Est-ce la fin pour Sigfox ?

Disk91
6 min readJan 27, 2022

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Depuis hier, le microcosme de l’IoT est en ébullition, Sigfox, la société toulousaine, pionnière de l’internet de objet, celle qui avait réalisé des levées de fonds remarquables pour la France: 100M puis 150M est mise en redressement judiciaire. Mais est-ce vraiment une surprise ? Est-ce la fin de cette technologie ?

Tout d’abord, cette étape n’est qu’une de plus dans la lente descente de l’entreprise depuis 2019, en tâche de fond un nouveau tour de table qu’il aurait fallu boucler fin 2019 pour continuer à investir dans le développement du réseau et supporter l’adoption lente de l’IoT par les industriels. Si vous êtes français vous me direz, “comment ça, ajouter encore 100M sans faire le moindre bénéfice !”. Si vous êtes américain, vous me direz “pourquoi vous intéressez-vous à une entreprise avec une si petite capitalisation ?”. Dans le fond, le problème est là: construire un leader mondial dans une technologie innovante avec un soutien financier limité est peut être la cause racine. Je ne parlerai pas plus de notre capacité française au bashing de nos startups, ni de celle de nos opérateurs historiques à créer des écrans de fumée pour bloquer nos entreprises, ce que j’ai par ailleurs longuement documenté à l’époque.

Sigfox a engagé un certain nombre de transformations pour faire face à ce manque de financement, dès 2019. Le plus important étant de se concentrer sur son activité de création et fourniture de technologie. Pour comprendre cela, il faut comprendre comment fonctionne le système Sigfox.

Sigfox au niveau global fournit la R&D et le matériel permettant le déploiement du réseau. Il s’agit du matériel et du cloud permettant de collecter les données de façon globale. Ce matériel est vendu à des SO (Sigfox Operator) qui vendent localement la connectivité, sur leur territoire, à des industriels qui ont des cas d’usage IoT.

Dans ce modèle, les coûts de fonctionnement de Sigfox sont réduits, adaptables et le prélèvement d’une partie des abonnements amené par les SO rend le modèle scalable.

Les SO supportent les coûts de déploiement du réseau et son entretien, ce qui représente des investissements importants et une rentabilité à plus long terme mais très forte si la densité d’abonnement est convenable.

Pour ses premiers déploiement, Sigfox ne pouvait compter sur des investissements de la part de SO alors que la technologie n’était pas connue. Sigfox est donc parti à la recherche de fond, en partie, pour développer elle même le réseau dans les premiers pays : France, Allemagne, USA …

En manque de fonds, en 2018–2019, Sigfox décide donc de se recentrer sur son activité cœur de fournisseur de technologie en revendant ses réseaux, c’est le cas en Allemagne, mais la vente de la France et des USA n’aboutissent pas.

En parallèle, il est à considérer que les projets sur ces réseaux ne semblent pas suffisants, en faible croissance et en faible volume, même si l’on compte des déploiements larges avec Free, Coyote, Securitas Direct ce qui doit totaliser, sans doute, entre 1 et 2M de souscriptions. Sigfox fait tourner 20M d’objets dans le monde ce qui, pour des souscriptions de l’ordre de 1 à 15€ par an pourrait représenter des revenus de l’ordre de 100M€ ARR. Seulement voilà, les gros projets sont globalement au Japon, en Allemagne, en Espagne … En France, le CAC40 fait surtout des POC, déploie quelques milliers d’objets, et épuise les équipes commerciales plutôt fournies ; le pricing modèle de Sigfox très fermé empêche la croissance des petits acteurs, plus dynamiques. Aux USA, le territoire est mal couvert faute de moyens suffisant, se faire connaître coûte cher, la french technology, économe, simple doit faire sourire, la dynamique ne fait pas rêver.

Sigfox, en France supporte donc le coûts de réseaux FR, USA, le développement poussif du business et l’activité centrale avec des revenus de l’ordre de 80 M€ avant la pandémie. La majeure partie de ses revenus vient de la vente de matériel aux SO pour déployer localement leur réseau.

Sigfox fournissant la technologie, c’est la seule à fournir aux opérateurs locaux le matériel permettant de faire fonctionner la magie. Ce marché captif est rentable et apporte une partie du cash nécessaire. Ceci fonctionne tant que la société est en croissance et jusqu’à la pandémie le nombre de pays couverts double tous les 18 mois. Mais en 2020, deux effets se cumulent:

  • Le premier est la pandémie : plus personne ne sort de chez lui, il n’est pas question de déployer du matériel sur le terrain.
  • Le second est une crise de croissance, arrivé à 75 pays il devient difficile d’ajouter de nouveaux pays significatifs à la liste: Europe, Amériques, Asie sont globalement couverts, les autres pays sont soit compliqué à atteindre d’un point de vue politique, soit à faible objectif économique.

Du jour au lendemain ou presque, 80% des revenus disparaissent dans une période peu propice aux projets innovants qui plus est en pleine crise de disponibilité sur les composants électroniques. La dette, elle, augmente.

Faute d’avoir réussi à trouver acquéreur pour ses réseaux historiques, l’épée de Damoclès s’abat aujourd’hui sur l’entreprise qui entre sous le régime de protection.

Est-ce pour autant la fin ?

S’il est difficile de prévoir l’avenir, il reste néanmoins que la technologie Sigfox est singulière et qu’elle a démontré dans de nombreux pays ses qualités et sa viabilité. Prenons Unabiz, à Taiwan, qui opère le réseau pour plusieurs pays, cette société qui a déployé près de 1M d’objets Sigfox au japon vient de réaliser une très belle levée de fond, signe que son modèle opérateur et fournisseur de solution pour l’industrie est viable. Tous les SO ne pourront pas être viable immédiatement, mais comme je l’ai précédemment dit, un investissement dans un réseau telecom se mesure à l’échelle et non sur le court terme. Il faut donc des repreneurs qui pourront non seulement supporter cet investissement mais aussi déployer le business localement. Je suis personnellement curieux de voir qui va se positionner, il y a sans doute une bonne affaire à réaliser dans la situation actuelle. Nous pourrions même penser qu’une vente souhaitée depuis 2 ans n’ait pas été conclue avant les soldes qui viennent d’être lancées.

Cette séparation effectuée, le groupe pourrait revenir à flot, sans doute au prix d’une restructuration interne, et conduire à un modèle plus viable. Il reste à trouver des moteurs de croissance supplémentaires, Sigfox à annoncé en 2020 un virage vers la valorisation de la donnée, ce sur quoi je reste assez dubitatif comme vous pouvez le retrouver sur mon blog (tout en étant convaincu par les data business modèle dans l’absolu).

Le principal risque n’est à mon sens ni sur le modèle économique, ni sur la technologie, mais sur l’image, en particulier en France où la place économique est en effervescence dès lors que le malheur rôde autour d’un de ceux qui aurait pu connaître le succès. Nos entreprises sont déjà extrêmement attentistes et voici un argument de plus pour ne rien faire, repousser des projets, décider plus tard ou attendre la prochaine vague. Comment faire croître le portefeuille de souscription ? C’est tout le challenge du SO France pour les années à venir et tout ce que cela induit en termes de valorisation lors d’une session.

Alors le groupe pourrait ne pas tirer les revenus nécessaires à rembourser ses dettes ou réaliser les restructurations et investissements nécessaires.

Depuis 2019, le paysage IoT a évolué, si l’offre LoRaWan concurrente sur de nombreux use case ne s’est pas développée du côté des télécoms, l’offre d’Helium pourrait finalement devenir sexy d’ici 2 à 3 ans, à moins qu’elle ait disparu d’ici là. En parallèle, la maturité sur LTE-M, NB-IoT pourrait rassurer les gros acteurs bien que technologiquement elles ne s’adaptent pas à autant de cas d’usage.

Il reste néanmoins à Sigfox tout un pan de l’IoT que nul autre ne sait couvrir, l’ultra low cost et l’ultra low-power, des secteurs d’avenir ultra innovants. Mais innover et défricher sans le support de revenus récurrents sur un marché plus mature reste une fuite en avant coûteuse en énergie technique et commerciale.

L’avenir est donc incertain, mais il y a malgré tout de très nombreux éléments assurant que l’aventure est loin d’être terminée pour la technologie et l’ensemble de l’écosystème. La question est donc pour moi : jusqu’à quel point cet épisode va restructurer la composante Française et Américaine du réseau ?

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Disk91

Blogger spécialiste de l'IoT et de l'IIoT, je partage ma vision dans ces domaines