Débats télé : le coup de bluff de Biden

Philippe Corbé
7 min readMay 16, 2024

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La campagne Biden semble parfois si rouillée qu’elle vient de surprendre tout le monde avec un coup assez habile.

En quatorze secondes de vidéo, ce mercredi 15 mai, Joe Biden a défié Donald Trump de l’affronter lors de deux débats télévisés en juin et septembre. Surtout, il a réussi à imposer ses conditions.

Quelques minutes plus tard, l’ancien président annonçait sur son réseau Truth Social qu’il acceptait. : “Just tell me when, I’ll be there”, dites moi juste quand, je serai là.

C’est à la fois un coup audacieux et prudent, et je vais vous raconter pourquoi.

Il faut d’abord noter le ton de ce message du président, calibré par ses communicants. Un côté duel de cour de récré, genre t’es-pas-cap. Il lui dit pal, mon pote (c’est de l’ironie). Et conclut ces quatorze secondes par “j’ai entendu que tu es libre le mercredi” (c’est le seul jour de la semaine sans audience au procès Trump). L’équipe Biden avait bien préparé son coup, en mettant illico en vente sur son site de campagne un t-shirt Free on Wednesdays, libre le mercredi, $32 pour financer la campagne.

Cette audace de la part d’une équipe de campagne qui en manque tant indique une chose : le président a beau pester contre les sondages, répéter sur tous les tons qu’il n’en tient pas compte, cette initiative inattendue confirme qu’il est bien conscient qu’il va perdre l’élection s’il ne prend pas de risques. Le dernier sondage du New York Times dans les états clés publié dimanche est dévastateur pour le camp Biden. Il est distancé dans cinq des six états qui devraient déterminer le nom du prochain président, notamment chez “les jeunes et les électeurs non-blancs” résume le NYT, deux piliers essentiels de sa coalition victorieuse.

S’il ne change pas la dynamique de la campagne, Biden va devoir laisser sa place à son prédécesseur qu’il méprise et dont il avait promis de débarrasser l’Amérique.

Mais ses stratèges emballent tellement leur candidat dans du coton, ils exposent si peu ce président hors d’un cadre balisé (très peu d’entretiens avec des journalistes -et on comprend pourquoi avec la rare interview accordée à CNN la semaine dernière-, très peu de conférences de presse, le président semble souvent s’agripper à son téléprompteur et à ses fiches cartonnées) qu’ils nourrissent un doute sur l’état de santé d’un candidat âgé qui demande aux Américains de lui faire confiance pour quatre années de plus. S’il va jusqu’à la fin d’un éventuel second mandat, Biden sera entré dans sa quatre-vingt-septième année, lui qui est né un an après Pearl Harbor.

Depuis le second mandat de Reagan, c’est une commission bipartisane qui était chargée d’organiser tous les quatre ans trois débats présidentiels et un débat vice-présidentiel. Ils se tenaient dans les toutes dernières semaines avant l’élection, dans un décor austère où étaient affichés des extraits de la Constitution et des références patriotiques. Des équipes de campagne de deux partis s’étaient souvent plaintes de ce système, mais il se perpétuait ainsi à chaque cycle électoral.

En quatorze secondes de vidéo, Biden a fait exploser quatre décennies d’habitudes (lui si attaché aux traditions de Washington où il été élu pour la première fois au Sénat en 1972…) et a imposé ses conditions.

  • Les débats devront se faire sans public.

Ce n’est pas un détail, car en 2016, face à Hillary Clinton, Donald Trump avait venir dans l’assistance trois femmes qui avaient accusé Bill Clinton de viol et d’agression sexuelle.

  • Le micro des débatteurs sera coupé lorsqu’ils n’auront pas la parole.

En 2020, le premier débat à Cleveland avait été chaotique et presque pathétique. Le président Trump (dont on ne savait pas encore qu’il venait d’être contaminé par le Covid qui le conduirait quelques jours plus tard à l’hôpital) ne cessait d’interrompre Biden. L’ancien vice-président avait fini par lui lancer “Tu vas la fermer, mec ?”

  • Le débat se limitera aux deux principaux candidats

Biden écarte ainsi Robert Kennedy Jr, le fils de Bobby Kennedy et neveu de JFK, qui n’a aucune chance d’être élu mais pourrait grappiller des voix cruciales à Biden et le faire perdre. Kennedy gardait l’espoir d’atteindre les critères requis pour se qualifier aux débats. Cla s’est déjà produit, en 1992, quand Ross Perrot avait décroché son ticket pour les débats, ce qui avait contribué à la défaite du président Bush père face au gouverneur Bill Clinton.

  • Des dates éloignées du scrutin

Des débats en juin et septembre, pas dans les dernières semaines de campagne pendant lesquelles les Américains les plus éloignés de la politique commenceront à s’intéresser de près aux enjeux, ceux qui n’ont pas encore faire leur choix, les plus exaspérés par cette revanche entre deux présidents impopulaires et âgés, mais aussi ceux qui détermineront le gagnant. La campagne Biden calcule que si ses prestations lors des débats sont mauvaises, l‘effet néfaste aura moins d’impact avant le scrutin. Et s’il s’en sort mieux que prévu, ces dates précoces pourraient mobiliser son électorat qu’il encourage à voter de façon anticipée par courrier (dans certains états, on peut voter un mois et demi avant le jour de l’élection).

  • le nombre de débats sera limité

C’est la condition la plus importante et la plus révélatrice de l’état d’esprit de Biden. Le président a demandé et obtenu de Trump qu’il n’y ait que deux débats et pas trois comme c’était la tradition (en 2020, il n’y avait eu finalement que deux débats en raison du Covid de Trump). Deux et pas trois, pour minimiser les risques de gaffes et de moments viraux qui satureraient la couverture médiatique de la campagne.

Les chaines se sont prestement positionnées. CNN a obtenu le premier débat au début de l’été, le 27 juin. ABC celui de la fin de l’été, le 10 septembre.

Biden, distancé dans les sondages des états-bascule, accusé par la campagne Trump d’être faible et gâteux, ne pouvait pas renoncer totalement aux débats comme il le laissait entendre. Trump n’aurait cessé jusqu’en novembre de l’accuser de se cacher, et aurait nourri la thèse que répètent les trumpistes aux Américains : Biden est sénile, ce n’est qu’une marionnette de dieu-sait-qui, on ne sait pas vraiment qui est en charge du pays, et regardez le chaos, d’Israel à la frontière mexicaine, Trump lui au moins c’est un vrai chef etc.

Biden ne pouvait mettre fin à cette tradition des débats radiotélévisés inaugurée par Kennedy et Nixon en 1960 (le vice-président Nixon, mauvais devant la caméra, en sueur, avait été jugé le moins convaincant par ceux qui l’avaient regardé à la télévision, mais le plus convaincant par ceux qui l’avaient écouté à la radio).

Biden n’avait pas le choix.

Mais ces débats peuvent aussi sonner le glas de ses espoirs de réélection : oui, il est vieux, oui, il est plus lent qu’avant, oui, il a beaucoup à perdre s’il semble dépassé en direct devant des dizaines de millions de téléspectateurs. Trump, qui a moins de quatre ans de moins que lui, compte sur ces événements pour accentuer le contraste physique et d’énergie entre les deux.

Le coup de bluff, c’est que Biden a fait planer un doute depuis des mois sur la participation à des débats. Il a donc laissé Trump répéter qu’il fallait absolument qu‘ils aient lieu. Trump, qui a souvent menacé de sécher des débats, en 2016, en 2020, s’était donc engagé il y a deux mois à les accepter quelles que soient les conditions, “ANYWHERE, ANYTIME, ANYPLACE” (PARTOUT, À TOUT MOMENT, A N’IMPORTE QUEL ENDROIT). Le président a saisi cette occasion pour imposer des conditions qui l’arrangent.

Le pari du clan Biden, c’est que ces débats pourraient permettre d’exposer à nouveau Donald Trump, pour le meilleur et pour le pire. Des démocrates déplorent une sorte de Trump-nostalgie parmi les classes moyennes, nostalgie d’une époque pré-Covid où elles avaient plus de pouvoir d’achat. Trump n’accorde pas non plus beaucoup d’entretiens hors des sentiers battus des chaines conservatrices. Des dizaines de millions d’Américains éloignés des chaines d’informations et des réseaux sociaux peuvent donc se tenir à distance de ce qu’il dit et de ce qu’il fait.

Les proches de Biden pensent qu’en ramenant l’ancien président dans les salons des foyers à travers les Etats-Unis, en leur rappelant qui est vraiment Donald Trump, ils réveilleront la fatigue de nombreux Américains qui ont voté Biden en 2020 pour mettre fin au spectacle Trump devenu assourdissant.

Ils veulent faire de cette élection un nouveau référendum sur Trump, comme en 2020. Ils savent que si cette élection est un référendum sur le président sortant (c’est souvent le cas), Biden sera battu.

Biden va aussi bluffer sur son jeu. Trump et ses alliés répètent tant que le président est impotent qu’ils limitent massivement les attentes. La barre d’un débat réussi pour Biden est mécaniquement plus basse. S’il fait un débat sans éclat mais qu’il expose ses arguments sans gaffe majeure, son équipe de campagne espère qu’il apparaîtra sous un jour favorable. Ah, finalement il n’est pas si mort que cela !

Ils ont déjà joué à ce jeu là avant le dernier discours sur l’état de l’Union cet hiver, en laissant le camp Trump répéter que le discours allait être prononcé par un président cadavérique. La prestation énergique et drôle de Biden lui avait permis de reprendre un peu d’air dans les sondages nationaux.

Donald Trump regrette-t-il déjà d’avoir accepté sans conditions la proposition de Biden, lui qui s’est toujours vanté de négocier les meilleurs deals ?

Lara Trump, la belle-fille de Donald Trump, co-présidente du parti républicain, est allée sur Fox News suggérer que ces débats étaient “truqués” (“rigged”, un mot qu’il utilise souvent pour dénoncer ses adversaires).

Puis sur la chaine conservatrice Newsmax, où elle a félicité son beau-père d’avoir réussi lui aussi un coup de bluff.

Je laisse le mot de la fin à Mitt Romney, sénateur républicain mais anti-Trump, ancien candidat du parti en 2012 (il avait d’ailleurs gagné son premier débat face au président Obama) qui a lâché cette phrase devant des journalistes au Capitole : “Ce sera divertissant et instructif. Comme les deux vieux gars du Muppet Show”.

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Philippe Corbé

Journaliste / Auteur du roman "Cendrillon est en prison" et des essais "J’irai danser à Orlando" et "Roy Cohn, l’avocat du diable" chez Grasset