si la Chine ne l’a pas détrônée d’ici là), on peut parier sans prendre beaucoup de risques que cette élection sera probablement déterminée par une combinaison de trois mots : inflation, immigration, abortion.

L’inflation, d’abord. Je ne vais pas vous expliquer ici pourquoi les Etats Unis de Biden sont sortis de la crise Covid avec un élan de croissance dont rêveraient les Européens et qui leur permet de tenir à distance la Chine. Merci Joe, bon boulot. Certaines des lois qu’il a réussi à faire passer resteront dans l’histoire comme de grands programmes d’investissement, de l’économie verte aux semi-conducteurs et aux infrastructures. Le président passe son temps à vanter auprès aux Américains l’éclat de ce qu’il appelle ses « Bidenomics ». Mais ils ne l’écoutent pas. Il vit cette indifférence comme une injustice. L’un des meilleurs conseils que devraient lui donner ses conseillers, pour peu qu’ils osent froisser l’orgueil de celui qui pense avoir toujours été sous-estimé, c’est qu’il devrait cesser de faire la leçon aux Américains sceptiques en répétant qu’il a eu raison.

Oui, Joe, le taux de chômage est bas. Chaque mois les présentateurs de FOX Business grimacent quand tombent les chiffres de créations d’emploi qui dépassent les prévisions.

Oui, Joe, la croissance accélère, les économistes misent sur une croissance 2024 deux fois plus rapide qu’anticipé il y a six mois.

Mais comme l’écrivait récemment un éditorialiste économique du Wall Street Journal, « When it comes to the economy, the vibes are at war with the facts, and the vibes are winning ».

La vibe, le courant, l’impression tenace des Américains, c’est qu’à cause de l’inflation ils vivent moins bien que sous les années Trump, disculpant l’ancien président du souvenir du choc économique massif de la pandémie (en quelques jours au printemps 2020, mon mari et des dizaines de millions d’Américains ont perdu leur emploi). Le revenu des Américains a baissé en moyenne en 2021, en 2022 puis en 2023, avec la fin des plans de soutien liés à la pandémie, qui font à nouveau augmenter le taux de pauvreté.

Oui, Joe, les taux d’intérêt vont commencer à baisser, mais pour l’instant les Américains constatent que le prix des oeufs dans leur caddie au Walmart continue à grimper. Ce sera donc une élection sur l’inflation.

Les démocrates se souviennent de la formule électorale rendue célèbre par James Carville, légendaire stratège de la campagne Clinton en 1992 (alerte cliché journalistique, mais je ne peux que vosu conseillez d’aller voir ce documentaire The War Room). Qu’est qui détermine une élection ? « It’s the economy, stupid ». C’est l’économie, idiot.

A moins que ce ne soit l’immigration, stupid.

Joe Biden a passé la première moitié de son mandat à se tenir éloigné de la question brulante sur laquelle son prédécesseur avait bâti sa campagne victorieuse en promettant de construire un mur le long de la frontière sud que le Mexique devrait payer. Donald n’a pu édifier que 75 kilomètres de mur et le Mexique n’en a pas payé un peso.

Joe Biden avait promis plus de compassion pour ceux qui rêvent d’un avenir meilleur aux États-Unis. Il en faisait une question de principe, lui le descendant d’immigrants irlandais, le catholique fervent qui croit en la charité pour ceux qui cherchent refuge.

Trois ans plus tard, le chaos à la frontière met en péril ses espoirs de réélection. Le nombre de personnes qui franchissent la frontière a doublé par rapport à la présidence Trump. Des gouverneurs républicains du sud transportent en masse des sans-papiers vers les villes du nord à majorité démocrate. Face à l’une des plus grandes vagues d’immigration de l’histoire américaine, le président Biden se retrouve à implorer le Congrès de lui accorder le pouvoir de fermer la frontière afin de pouvoir la contenir. Il a tellement cédé aux demandes des républicains qu’un accord bipartisan avait été trouvé cet hiver pour faire passer la loi anti-immigration la plus sévère des dernières décennies, avant que l’ancien président Trump n’ordonne à ses soutiens de la faire échouer pour que cette crise migratoire ne trouve une solution avant l’élection de novembre.

Ce sera aussi l’avortement, stupid.

Le principal espoir de réélection du camp Biden repose sur sa capacité à mobiliser en novembre un électorat écoeuré par décision de la Cour Suprême de casser l’arrêt Roe v. Wade de 1973 qui garantissait de facto le droit des femmes à avorter. Il dépend désormais de leur code postal : si elles habitent dans un état républicain qui a durci les conditions ou interdit simplement l’avortement, elles doivent se débrouiller pour partir dans un autre état.

Un retournement espéré par les chrétiens évangéliques depuis des décennies, qui explique en partie la victoire de Donald Trump en 2016 alors qu’un siège décisif à la Cour Suprême était vacant. L’ancien président a pu renouveler un tiers des neufs juges de la Cour Suprême en ancrant solidement la plus haute juridiction du pays dans un conservatisme qui effraie même des républicains modérés.

Donald Trump est coincé entre sa base et les indépendants qu’il doit rassurer pour l’emporter. En quelques semaines il a laissé entendre qu’il signerait une interdiction nationale de l’avortement à quinze semaines de grossesse, puis a promis que la décision appartiendrait aux états. Dans les débats sur les radios en ondes moyennes où les animateurs conservateurs font les plus larges audiences, il est régulièrement question de ce qu’une femme, ou une jeune fille, victime de viol ou d’inceste, devrait avoir le droit ou pas de faire, sans que leur liberté de disposer de leur corps ne semblent les préoccuper.

L’ancien président sait que cette question de l’avortement a permis aux démocrates de sauver les meubles lors des élections de mi-mandat en 2022, d’empêcher les Républicains d’avoir les mains libres au Congrès et de remporter une série d’élections partielles et de référendums locaux, même dans des états républicains comme le Kansas. La campagne Biden s’affaire pour transformer cette colère en carburant électoral pour le président. Elle s’inspire d’une stratégie mise en place par la campagne de réélection de Bush en 2004. En faisant ajouter dans certains états des référendums sur le mariage des homosexuels le même jour que la présidentielle (les Américains votent pour de nombreux scrutins en même temps, la Chambre, le Sénat, d’innombrables scrutins locaux), les conseillers du président Bush s’assuraient que les électeurs conservateurs allaient se déplacer et mettaient en difficulté le rival démocrate John Kerry, sénateur d’un état qui venait de reconnaitre le mariage des couples de même sexe.

C’est exactement ce qu’essaye de faire la campagne Biden en Floride, le troisième état le plus peuplé donc riche de nombreux grands électeurs pour atteindre la majorité du collège électoral qui détermine l’élection du président. La Floride, longtemps disputée, a été gagnée par Trump en 2016 et 2020 et semble à première vue difficilement gagnable pour Biden. Mais les démocrates veulent croire que l’état est en jeu cette fois, ne serait-ce que pour obliger la campagne Trump à y dépenser beaucoup d’argent pour faire campagne.

Jon Favreau ancien conseiller du président Obama devenu un influent podcasteur racontait récemment que 90% des publicités diffusées par la campagne Biden en 2024 portaient sur l’avortement. Elles passent en boucle des archives dans lesquelles Donald Trump se vante d’avoir mis fin à ce droit.

Abortion, immigration, inflation, ces trois mots pèseront différemment selon les états où se joueront l’élection, et j’aurai l’occasion d’y revenir.

Car à défaut de pouvoir la couvrir sur le terrain, je vais me permettre de glisser ici quelques remarques occasionnelles en essayant de cut through the noise (en espérant qu’elles intéresseront quelques lecteurs égarés).

La prochaine fois j’essaierai de faire plus court.

C’est la concision, stupid !

--

--

Philippe Corbé

Journaliste / Auteur du roman "Cendrillon est en prison" et des essais "J’irai danser à Orlando" et "Roy Cohn, l’avocat du diable" chez Grasset