Fini de rire

Philippe Corbé
5 min readJul 3, 2024

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L’heure de Kamala Harris a sonné. La vice-présidente, souvent regardée de haut, peut être un recours si Biden renonce à se présenter.

Ellen Schmidt/Las Vegas Review-Journal

La première fois que j’ai croisé Kamala Harris, c’était sur les marches d’une petite église à Portsmouth, dans le New Hampshire. Il neigeait. C’était au début de 2019, un an avant la première primaire de la présidentielle de 2020 dans cet État. Je la suivais pendant deux jours pour essayer de comprendre qui était cette sénatrice de Californie, en poste depuis seulement un an et quelques semaines. L’ancienne procureure générale (c’est-à-dire ministre de la Justice) de l’État le plus peuplé et le plus riche des États-Unis était entourée de quelques dizaines de partisans brandissant des pancartes colorées Kamala, For the People.

À la première question que je lui avais posée, elle avait éclaté de rire. Pas un ricanement cynique, pas un sourire aux dents blanches d’un politicien charmeur, mais un large rire sonore venu du ventre qui entraînait un mouvement de tout le buste et de ses bras. Je n’avais pourtant rien dit de drôle.

À la deuxième question, elle avait pris un air profond, le regard accroché au mien, répondu quelques phrases sur un ton solennel en opinant du chef pour marquer les mots importants, puis avait à nouveau éclaté de rire pour interrompre notre échange.

Le lendemain, lors d’un petit-déjeuner à Manchester, dans un petit bâtiment en briques orné d’affiches électorales de présidents depuis John Fitzgerald Kennedy, elle s’était encore esclaffée lorsque je lui avais parlé en français, qu’elle comprend pour avoir passé quelques années d’adolescence à Montréal, où sa mère, scientifique d’origine indienne, s’était installée après un divorce avec son père, un économiste d’origine jamaïcaine.

La vice-présidente est régulièrement interrogée sur ce rire qui la distingue. Elle répond généralement que le rire est sa manière de gérer la pression de ses fonctions. “N’ayez pas peur de rire. N’ayez pas peur de trouver de la joie, même dans les moments difficiles” a plaidé un jour Kamala Harris devant des étudiants. “Le rire est un don, et c’est l’une des choses qui nous rend humains”.

Aujourd’hui, fini de rire.

Le président qu’elle seconde est sous une pression intense de démocrates paniqués (des bedwetters raillent la campagne Biden, ceux qui mouillent leur lit) après le premier débat catastrophique de la campagne. Ce président l’a largement tenue à l’écart de son mandat, encore plus qu’Obama ne l’avait fait avec lui quand il était dans ce rôle ingrat de vice-président entre 2008 et 2012. Son équipe est aussi cruelle avec cette vice-présidente que l’équipe Obama l’avait été avec lui.

Ce mercredi, ils doivent déjeuner ensemble dans la salle à manger privée du président. Évoqueront-ils ce dont tout Washington parle, le possible remplacement du président pour éviter un retour de Trump au pouvoir ?

Non seulement Joe Biden décroche dans les premiers sondages menés dans les États-clés où il était déjà en difficulté face à Donald Trump, mais l’effet est si brutal que des États qui votent traditionnellement démocrate aux présidentielles, et où il devait l’emporter sans avoir à y faire campagne, semblent désormais prenables par Trump, comme le New Hampshire, la Virginie et le Nouveau-Mexique.

Lors de ce déjeuner, les deux auront aussi en tête ce sondage national CNN, le premier après le débat, qui montre que Trump distance désormais Biden de six points, 49 % contre 43 %. L’écart est réduit à 2 points s’il affrontait la vice-présidente Harris, qui s’en sort bien mieux que les deux gouverneurs dont les noms circulent comme possibles remplaçants : Gretchen Whitmer du Michigan et Gavin Newsom de Californie.

Elle a reçu ces dernières heures un soutien hautement symbolique dans le camp démocrate. On sait désormais qu’elle peut compter sur Jim Clyburn, un représentant de Caroline du Sud, figure influente de la communauté noire et co-président de la campagne. Son soutien au début de la présidentielle 2020 avait sauvé Biden après des premières primaires calamiteuses. Il vient d’annoncer qu’il va parler au président Biden et qu’il soutiendra Harris si le président décide de se retirer. “Nous devrions faire tout ce que nous pouvons pour la soutenir” plaide Clyburn sur MSNBC, la chaine la plus pro-Biden. C’est lui qui avait convaincu Biden en 2020 qu’il fallait choisir une femme noire comme candidate à la vice-présidence.

Ces enquêtes et ces premiers soutiens doivent avoir un délicieux goût de revanche pour Harris, qui souffre de sondages piteux depuis son élection aux côtés de Joe Biden. Elle est largement moquée par la classe politique, regardée de haut par la presse, parfois comparée au personnage de Julia-Louis Dreyfus dans Veep, formidable comédie diffusée par HBO de 2012 à 2019, qui raconte les mésaventures grotesques d’une vice-présidente névrosée et inutile.

L’impopularité tenace de Harris a été parfois citée par les partisans de Biden comme l’une des raisons pour lesquelles le président devait absolument se représenter pour empêcher son élection. Elle disposerait pourtant de quelques atouts dans cette situation impossible si Biden devait renoncer.

Elle pourrait faire campagne sur ce qu’ils ont accompli depuis quatre ans, notamment les plans d’investissements massifs. Le bilan de Biden est moins impopulaire que le président.

Qui serait mieux placée qu’une ancienne procureure fédérale pour faire le procès de Trump, déjà condamné dans un procès pénal et menacé de plusieurs dizaines d’inculpations ?

Elle pourrait rassurer la communauté noire, dont le soutien à Biden s’est effiloché depuis 2020, comme je l’ai raconté ici, au profit de Trump, au point de mettre en péril des États clés comme la Géorgie. Rien ne dit qu’elle puisse mobiliser beaucoup de nouveaux électeurs, mais le choix d’un autre candidat de substitution risque de démobiliser encore davantage une partie de l’électorat noir qui ne comprendrait pas que la vice-présidente métisse soit écartée.

De même pour les femmes, dont la participation massive est le meilleur espoir des démocrates, deux ans après la décision de la Cour Suprême sur l’avortement. Écarter Harris au profit d’un homme éloignerait une fois de plus la possibilité d’élire la première femme présidente.

Et puis n’importe quel autre candidat de dernière minute devrait expliquer pourquoi il prend la place de Harris dont la fonction principale comme tous les vice-présidents (la seule, diront certains) est de prendre le relais en cas d’incapacité du président.

Nous n’en sommes pas là.

Lors d’une conférence téléphonique entre des dizaines de donateurs mardi 2 juillet, révélée par Semafor, l’influent conseiller démocrate Dmitri Mehlhorn a mis en garde son auditoire : ”Kamala Harris est plus menaçante pour les électeurs des États bascule qu’un Joe Biden mort ou dans le coma.

Dans la saison 3 de Veep (à 2'01 dans le lien Youtube plus haut), la vice-présidente Selina Meyer prend un proche collaborateur dans un cabinet de toilettes et lui chuchote un secret, “Le président va démissionner. Et je vais devenir présidente !”.

Puis elle ajoute “De l’Amérique !” dans un éclat de rire.

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Philippe Corbé

Journaliste / Auteur du roman "Cendrillon est en prison" et des essais "J’irai danser à Orlando" et "Roy Cohn, l’avocat du diable" chez Grasset