Face with tears of joy
L’emoji «Face with tears of joy» (visage avec des larmes de joie) a été élu «mot» de l’année 2015 par Oxford Dictionaries.

emoji, langagedu futur ? 👅

Ou comment le descendant du hiéroglyphe s’impose comme le moyen d’expression universel du numérique.

Le mot emoji signifie en japonais «image lettre». Un emoji est une ainsi une petite image figurative s’assimilant à du texte. S’imposant dans notre vie quotidienne en même temps que nos smartphones, les emojis ont été inventés en 1999 au Japon 🇯🇵 par Shigetaka Kurita, de l’entreprise de télécommunications NTT DoCoMo. En 1995, l’entreprise est la première à ajouter sur ses claviers de téléphones une touche avec l’icône cœur ❤️, ce qui fait exploser leur vente de 40% auprès des adolescent·e·s japonais·es. Kurita décide alors de développer cette idée et dessine les 172 premiers emojis. Le i-mode, première occurence de l’internet mobile, se voit alors rempli de petits dessins accompagnant les phrases. Les autres télécoms japonaises reprennent et améliorent les emojis de DoCoMo et ces derniers pullulent dans la communication adolescente de l’archipel. Les 722 emojis sont alors standardisés et font leur entrée dans l’espace Unicode, qui gère le codage du texte (et donc des emojis) au niveau mondial.

En 2011, Apple inclut un clavier emoji dans le nouveau système d’exploitation pour iPhone iOS 5 et permet la diffusion des petites images partout dans le monde 🌏. Google et Windows emboîtent le pas, suivis par Twitter et Facebook. Les emojis, même s’ils diffèrent selon les plateformes (à la manière des différentes typographies pour le texte), deviennent une nouvelle façon de communiquer par l’image.

Les emojis, même s’ils diffèrent selon les plateformes (à la manière des différentes typographies pour le texte), deviennent une nouvelle façon de communiquer par l’image.

Aujourd’hui, emoji devient, selon beaucoup de journalistes comme Tomas Statius d’Usbek & Rica (L’emoji est-il l’espéranto de l’ère numérique ? article du n°12 de juin·juillet·août 2015), une nouvelle langue universelle. Mais pour d’autres, les emojis sont le symbole d’une régression dans la langue et ses subtilités. Jonathan Jones, journaliste d’art pour The Guardian, estime ainsi que «We are evolving backwards» dans son article intitulé Emoji is dragging us back to the dark ages — and all we can do is smile. Pour lui, les emojis nous ramènent en Égypte antique, où les hiéroglyphes ont participé à une culture statique et peu encline à l’évolution.

On peut donc se demander quels sont les usages des emojis, pour découvrir le potentiel et les limites de ces hiéroglyphes du numérique.

emoji, hiéroglyphes du numérique

Avant de parler spécifiquement des emojis, il convient de définir ce qu’est une langue et de voir les différentes façons de la retranscrire à l’écrit.

Selon le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales 📘, «une langue est le système de signes vocaux et/ou graphiques, conventionnels, utilisé par un groupe d’individus pour l’expression du mental et la communication».

Par exemple, le mot «danse» est une part de ce système qu’est la langue française : c’est un substantif féminin, désignant le mouvement du corps exécuté en rythme sur du son. Ce mot a tout d’abord une existence orale et sonore : il est dit 👄 et entendu 👂. Ce mot s’est formé dans le temps, passant d’orateur en auditeur, se déformant et évoluant jusqu’à aboutir à ce son : \dɑ̃s\, qui a été formalisé. Ainsi, chaque francophone connaît aujourd’hui la signification de ce son. Il peut se représenter la danse en l’entendant, et représente ce mouvement rythmé en prononçant ce son en sachant qu’il sera compris.

Puis s’est posé la question de la trace. Tout d’abord figurative, la trace racontait des scènes de la vie quotidienne, comme la danse. Cette «peinture» fut formalisée pour devenir des pictogrammes : chaque signe, figuratif, possède un sens précis, compris de tous. C’est l’apparition de l’écriture, décrite dans le dossier Origines de l’écriture — Les premières traces écrites de l’Humanité, du site Hominidés.com. Avec l’apparition de la comptabilité et des mathématiques ➕ ➖ ➗, les idéogrammes se sont ajoutés aux pictogrammes, permettant de communiquer sur des informations abstraites. Les hiéroglyphes sont ainsi un bon exemple de cette complémentarité : étant figuratifs, ces signes sont tout d’abord des pictogrammes à comprendre en tant que tels, mais sont aussi des idéogrammes, exprimant des idées plus complexes en combinant les signes. Au fur du temps, le langage exprime des idées de plus en plus complexes. L’alphabet apparaît. Il combine des signes totalement abstraits pour former des syllabes, puis des mots, puis des phrases, puis des histoires complètes.

Il faut tout de même distinguer le langage écrit et le langage oral. Le langage écrit sert à garder en mémoire, à structurer ses pensées. Il permet de développer longuement sa pensée, de noter de nombreuses informations, d’informer des personnes à distance. L’écrit est figé, et le lecteur se situe un cran en-dessous par rapport à l’auteur. Le langage oral, quant à lui, est un dialogue 👥. Il est dans l’instant, s’efface dès qu’il est prononcé. L’interlocuteur peut se permettre d’interrompre, de corriger, d’ajouter en temps réel le discours du locuteur.

Les emojis viennent de ce dialogue oral. Le téléphone est tout d’abord un moyen de dialoguer oralement à distance. Avec l’apparition du SMS, comme nous l’explique Le Monde.fr, l’oral devient écrit, mais avec les pratiques de l’oral : «Il se passe des formules d’usage et va droit au but». Mais surtout, les smartphones «rend[ent] possibles de véritables conversations par SMS, que le téléphone garde en mémoire». Le SMS réconcilie alors Platon avec l’écrit, qu’il critique dans le mythe de Theuth dans Phèdre pour qui le discours écrit «ne sait point à qui il faut parler, ni avec qui il est bon de se taire», et qui «a toujours besoin du secours de son père, car il n’est pas par lui-même capable de se défendre ni de se secourir». Or le SMS fusionne le «père» et le discours, car il s’adresse à une personne en particulier et ne se «dit» que si l’auteur l’écrit.

De ce dialogue écrit ne manque que le dialogue non verbal, celui des postures et des émotions. En effet, on ne ressent ni la tonalité de la voix ni la posture de l’interlocuteur. L’emoji vient alors rassembler l’écrit et les émotions, pour ajouter un sens au texte. Un «Tu veux danser ce soir ?» semble une invitation froide, formelle. Au contraire, un «Tu veux danser ce soir ? 💃😜» invite à s’amuser, montre que l’activité sera drôle.

Katy Perry — Roar (Lyric Video)
Clip vidéo de la chanson Roar de Katy Perry (sortie en 2013) utilisant des emojis dans un dialogue via smartphone entre la chanteuse et des amis.

L’écriture par SMS prend du temps. Comme vu plus haut, l’écrit est là pour noter, structurer, remplir des bases de données. Il ne s’apprête pas forcément au dialogue, qui est dans l’instant. Pourquoi alors ne pas revenir aux pictogrammes, aux hiéroglyphes, dont le sens premier est dans sa forme, et non dans sa structure ? Les emojis deviennent des hiéroglyphes du numérique, permettant de donner une idée instantanément, à l’écrit. Le SMS «Tu veux danser ce soir ?» devient alors tout simplement : «💃🎶🌃?».

emoji, langage limité

L’emoji permet de communiquer rapidement et d’ajouter de l’expressivité au message, mais il se révèle, à l’usage, très limité. Vincent Manilève, un journaliste du site d’information français Slate.fr a essayé de communiquer seulement en emojis pendant une journée. Malgré beaucoup de bonne volonté, ce fut très difficile. Entre «l’impression de légèreté que les emojis véhiculent et leur manque de nuance», le journaliste peine à évoquer la gravité du sujet de son papier 📰 : Dans la tête des flics, confrontés au drame des migrants. Les emojis possèdent un nombre restreint de caractères : 1276 face aux plus de 80000 mots de la langue française. Il est difficile dans ce cas de faire dans la nuance. Alors que l’on peut évoquer la danse orientale pratiquée par un homme de façons innombrables en français, comment le traduirait-on uniquement en emoji ? «👦💃🐪» ? Ne comprend-on pas «un garçon et une danseuse sur un chameau» ? Ou encore «le fils d’une danseuse flamenco est au Moyen-Orient» ? L’ordre est important, puisque cet ordre fonctionne comme un rébus. Cela agrandit encore le sentiment de légèreté des petits dessins. Vincent Manilève se pose ainsi la question de son sérieux, s’il avait «eu besoin d’envoyer d’autres mails […], comme à [sa] banque ou à la propriétaire de [son] appartement ?»

Great Teacher Onizuka
Capture d’écran de l’anime Great Teacher Onizuka (1999–2000) réalisé par Studio Pierrot et adapté du manga de Toru Fujisawa du même nom. Le personnage principal effectue une grimace ressemblant à l’emoji 😠 (grimacing face).

Les emojis ont été inventés au Japon, pays des mangas et des sushis. Que trouve-t-on dans l’alphabet emoji ? Des personnages très expressifs et de la nourriture nipponne. Dans l’article 🍦 de la revue Nichons-nous dans l’internet (article du n°3 du 1er semestre 2015) écrit par Alice Samson, l’inventeur des emojis revendique lui-même la culture japonaise des petits personnages jaunes : «Il puise son inspiration dans divers éléments issus de son enfance et notamment dans les mangas et les caractères kanji». Les emojis rassemblent alors les expressions faciales les plus courantes des mangas, comme la goutte de sueur coulant sur le front lors d’une difficulté (😓) ou encore les coeurs remplaçant les yeux lors d’une forte émotion amoureuse (😍). De plus, la culture japonaise s’infiltre dans les emojis. Alors que l’on trouve 13 emojis symbolisant la gastronomie japonaise, l’on en trouve seulement 7 américains et un seul français (🍷). Il en est de même pour les symboles, avec toute une gamme représentant les fêtes traditionnelles nipponnes, ou encore la présence uniquement de la carte du pays du soleil levant 🗾. La Finlande, plus dans une volonté de promotion touristique du pays que dans un réel soucis de la diversité des emojis, lance au 1er décembre, à raison d’un emoji par jour, 30 nouveaux dessins nationaux, dont le sauna, le téléphone Nokia 3310 ou le fan de métal. Cette initiative, qui permet certes de découvrir le pays via des symboles propres, montre alors l’impossibilité de rendre le langage emoji universel. Que ce soit la nourriture japonaise ou le headbanger finlandais, ces emojis font appel à une culture nationale (ou tout du moins régionale) qui empêche l’universalité des emojis.

Alors que l’on trouve 13 emojis symbolisant la gastronomie japonaise, l’on en trouve seulement 7 américains et un seul français (🍷).

Même avec un symbole universel, des différences subsistent. Alors que l’emoji représentant des mains jointes (🙏) peut être perçu comme «deux mains qui se rencontrent et se tapent en signe de victoire, le célèbre “high five” américain» pour les occidentaux, il signifie plutôt la prière et le recueillement en extrême orient, précise Nichons-nous. Vincent Manilève prend lui l’exemple d’une conversation avec une connaissance russe : la main secouée signifiant un coucou en France, mais plutôt un applaudissement ou une acclamation en Russie. Le contexte est alors important. Deux interlocuteurs, se trouvant dans un contexte commun, peuvent alors se comprendre. Ainsi, «pour être opérant, le message requiert d’abord un contexte auquel il renvoie […], contexte saisissable par le destinataire», explique le linguiste russe 🇷🇺 Roman Jakobson («Linguiste et Poétique», Essais de linguistique générale, 1960, traduit en français par Nicolas Ruwet, paru en 1963 aux Éditions de Minuit).

On y trouve aussi la limite de représentation des personnes. Alors qu’il est facile de représenter un policier, un ouvrier, un détective, un surfeur ou encore une princesse, car ils ont des emojis dédiés, comment représente-t-on un étudiant, un designer, un homme politique ou ton simplement un ami en particulier ? Certaines personnes ont trouvé des stratagèmes, comme cette adolescente, dans l’article de Nichons-nous, qui, «à force d’utiliser un emoji représentant un singe qui se cache les yeux avec ses mains», est représentée par ses ami·e·s par 🙈. De plus, qu’en est-il de la diversité des personnes ? Qui les emojis représentent-ils ? Pour beaucoup, ce manque de diversité représente une forme de racisme. La demande d’emojis aux différentes couleurs de peau (et plus seulement jaune) se fait alors de plus en plus insistantes dans la presse en ligne et sur les réseaux sociaux via le hashtag #emojiethnicityupdate. Apple crée alors des emojis de cinq couleurs de peau différentes, en plus du traditionnel jaune présent depuis les premiers smileys. Ainsi, la journaliste Elle Hunt se réjouit ici que «the update is a real gamechanger for people of colour who once strained to see themselves in either “man with turban” or “man with traditional Chinese cap”».

Malgré ces progrès, les utilisateurs restent limités à peu d’emojis, et cela les empêche de communiquer de façon fine et nuancée, et même de faire de simples phrases sujet + verbe + complément. Et cela ne risque pas de changer 😕. Pour Jonathan Jones, les emojis sont comme les hiéroglyphes, car «the Egyptians created a magnificent but static culture».

emoji, langage universel

Les emojis ont une portée universelle. Si l’on reprend le schéma de Jakobson, une communication utilisant des emojis répond à tous les critères de la communication verbale : elle utilise à la fois la fonction expressive où les emojis reflètent les émotions de l’émetteur, la fonction conative où l’emoji influe sur la réaction du destinataire par rapport à un message sans emoji, la fonction phatique via l’efficacité visuelle de l’emoji, la fonction métalinguistique où les emojis et leur support (smartphone 📱) permettent de créer un code commun, la fonction référentielle avec des emojis semblables partout dans le monde et la fonction poétique que les emojis représentent par leur esthétique propre ou lors de juxtapositions.

La preuve en est que les initiatives utilisant des emojis pullulent, entre autres avec le discours de l’État de l’Union de Barack Obama traduit en emoji, le fanclip uniquement en emoji de Drunk In Love de Beyoncé et le tweet de Nicolas Sarkozy sur ses animaux de compagnie.

Au contraire des grands opérateurs du numérique, qui «poussent les clients à créer et à personnaliser leurs propres idéogrammes» (cf Usbek & Rica), les utilisateurs préfèrent détourner leur signification première. Ainsi, le sexe, non représenté dans les emojis, fonctionne beaucoup par métaphore. La plus connue, celle de l’aubergine 🍆 représentant le sexe masculin, a même été censurée sur Instagram afin de ne pas enfreindre leur standards de communauté. Même si «langue universelle dit recherche de la simplification, et donc renoncement à la complexité et à la diversité qui font la beauté de chaque langue», les linguistes disent que les emojis contribuent à «enrichir notre expression». Ben Zimmer, un linguiste américain cité dans 🍦, dit que nous sommes dans «la conquête de l’Ouest de l’ère emoji. Les gens fabriquent des règles au jour le jour. C’est un procédé totalement magique». Les utilisateurs de l’emoji rentrent dans une culture de mix et de remix où ils posent les bases d’une grammaire mouvante de l’emoji.

Nous sommes dans «la conquête de l’Ouest de l’ère emoji. Les gens fabriquent des règles au jour le jour. C’est un procédé totalement magique».

En ce sens, ils se rapprochent des internautes 💻 qui créent des mèmes. Baignant dans la culture du remix, l’utilisateur vide l’emoji de son sens premier, pour en devenir des «”signifiants vides”, […] véritable terrain de jeux […] et […] lieux de créations visuelles et langagières tout à fait nouvelles» (cf Nichons-nous).

Innocence en danger
Campagne de sensibilisation sur les dangers de l’internet pour les enfants
janvier 2014

On revient alors au langage oral de Platon, mais aussi de Rousseau (Essai sur l’origine des langues, œuvre posthume parue en 1781) qui dit que les «langues n’ont rien de méthodique et de raisonné ; elles sont vives et figurées». Rousseau parlait alors des langues orales, mais appliquées à la culture numérique, on comprend que le langage emoji apparaît des passions 💓, les emojis apportant des sentiments et un sens nouveau, en perpétuelle réinvention. Cette passion permet aux emojis d’être universels, se passant du langage existant.

emoji, langage à inventer

Les emojis sont donc un langage inventé pour le numérique et utilisé à travers les smartphones essentiellement. Ils représentent des formes figuratives inspirées de la culture japonaise. Ils sont extrêmement limités au niveau de leur syntaxe et du nombre 🔢 de signes existants, empêchant fortement le développement d’idées complexes. Leur origine est aussi un frein à leur expansion mondiale, les cultures étant différentes. Pourtant, la force des dessins figuratifs permettent une compréhension universelle de ses petits signes. Et surtout, les utilisateurs réinventent le sens des signes grâce à des anecdotes personnelles.

Les emojis ne suffisent donc à eux seuls que dans des situations précises, lors de réponses simples et rapides. Mais surtout, ils sont un formidable complément à la langue classique, rajoutant un nouveau sens ou renforçant la phrase écrite 😉. Ils accompagnent le texte en ajoutant une partie du langage non-verbal dans la communication écrite. J’ai ainsi ponctué mon article d’emojis afin d’y renforcer le sens et de donner parfois des avis plus subjectifs sur le sujet.

Mais surtout, le sens des emojis est encore à inventer. Certes, ils sont figuratifs, mais leur grammaire n’existe pas et beaucoup de mots classiques sont encore à codifier en emoji. Leur interopérabilité entre les différentes plateformes sont une force pour ce langage à inventer, donnant une base commune aux inventions des utilisateurs. Ainsi, moi, Delphin 🐬, je participe par exemple ici à créer un nouveau sens à l’emoji dauphin, l’assimilant à ma personne.

Aujourd’hui, le dialogue à distance est majoritairement écrit. Mais celle-ci devient visuelle, déjà à travers les emojis, de plus en plus à travers les photographies et les vidéos, comme sur Snapchat. L’usage de filtres dynamiques remplaçant notre visage est l’une des évolutions possibles de ces hiéroglyphes du numérique que sont les emojis.