Un homme en colère

Philippe Corbé
6 min readMay 31, 2024

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Sa peur de finir en prison va peser sur la campagne

En attendant le verdict dans le procès Trump, je repensais au film de Sydney Lumet Douze hommes en colère et à ce scénario brillant de huis clos d’un jury. L’histoire se déroule à moins de deux cent mètres de la cour criminelle du sud de Manhattan où douze jurés décidaient du sort du quarante-cinquième président des États-Unis.

Il n’y a pas eu de Henry Fonda pour faire basculer le jury vers l’acquittement.

Douze jurés unanimes ont décidé qu’il était trente-quatre fois coupable pour les trente-quatre délits, et qu’il faudra désormais présenter Donald Trump comme un convicted felon, un délinquant condamné. C’est ainsi qu’il sera décrit dans les livres d’histoire, le premier président délinquant condamné dans un procès pénal par un jury populaire, le premier délinquant condamné mais néanmoins candidat de l’un des deux grands partis à la présidentielle et peut-être le premier délinquant condamné élu président des États-Unis.

Il a fait appel. Il ne connaîtra sa peine que le 11 juillet, quatre jours avant le début de la convention républicaine à Milwaukee pendant laquelle il sera investi par le parti qui se vante de prôner law and order, la loi et l’ordre. Il encourt jusqu’à quatre ans de prison ferme, mais il est probable qu’il s’en sorte avec de la prison avec sursis.

Je ne vais pas me lancer ici dans le jeu des supputations sur les conséquences électorales de cette décision. Ceux qui le haïssent vont ajouter une nouvelle page à la pile de leurs motifs de détestation. Ceux qui l’adulent vont y voir un nouveau signe d’une supposée persécution. Mais quel Américain a attendu le 30 mai 2024 pour se faire un avis sur Donald Trump ?

Oui, cette condamnation va encore solidifier la base trumpiste en colère, comme sa série d’inculpations lui a permis d’écarter ses rivaux républicains avant même le début des primaires.

Oui, cette condamnation va donner des arguments à la campagne Biden pour convaincre les électeurs indécis des états-bascule.

Oui, Trump va s’appuyer sur cette condamnation pour répéter qu’il est la victime d’un système politique/judiciaire/médiatique qui cherche à l’écarter du pouvoir.

Oui, Biden aurait préféré voir Trump condamné dans l’une des autres affaires qui l’attendent mais qui ne devraient pas donner lieu à un procès avant l’élection de novembre.

Cette condamnation va-t-elle le faire perdre ou l’aider à gagner ? Comme l’écrit ce matin Semafor, en citant Socrate : “ce que je sais, c’est que je ne sais rien”.

Ce qu’on sait du scénario de 2024 qui s’écrit sous nos yeux, c’est que dans cette salle d’audience, au moment du verdict, il y avait un homme en colère : Donald Trump.

Oh, il va se battre jusqu’à son dernier souffle, comme le lui a appris son mentor, l’avocat Roy Cohn, auquel j’avais consacré un livre il y a quatre ans.

Mais chez Trump, le moral compte plus que la morale. Et cette condamnation va nourrir ses angoisses.

C’est ce que pense un homme qui le connaît par cœur.

NBC News

Chris Christie a été gouverneur républicain du New Jersey, candidat à la primaire de 2016, et l’un des premiers à se rallier au candidat Trump avec lequel il était ami depuis des décennies, quand l’un était un homme d’affaires à New York et l’autre un procureur fédéral dans le New Jersey, de l’autre côté de l’Hudson. Donald Trump a envisagé de le choisir comme vice-président, puis chief of staff (le directeur de cabinet, principal collaborateur du président), ou ministre de la Justice. Christie n’a finalement pas rejoint la Maison Blanche mais a continué à le conseiller politiquement, jusqu’à le préparer pour les débats de la présidentielle 2020. C’est pendant l’une de ces sessions que Chris Christie pense avoir été contaminé par le Covid par Donald Trump. L’ancien gouverneur a failli y passer mais ce n’est que la nuit de l’élection qu’il a rompu avec Trump, lorsque le président a contesté les résultats électoraux et la victoire de Joe Biden qui s’esquissait. Depuis, il s’est présenté comme candidat à la primaire républicaine de 2024 et a consacré toute sa campagne à dénoncer Donald Trump.

Selon Christie, qui se vante d’avoir envoyé quelques puissants en prison quand il était procureur fédéral (et notamment Charles Kushner, autre homme d’affaires qui a fait fortune dans l’immobilier, et qui se trouve être le père du gendre de Donald Trump, lequel l’avait finalement gracié quand il était président), la campagne va prendre un tour inattendu après une condamnation de Trump, qui voit s’avancer l’horizon de la prison. Pas pour cette première condamnation, mais parce qu’elle va peser sur ses chances de réélection.

Or, s’il n’est pas élu président, Trump ne pourra échapper aux procès dans les autres affaires plus graves pour lesquelles il risque des peines de prison plus lourdes. La prédiction de l’ancien ami de Trump, c’est que cette condamnation et cette peur de la prison vont nourrir la colère de l’ancien président pendant cette campagne, peser sur son comportement et l’empêcher de polir son image pour rassurer les électeurs comme il avait réussi à le faire en 2016 dans la dernière ligne droite de sa campagne avant sa victoire (Christie l’avait déjà aidé à préparer les ultimes débats).

Je cite ses propos tenus dans le podcast Hacks on Tap quelques jours avant le verdict :

“J’ai raconté l’histoire à plusieurs reprises publiquement, mais je pense qu’elle mérite d’être répétée. À l’époque, c’était soit en 2004, soit en 2005, j’étais procureur fédéral. Je suis allé dîner avec Trump.

Je venais d’obtenir la condamnation de l’ancien président du Sénat de l’État du New Jersey pour corruption et extorsion. Et Trump connaissait assez bien ce type en raison de son implication dans l’industrie des casinos ici. Pendant le dîner, il m’a dit, « oh, super travail, incroyable, tu as fait une bonne chose. »

Et ce type allait passer près de deux ans en prison. Et Trump m’a dit : « alors, où va-t-il maintenant ? » Et j’ai dit, « eh bien, il va en prison ».

Et il dit, « mais où le mettent-ils vraiment ? Tu ne vas pas mettre un gars comme ça en prison, comme dans une prison ordinaire ». Et j’ai dit, « Si, le Bureau des prisons décidera où il va aller ».

Et il a tendu la main et a attrapé mon bras, mon avant-bras. Et il m’a dit, « Chris, je ne pourrais jamais faire ça. Je ne pourrais jamais aller en prison ».

« Ils vous disent quand vous lever le matin et quand vous coucher. Ils vous disent ce que vous portez. Ils vous disent quand vous pouvez manger et ce que vous pouvez manger. »

Il a dit, « je ne pourrais jamais faire ça ».

(…)

Il fait deux cauchemars, Donald Trump : être fauché et être en prison. (…) Il sait qu’à New York, il ne peut rien y faire s’il y a une condamnation, même s’il redevenait président, il ne pourrait pas se gracier parce que c’est une affaire qui dépend de l’État de New York. Tout cela va l’impacter.

Je pense donc que nous devons considérer cela de manière encore plus large. Il ne s’agit pas seulement de l’impact que cela aura sur les électeurs. C’est important, mais c’est l’impact que cela aura sur lui, car il deviendra de plus en plus en colère et de plus en plus paranoïaque.

Et je ne pense pas que cela fasse de lui un candidat attrayant pour les électeurs qu’il doit tenter de gagner pour récupérer la présidence.

(…)

Il n’est pas un très bon candidat quand ses griefs sont uniquement les siens. Et cela ne fera que le conduire encore plus loin.”

Un homme en colère.

C’est le film des prochains mois.

Comme l’a dit Trump à la sortie de la salle d’audience, le vrai verdict, ce sera le 5 novembre.

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Philippe Corbé

Journaliste / Auteur du roman "Cendrillon est en prison" et des essais "J’irai danser à Orlando" et "Roy Cohn, l’avocat du diable" chez Grasset