Un homme et une femme

Philippe Corbé
4 min readJun 30, 2024

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Seul Biden peut mettre fin à sa candidature après son débat catastrophique. Seule son épouse peut le convaincre. Mais qui peut convaincre Jill ?

AP Photo/Gerald Herbert

Lors de leur premier rendez-vous en 1975, Joe et Jill Biden sont allés voir Un homme et une femme de Claude Lelouch dans un cinéma de Philadelphie.

Biden était le plus jeune sénateur des États-Unis, pas encore trente-trois ans, déjà veuf après avoir perdu sa femme et sa fille dans un accident de voiture peu avant Noël 1972, alors qu’il venait d’être élu mais n’avait pas encore prêté serment. Ses deux garçons, Beau et Hunter, avaient été gravement blessés. Avant même de siéger, il avait été tenté de démissionner pour prendre soin d‘eux. Il avait finalement choisi de ne pas s’installer dans la capitale fédérale comme ses collègues mais de faire chaque jour l’aller-retour entre Washington et Wilmington, dans le Delaware, à deux heures de train.

Le rendez-vous à l’aveugle avait été arrangé par son frère Francis Biden, qui lui avait dit : “Je vais à l’école avec cette femme. Tu vas l’adorer, elle est belle, et elle n’aime pas la politique”. Jill Jacobs, 24 ans, était étudiante en dernière année.

Quarante-neuf ans plus tard, cette femme qui “n’aime pas la politique” va déterminer l’issue de la prochaine présidentielle.

Après sa prestation catastrophique jeudi soir, la plupart des figures du parti démocrate ont publiquement apporté leur soutien au président, mais se demandent en coulisses s’il est encore temps de le remplacer pour éviter une réélection de Donald Trump. En attendant les premiers sondages sérieux post-débat, des donateurs s’inquiètent alors que Joe Biden doit lever des centaines de millions de dollars d’ici novembre s’il veut avoir une chance de l’emporter. Outre la perspective de voir Trump retrouver le Bureau Ovale, ils craignent de perdre au passage le Sénat et la Chambre des représentants si Biden ne renonce pas.

Lui seul peut prendre cette décision.

Elle seule peut le convaincre.

Mais qui peut convaincre Jill Biden ?

Après le débat, c’est Jill qui a conduit son mari hors du plateau, agrippé à son bras. Il l’a suivie jusqu’à la scène d’un rassemblement de ses partisans. Elle tentait de compenser par son énergie vibrante l’impression désastreuse laissée par son époux pendant les quatre-vingt-dix minutes face à Trump : “Joe, tu as fait un excellent travail en répondant à chaque question. Tu connaissais tous les faits.

C’est faux. Non seulement son mari avait semblé ailleurs, mais il avait peiné à développer ses arguments, même sur les sujets sur lesquels il a un avantage sur Trump.

Le lendemain du débat, dans une réunion publique en Caroline du Nord, Jill Biden, dans une robe en crêpe bleu marine sur laquelle était imprimé une nuée de « Votez », résumait ainsi l’enjeu de cette élection : “Nous ne choisissons pas notre chapitre de l’histoire. Mais nous pouvons choisir qui nous guidera à travers cette étape. En ce moment, avec les périls auxquels le monde est confronté, il n’y a personne que je préférerais avoir dans le Bureau Ovale que mon mari.

L’histoire américaine ne se souviendra pas de Jill Biden avec bienveillance”, commentait dans la foulée Meghan McCain, animatrice télé républicaine mais anti-Trump. La fille de John McCain, candidat républicain à la présidentielle 2008 face à Barack Obama, connait bien Biden, avec lequel son père avait tissé une longue amitié au Sénat malgré leurs divergences politiques.

Ce que Jill Biden et la campagne Biden ont fait à Joe Biden ce soir (…) c’est de la maltraitance envers une personne âgée, purement et simplement” a tweeté Harriet Hageman, une républicaine élue au Congrès.

Le site conservateur Drudge Report a titré sous une photo peu flatteuse prise juste après le débat « JILL LA CRUELLE S’ACCROCHE AU POUVOIR »

L’éditorialiste du New York Times Maureen Dowd, qui ne cache généralement pas une certaine tendresse pour Biden avec lequel elle partage des origines irlandaises, écrit ce samedi que Jill Biden “a poussé -et protégé- son mari, au-delà d’un point raisonnable » et va « construire un mur de protection toujours plus haut et chasser avec encore plus de vigueur qui appuient sur la spirale de l’âge”.

Dans Axios, un conseiller démocrate panique : “Il ne s’agit plus de la famille de Joe Biden ou de ses émotions. Il s’agit de notre pays. C’est un putain de désastre total qui doit être réglé

NBC News révèle que les Biden sont réunis depuis samedi soir avec le reste de la famille à Camp David, un rassemblement prévu avant le débat, pendant lequel ils doivent évoquer “l’avenir de sa campagne de réélection”.

La seule personne qui a une influence ultime sur lui est la Première Dame”, déclare une source anonyme à NBC News. “Si elle décide qu’il doit y avoir un changement de cap, il y aura un changement de cap.

Katie Rogers, qui couvre la Maison Blanche pour le New York Times et a publié le livre “American Woman” sur l’évolution du rôle des premières dames, écrit : “Si M. Biden envisageait sérieusement de quitter la course, permettant à un candidat plus jeune de le remplacer, la Première Dame serait la figure la plus importante — autre que le président lui-même — pour parvenir à cette décision (…) Elle sait que des légions de personnes l’accusent soudainement d’avoir forcé un vieil homme à mettre un pied fatigué devant l’autre.

Jill Biden se souvient peut-être que dans Un homme et une femme, le personnage d’Anouk Aimée dit à propos de son mari : “Il est mort, mais pas pour moi”.

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Philippe Corbé

Journaliste / Auteur du roman "Cendrillon est en prison" et des essais "J’irai danser à Orlando" et "Roy Cohn, l’avocat du diable" chez Grasset