La semaine où Trump a gagné l’élection (ou pas)

Philippe Corbé
11 min readJul 20, 2024

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Hannah Beier / Bloomberg

Trump a gagné. C’est fini, c’est plié, on peut passer à autre chose.

Je suis arrivé aux États-Unis il y une semaine pour des congés, et quelle semaine ! Alors que le parti démocrate se déchire comme jamais et que le président refuse de se laisser pousser dehors, Trump a survécu à une tentative d’assassinat, un miracle dans lequel beaucoup de ses partisans voient un signe divin, puis a savouré la consécration éclatante de la convention républicaine de Milwaukee.

Ce n’était pas seulement l’intronisation d’un parti, c’était un sacre impérial.

Un éditorialiste du New York Times le compare à Napoléon, un autre de Bulwark à César (“il est venu, il a vu, il a conquis”). Dans le Wall Street Journal, la bible du conservatisme bon teint, Peggy Noonan, ancienne plume de Reagan et qui s’est toujours refusée à voter Trump, écrit que c’était un “triomphe trumpien”, “un mouvement qui était une blague il y a neuf ans” (…) “a désormais totalement transformé ce parti et ils sont « certains qu’ils vont gagner”.

Tout était parfait.

Sauf le discours du nouveau César-Napoléon.

Je me souviens de la convention républicaine à Cleveland en 2016. Toute la convention avait été un sacré foutoir, beaucoup de républicains étaient sonnés par l’OPA de ce milliardaire new-yorkais, présentateur de télé-réalité, qui avait longtemps financé le parti démocrate et qui avait remporté à la hussarde les primaires du parti de Reagan. Il piétinait soigneusement ses grands principes pro-business et néo-conservateurs avec un discours populiste protectionniste et la menace de remettre en cause les alliances tissées depuis la Seconde Guerre mondiale.

À Cleveland, en 2016, tout avait été raté. Sauf le discours du candidat.

Pour la première fois, ce soir-là, dans la salle, je me suis dit que Trump pouvait gagner.

Je me souviens avoir ressenti quelque chose le long de ma colonne vertébrale quand il s’est adressé à la foule et aux téléspectateurs en disant “I am YOUR voice”.

Chaque jour, je me réveille déterminé à venir en aide aux personnes que j’ai rencontrées partout dans ce pays et qui ont été négligées, ignorées et abandonnées. J’ai rendu visite aux ouvriers d’usine licenciés et aux communautés écrasées par nos accords commerciaux horribles et injustes. Ce sont les hommes et les femmes oubliés de notre pays. Et ils sont oubliés, mais ils ne le seront pas longtemps. Des gens qui travaillent dur mais qui n’ont plus de voix.

Je suis VOTRE voix ! » concluait Trump en pointant le doigt vers la foule.

Le contraste est saisissant avec son discours de Milwaukee. En 2016, il disait “je suis avec VOUS, et je me battrai pour VOUS, et je gagnerai pour VOUS”. Jeudi soir, il laissait penser qu’il se battait pour lui, qu’il allait gagner pour lui, pour obtenir enfin sa revanche.

C’était une occasion ratée. Il devait ponctuer avec un point d’exclamation une convention impressionnante, il laisse plutôt des points de suspension voire un point d’interrogation.

Pendant des jours, sa famille et ses équipes ont expliqué que l’ancien président avait été profondément changé par la tentative d’assassinat, cette mort qui l’avait frôlé. Qui ne le serait pas ?

Ils ont fait en sorte qu’il ne prenne pas la parole avant jeudi. Il ne ferait qu’assister silencieusement aux discours chaque soir, les caméras de toutes les chaînes captureraient sa mine plus solennelle, son regard presque voilé par l’émotion.

Et jeudi, attention, mesdames et messieurs, nous allions voir un nouveau Donald Trump (“A New Don” a titré le New York Post de Murdoch, jeu de mots avec new dawn, nouvelle aube).

Ses communicants ont répété que l’ancien président avait changé lui-même le discours écrit pour la convention, qu’après avoir échappé à la mort il lui apparaissait qu’il était de sa responsabilité d’adresser un message d’unité, qu’il était temps de rassembler la nation (comprenez, maintenant qu’il est assuré d’être élu).

Les premiers extraits du discours qui avaient fuité dans la soirée annonçaient effectivement des accents nouveaux : “Je me présente à la présidence de toute l’Amérique, pas de la moitié de l’Amérique, car il n’y a pas de victoire en gagnant pour la moitié de l’Amérique.

Ces phrases étaient sur le prompteur, il les a lues en début de discours, et a déroulé pendant quelques minutes le récit de sa survie miraculeuse, mais d’un ton étonnamment plat. Low energy, aurait dit le Trump de 2016. Pas de souffle épique alors qu’il faisait le récit le plus extraordinaire d’un discours de convention que les candidats truffent généralement d’envolées lyriques.

Puis il est passé à autre chose.

Donald Trump sait mieux que quiconque comment capter l’attention. Depuis ses débuts dans la presse tabloïd de New York dans les années 70, il sait frapper les esprits. Et jeudi soir, au bout de quelques minutes, c’est comme s’il s’était dit que le texte de ce New Don, que ses communicants lui avaient demandé de lire soigneusement, allait ennuyer les spectateurs.

Alors, comme un chanteur de variété qui craint que le public applaudisse moins ses nouvelles chansons, il a rejoué ses vieux tubes.

Après quinze minutes de discours d’unité et de gravité lu sans conviction, c’est Old Don qui a fait son spectacle habituel pendant une heure.

Il a distribué les swings et les uppercuts, comme dit la chanson. Ça a fait VLAM ! ça a fait SPLATCH ! et ça a fait CHTUCK ! Ou bien BOMP ! ou HUMPF ! parfois même PFFF ! SHEBAM ! POW ! BLOP ! WIZZ !

Le discours s’est terminé au-delà de minuit sur la côte Est, quand beaucoup de téléspectateurs étaient déjà partis se coucher.

New York Magazine raconte que le discours écrit, enregistré sur le prompteur et diffusé aux médias ne comptait que 3000 mots, mais que son discours de plus d’une heure et demie a dépassé 12 000 mots. Soit un quart de texte préparé par les communicants et trois quarts d’improvisations qui ravissent ses partisans dans ses réunions publiques.

Les communicants de la campagne Trump avaient pris soin pendant quatre jours de ne pas évoquer la contestation des résultats de 2020. Le candidat n’en a fait qu’à sa tête. Il a répété que l’élection avait été volée, il a fait l’éloge de dictateurs, s’est vanté de ses relations avec Kim Jong Un et les talibans. Les mêmes rengaines, y compris sur “le regretté et grand Hannibal Lecter” et “Crazy Nancy Pelosi”. C’était du pur Trump, de la viande rouge que dévorent ses admirateurs. Le retour au “American Carnage” de son discours d’investiture de sa présidence en janvier 2021.

Sa chance, c’est que beaucoup de téléspectateurs ont coupé avant la fin du discours pour aller dormir, et n’ont donc entendu que le début au ton plus rassembleur. En outre, beaucoup de journaux avaient déjà bouclé, et ont titré sur la foi du discours écrit qui leur avait été transmis à l’avance.

Le discours de Trump a confirmé que la discipline que son équipe a su lui imposer depuis le début de cette campagne connaît ses limites.

L’un de ses vieux amis, qui a depuis coupé les ponts avec lui, l’ancien gouverneur du New Jersey Chris Christie, qui a participé à ses campagnes en 2016 et 2020, qu’il a envisagé comme possible vice-président, ministre de la Justice ou directeur de cabinet à la Maison Blanche, a raconté sur ABC au lendemain du discours de Milwaukee que la tentative d’assassinat l’avait certainement secoué, mais pas changé.

“Il est qui il est (…) Il a 77 ans, et à cet âge, si je me fie à mon expérience, il est peu fréquent de trouver quelqu’un de 77 ans qui change en profondeur qui il est. Et si vous aviez besoin de preuve, vous l’avez vu hier soir. Ceux qui ont essayé d’être au rendez-vous de ce moment, c’est son équipe, qui a écrit ce discours. Quand vous en lisez juste le texte, il parvient presque à être au rendez-vous de ce moment. Mais plus d’un tiers de ce qu’il a dit hier soir était improvisé. Et toute l’improvisation revenait à ce qu’il fait d’habitude. ‘Tous ces gens sont injustes avec moi, c’est horrible la manière dont j’ai été traité, pauvre de moi, mais Dieu merci, je n’ai pas abandonné donc je suis toujours là pour vous tous’ (…) Les quinze premières minutes, il est sans enthousiasme, sans énergie, je ne l’avais jamais vu comme ça. Pourquoi ? Parce qu’il détestait ce qu’il disait. Il détestait cela, il n’y croit pas. Mais il sait qu’il devait le dire.”

Christie a aussi reproché aux médias d’avoir gobé toute la com’ de ses équipes sur le nouveau Trump. “Regardez la couverture médiatique les trois premiers soirs. C’était comme si tous les reporters des chaînes avaient pris de la drogue. ‘Regardez-le dans la salle, il semble plus grave, on dirait qu’il a changé’… C’est un acteur ! Il joue la comédie à la télévision depuis des décennies. Il savait que les caméras seraient braquées sur lui. Ça c’est le plus facile pour Donald Trump. C’est quand il ouvre sa bouche qu’il est plus difficile de jouer la comédie.”

Il ne faut pas se laisser duper par les images de dévotion à Milwaukee. Les conventions sont des spectacles télévisés, diffusés en prime time sur toutes les grandes chaînes à l’heure la plus écoutée. Les gens qui sont là sont des convaincus, pas des sceptiques ou des hésitants. Les républicains ont réussi à mettre en scène une convention percutante, efficace, bien huilée, à l’exception de ce discours du candidat.

Fox News a réalisé des audiences record. Mais le défi de Trump pour l’emporter, ce n’est pas de convaincre le public conquis de Fox.

Certes, comme dans toute campagne, il faut mobiliser son camp, ces dizaines de millions d’Américains qui l’admirent, l’acclament et en redemandent. Beaucoup n’ont pas compris et parfois pas accepté le résultat de 2020. Certains pensent même sincèrement ce que disent ses flatteurs les plus zélés, qu’il est le plus grand président de l’histoire de cette nation (prends ça, Lincoln !). Un nouveau Roi David m’avait dit un jour un vieux monsieur au costume soigné à la sortie d’une église baptiste de Dallas.

Mais l’Amérique n’a jamais été majoritairement trumpiste.

Elle n’a même été majoritairement à droite qu’une seule fois depuis la chute du mur de Berlin. Si on prend les neuf dernières élections présidentielles, le parti républicain n’a jamais obtenu plus de la moitié des voix, sauf une fois. 50,7 % pour Bush en 2004, la première présidentielle après le 11 septembre.

Trump n’a gagné en 2016 que grâce au collège électoral, parce qu’il avait obtenu plus de 270 grands électeurs, la majorité, malgré près de 3 millions de voix de retard.

Donc en 2024, comme en 2020 et en 2016 quand l’élection s’est jouée à quelques dizaines de milliers de voix au total dans quelques États bascule, l’élection va être décidée par quelques centaines de milliers d’Américains.

La question qu’il faut donc se poser, c’est ce que pensent les artisans, les retraités, les étudiants, les vétérans, les profs et les autres habitants des banlieues pavillonnaires de Philadelphie, Pittsburgh, Détroit et Milwaukee, qui détermineront si la Pennsylvanie, le Michigan et le Wisconsin voteront pour Trump comme en 2016, ou contre lui comme en 2020.

Je me souviens avoir interrogé en 2020 une mère de famille de l’ouest de la Pennsylvanie, qui avait toujours voté républicain, qui avait choisi Trump avec enthousiasme en 2016. Elle avait beaucoup aimé sa télé-réalité The Apprentice et était ravie que son parti ait choisi Trump comme candidat, qui était un sacré “ass-kicker”, un botteur de cul, et c’est de cela dont l’Amérique avait besoin. À quelques jours du scrutin, après plusieurs mois d’hésitation entre le vote Trump et l’abstention, elle avait finalement décidé de voter Biden. Sans aucun enthousiasme. Non seulement elle ne voulait pas revoter pour Trump, mais elle voulait s’assurer qu’il ne serait pas élu. Elle me racontait sa fatigue, son envie de passer à autre chose. Le chaos cacophonique l’épuisait. Elle voulait couper le son, me disait-elle.

J’ai repensé récemment à ce témoignage en entendant la sondeuse (républicaine mais pas trumpiste) Sarah Longwell raconter un compte rendu d’un groupe de discussion avec des électeurs. L’un d’entre eux, un républicain qui a voté Trump en 2016 et en 2020, hésitait à faire de même en 2024, et le comparait à un voisin qui pendant quatre années ferait vrombir sa machine à souffler les feuilles. Un vacarme permanent et agaçant, mais vain, qui ne ferait que repousser sans cesse les mêmes feuilles.

On mesure mal depuis la France que depuis juin 2015, sauf lors d’un bref passage de quelques mois autour de l’hiver 2021–2022, les Américains sont gavés de Trump, matin, midi et soir, dès qu’ils ouvrent une matinale télé, une chaîne d’info ou un journal télévisé, et souvent dès qu’ils déroulent leurs fils sur X, Facebook ou TikTok. Une décennie de discussions animées et parfois tendues entre collègues, entre voisins, entre membres d’une même famille. Peu de gens en Amérique sont indifférents à Trump, chacun a un avis. Difficile de ne pas en avoir.

Si vous habitez un État bascule, vous risquez en plus de tomber sur chaque écran télé ou radio sur une publicité pour ou contre lui, et ce pendant des mois. Impossible d’y échapper.

Il faut donc penser aux millions d’Américains éloignés de la politique, ceux que les sondeurs appellent les double-haters, qui n’aiment ni Biden ni Trump, qui sont agacés de se retrouver avec comme seule alternative la revanche de l’élection de 2020 entre deux papis égocentriques qui ne veulent pas raccrocher, tous ceux qui préféreraient parler du futur de leurs enfants et de leur nation plutôt que de remuer une nouvelle fois les remugles des rancœurs. Vont-ils remonter le volume ? Remettre en selle le personnage tac-tac-badaboum qui sature les antennes et les réseaux depuis près d’une décennie ?

Ce syndrome de Trump fatigue est l’une des raisons de sa défaite en 2020. La Trump amnesia sera-t-elle la raison de sa victoire en 2024 ?

Côté Biden, la stratégie était limpide. Pour l’emporter malgré l’usure de quatre ans de pouvoir, les stigmates de l’inflation, sa lenteur pour prendre des mesures sur l’immigration auxquelles il s’est finalement rallié, la campagne Biden devait faire de cette élection un référendum sur Trump.

C’est aussi pour cela que le débat dantesque de Biden a détruit ses chances d’être réélu. Ces quatre-vingt-dix minutes il y a trois semaines ont transformé l’élection en référendum sur Biden.

Trump est aujourd’hui le grand favori et pourrait remporter la victoire républicaine la plus large depuis Reagan.

Regardez cette moyenne des sondages établie par RealClearPolitics, notez l’effondrement de la courbe de Biden après le débat.

C’est fini, c’est plié. À moins que les démocrates ne parviennent à faire à nouveau de cette élection un référendum sur Trump. Pour cela, ils doivent changer de candidat.

Ce n’est donc pas la convention républicaine de cette semaine qui va faire l’élection. Tout dépendra de celle du parti démocrate dans un mois.

Les républicains ont raison d’être confiants. Il a du vent dans les voiles. Son avance se creuse. Il domine les sondages nationaux, accroît son avance dans les sondages des États bascule. Il y aura certainement des enquêtes d’opinion encore plus flatteuses après la convention. De nouveaux États qui ont voté démocrate à toutes les dernières présidentielles semblent prenables, ce qui était inenvisageable il y a encore un mois.

Mais depuis trois semaines Trump boxe seul sur le ring. Il n’y a personne en face. Le Biden cadavérique du débat est trop occupé à se battre contre son propre parti pour s’occuper efficacement de son adversaire.

Dans quelques jours, un nouveau boxeur devrait monter sur le ring. Le remplaçant, plus jeune, avec un jeu de jambes plus frais, des coups différents de ceux de Biden, aura l’audace de venir défier un ancien champion qui savoure déjà son sacre au goût de revanche.

Rien ne dit que le jeune boxeur va gagner. C’est peut-être trop tard.

Mais ce que nous apprend cette semaine, c’est que Trump peut encore perdre.

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Philippe Corbé

Journaliste / Auteur du roman "Cendrillon est en prison" et des essais "J’irai danser à Orlando" et "Roy Cohn, l’avocat du diable" chez Grasset