Joe le Têtu

Philippe Corbé
5 min readJul 19, 2024

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Biden résiste encore aux pressions pour qu’il se retire, jusqu’à paraître buté. Son histoire personnelle recèle quelques clés de cette obstination.

Evan Vucci / Associated Press

Il faut toujours se demander où un homme place sa fierté, surtout quand cet homme est le plus puissant du monde.

Et pour comprendre Joe Biden, il faut toujours revenir à l’Irlande et à la poésie.

Biden est né un an après Pearl Harbor, dans une famille irlandaise-américaine d’une petite ville de Pennsylvanie, des descendants d’immigrants qui ont fui le comté de Mayo, sur la façade atlantique de l’île, pour chercher un avenir meilleur de l’autre côté de l’océan. Le petit Joe était bègue. La poésie irlandaise l’a sauvé.

Lors d’une émission de CNN pendant la campagne de 2020, Biden a raconté comment un livre de poésie de W.B. Yeats, qui appartenait à son oncle, l’a aidé à maîtriser son bégaiement que tout le monde pensait insurmontable. “Je me levais la nuit, au milieu de la nuit, avec une lampe de poche. Je me regardais dans le miroir et j’essayais de mémoriser ce que je pouvais”, se remémorait Biden. Il fixait son visage, se concentrant très fort pour ne pas le déformer lorsqu’il était surpris par un mot.

Son obstination l’a non seulement aidé à contrôler ses problèmes d’élocution, qui ne ressurgissent que dans des moments de tension comme souvent récemment, mais elle a aussi forgé son caractère. Joe Biden est opiniâtre au point d’être entêté, têtu jusqu’à en être buté. Et surtout, Joe Biden est fier de cette résilience qui a guidé sa vie.

Elle lui a permis de survivre aux drames de sa famille : la mort de sa femme et de sa fille dans un accident de voiture en 1972, la mort de son fils aîné Beau en 2015, et la plongée de son deuxième fils dans la drogue dont il ne s’est jamais vraiment sorti.

Le gamin bègue d’une famille modeste est aujourd’hui le président de la plus grande puissance du monde, et il cite dès qu’il en a l’occasion quelques vers de Yeats, et particulièrement celui-ci :

“Think where man’s glory most begins and ends,

and say my glory was I had such friends.”

Pense où la gloire d’un homme généralement commence ou finit, et dis que ma gloire fut d’avoir de tels amis.

Ses amis politiques l’ont lâché et le poussent à se retirer. Les puissants du Congrès, où il a passé trente-six ans de sa vie. Obama, qu’il a servi comme vice-président pendant huit ans, laisse ses anciens collaborateurs répéter sur les antennes d’un ton exaspéré que le vieux Biden est le dernier à n’avoir pas encore compris qu’il est déjà mort.

Et pourtant, Biden tient. Pour l’instant, du moins.

Il est convaincu qu’il a toujours été sous-estimé, mais qu’il a toujours donné tort à ceux qui le regardaient de haut, depuis le bégaiement de son enfance jusqu’à son élection à la Maison Blanche à la fin de sa septième décennie.

Qui, à part lui, pensait qu’un jeune avocat qui n’avait pas fait ses études dans l’une des universités les plus prestigieuses pourrait devenir l’un des plus jeunes sénateurs de l’histoire de la nation ?

Qui, à part lui, pensait qu’après deux candidatures piteuses à la présidence en 1988 et en 2008, il pourrait avoir un jour la chance de s’installer dans le bureau ovale ?

George Widman / Associated Press

Quand, à l’automne 2015, le président Obama a fait pression sur lui pour qu’il ne se présente pas contre Hillary Clinton à la primaire pour la présidentielle et lui a montré le chemin de la retraite, qui, à part lui, imaginait qu’il représenterait quatre ans plus tard les espoirs de son camp ?

Carlos Barria / Reuters

Quand, à l’hiver 2020, il n’avait terminé que quatrième lors du premier caucus dans l’Iowa et cinquième dans la première primaire dans le New Hampshire, où il avait passé des mois à faire campagne, qui, à part lui, imaginait qu’il serait président un an plus tard ?

Je me souviens l’avoir suivi, quatre jours avant ce caucus de l’Iowa, devant quelques dizaines de personnes dans une petite salle à moquette d’un hôtel de zone commerciale dans une ville près du Mississippi glacé. Quand il a dit qu’il allait gagner malgré ses sondages peu flambants, je me suis dit que c’était un peu triste de le voir ainsi s’entêter.

J’avais tort.

Il avait raison, comme il doit penser qu’il a raison aujourd’hui. Sa résilience têtue lui a toujours donné raison.

Mais parfois, votre plus grande force devient votre faiblesse.

Comme le résume Mark Leibovich dans The Atlantic, “Ne sous-estimez jamais le pouvoir destructeur d’un vieux narcissique têtu qui a quelque chose à prouver. Idéalement, personne n’est blessé en chemin : peut-être que papi refuse d’abandonner son permis de conduire, fonce dans un chêne, et seule la voiture est détruite. Mais parfois, il y a des victimes. Peut-être qu’un piéton est renversé.

Quand les historiens américains raconteront cette semaine folle, un président qui échappe à la balle d’un assassin face à un autre poussé hors du pouvoir par les siens, un président qui allait tout perdre désormais sur le point de tout gagner face à un président qui comprend qu’il va perdre ce qu’il a cherché toute sa vie à accomplir, le moment où un président accusé d’avoir participé à un coup d’État a pris un ascendant décisif sur celui qui l’avait battu au nom de la défense de la démocratie, ils devront revenir à ce vers de Yeats et penser où la gloire d’un homme généralement commence ou finit.

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Philippe Corbé

Journaliste / Auteur du roman "Cendrillon est en prison" et des essais "J’irai danser à Orlando" et "Roy Cohn, l’avocat du diable" chez Grasset