Une entente secrète entre des groupes environnementaux et des compagnies pétrolières marque la fin d’une époque.

Dru Oja Jay
7 min readDec 7, 2015

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Photo: Dru Oja Jay

(English version here.)

“Pour les écologistes traditionnels, c’était un peu comme découvrir que Amnesty International avait ouvert sa propre aile dans la prison de Guantanamo.” Voilà comment Naomi Klein décrit la décision de Conservation de la nature de permettre des forages pétroliers sur des terres que l’organisme protège en fonction de l’habitat d’un oiseau menacé, en 1999.

Comme les choses ont changé!

Depuis lors, les prisons de marque Amnesty International — ou tout au moins leurs équivalents environnementaux — sont devenus de rigueur parmi les ONG bien financées. Cette tendance a atteint un point tournant la semaine dernière, lorsque le Financial Post a révélé que quatre groupes environnementaux canadiens éminents ont tenu des négociations secrètes avec des compagnies pétrolières pendant des mois, et qu’ils auraient accepté, selon le rapport, de cesser leurs campagnes contre certains projets de pipelines de sables bitumineux en échange des mesures climatiques tièdes proposées fin novembre par le gouvernement néo-démocrate de l’Alberta. Le problème: les mesures du NPD permettent une augmentation de 40% dans l’extraction des sables bitumineux, et bafouent le consensus scientifique à propos des mesures nécessaires pour éviter un désastre climatique.

Depuis 1999, le Canada a vu deux grands accords entre des corporations et les groupes écologistes.

L’Accord de Great Bear Rainforest (GBR) avait commencé comme une énorme bataille entre les écologistes et les Premières nations d’un côté, et les entreprises d’exploitation forestière sur l’autre. L’accord lui-même est arrivé quand les bailleurs de fonds ont coupé les vivres aux principaux groupes environnementaux, qui se sont alors joint aux négociations secrètes avec les compagnies forestières. Le résultat fut une capitulation monumentale aux compagnies forestières présentée au public comme une victoire. Le fait que ces grands groupes verts ont changé de camp a réduit les chances, déjà improbables, de voir une résistance efficace à l’exploitation forestière continuer, à nulles. Car affronter Weyerhaeuser est une chose; affronter Weyerhaeuser et Greenpeace, le Sierra Club et ForestEthics est tout autre.

En 2009, Macdonald Stainsby et moi-même avons écrit un rapport sur l’affaire GBR, intitulé « Offsetting Resistance », dans lequel nous avions émis un avertissement: “le plan émergeant de campagne contre les sables bitumineux suit dans les traces de l’accord du « Great Bear Rainforest », en incluant plusieurs des mêmes joueurs et tactiques”.

Peut-être à leur crédit, les écologistes n’ont pas passé beaucoup de temps à s’entre-déchirer publiquement au sujet de l’accord GBR.

Mais en 2010, de grandes divergences politiques et stratégiques ont été mises en évidence, lorsqu’un certain nombre de groupes canadiens a signé (l’Entente sur la forêt boréale canadienne), qui a notamment exclu les Premières nations. Cette fois-ci, la nouvelle a suscité pas mal plus de réactions.

La journaliste Dawn Paley a amené ces voix à l’avant plan, dans une série de rapports percutants.

«Je pense que la CBFA a causé une grande fracture, non seulement dans le secteur des ONGE, mais aussi chez les Premières Nations», dit à l’époque Clayton Thomas-Muller, qui militait alors contre les sables bitumineux avec le Indigenous Environmental Network.

Des suggestions d’un éventuel accord au sujet des sables bitumineux faisaient déjà surface en 2010. Alors qu’il était clair qu’il y avait peu d’appétit pour un accord avec les compagnies pétrolières de part et d’autre de la table, la pression des bailleurs de fonds assuré que l’idée est restée vivante.

En 2013, Paley a publié un nouveau rapport, avec un même avertissement: que les groupes environnementaux se préparaient à un accord similaire relatif aux sables bitumineux. Tzeporah Berman — qui était un des principaux architectes des ententes de la GBR et de la CBFA — a répondu dans un poste publique Facebook, écrivant «Je suis tellement fatigué de ces attaques, qui n’ont aucun fondement dans les faits.”

L’édition 2015 — version sables bitumineux — de l’accord secret a finalement été dévoilé. Selon le Financial Post:

En plus de [directeur général de Environmental Defense, Tim] Gray, les leaders environnementaux qui ont participé aux discussions étaient Karen Mahon, directeur de Forest Ethics Canada; Ed Whittingham, directeur exécutif de l’Institut Pembina; et Steven Guilbeault, directeur et fondateur d’Équiterre.

Contrairement aux accords précédents, aucun des groupes impliqués ne semblaient vouloir voir leur participation devenir affaire publique. Plus d’une semaine s’est écoulée et rien ne laisse suggérer que quelconque parmi eux ai décidé de cesser ses activités anti-pipeline.

ForestEthics, qui se positionne désormais en figure de proue dans les manifestations contre le pipeline de Kinder Morgan, et ceci après avoir prêté peu d’attention au dossier pendant des années, a même envoyé des courriels pour demander des dons après l’épreuve de force à Burnaby Mountain.

Tzeporah Berman, qui est le principal représentant des bailleurs de fonds américains dans la lutte contre les sables bitumineux, ne fait aucune mention des concessions dans un article d’opinion du 1er décembre, dans lequel elle louange le gouvernement albertain pour son leadership. Mais elle y a laissé planer un certain doute, quant à l’opposition de certains groupes à un ou plusieurs pipelines:

« Nous avons créé un espace politique pour permettre au gouvernement de faire la bonne chose. Est-ce à dire qu’ils veulent toujours d’un pipeline? Probablement. Mais il est certain qu’ils n’en ont pas besoin de quatre, maintenant. »

Maintenant que le chat est sorti du sac, Berman et les quatre organisations environnementales devront faire face à des questions difficiles de leurs membres. ForestEthics va-t-il user de sa position pour permettre à Kinder Morgan de procéder, tout en bloquant le Northern Gateway? Équiterre regardera-t-elle ailleurs alors que passeront les projets de la ligne 9 ou Energy est? Environmental Defense abandonnera-t-elle son travail contre la ligne 9 en Ontario?

Mais surtout: ces groupes ont-ils accepté (comme certains l’ont fait dans les accords secrets précédents) de tenter de convaincre d’autres acteurs de l’environnement d’arrêter leurs opposition aux pipelines?

Sous l’entente sur la forêt boréale, par exemple, les partenaires environnementaux avaient accepté d’aider les entreprises forestières à commercialiser leurs produits comme étant respectueux de l’environnement. Cela a créé une situation où les communautés qui s’opposaient à l’exploitation forestière sur leurs terres devaient désormais affronternon-seulement des géants multinationaux comme Weyerhauser, mais aussi les organisations environnementales. Ça a également monté les Premières nations les unes contre les autres.

Dans le cas des sables bitumineux, le public est trop bien informé pour accepter des prétentions exagérées que la forêt a été «sauvée». La rhétorique, cette fois, est beaucoup plus torturée.

Ce qui est différent à propos de cet accord secret est le nombre de groupes qui vont travailler directement en contradiction avec l’accord secret. Certains ont été directs à propos de leur rejet de la détente. “La seule façon que nous allons arrêter notre lutte contre les pipelines est en arrêtant les pipelines”, a déclaré Cameron Fenton, militant pour 350.org, au Financial Post.

Il est trop tôt pour déclarer la mort des efforts de collaboration forcée par les bailleurs de fonds, mais il est aussi trop tôt pour en déclarer le déclin. Les militants pour la justice climatique ont longtemps rejeté le paradigme d’une grande campagne montée dans le but de “faire un deal” sur un horizon de cinq ans, pour permettre aux bailleurs de fonds de passer à d’autres choses. Cet accord pourrait galvaniser cette conviction.

Alors que certaines fondations très riches sont toujours désireuses de pousser des accords secrets, il ne s’agit pas d’une position unanime et des fissures apparaissent dans les rangs des bailleurs de fonds. Par un adon fortuite, Farhad Ebrahimi de la Fondation Chorus a publié, un jour avant les nouvelles de l’accord secret, un long article enjoignant les donateurs à fournir un financement à long terme aux communautés qui résistent aux projets dangereux pour le climat et qui font la promotion de modes alternatifs. Il leur a également demandé d’abandonner le contrôle qui conduit à des accords secrets:

« Une transition véritablement juste nécessitera un travail à long terme, et le travail à long terme nécessite des engagements à long terme de la communauté philanthropique. Des engagements de financement à long terme ne donnent pas seulement des outils de travail aux organisations — ils les libèrent également du rituel annuel de la ré-application. Dans une culture qui fétichise souvent le «risque», je propose que ceci est une façon importante pour les bailleurs de fonds à prendre davantage de risques — en allouant plus de nos budgets à long terme — au nom des mouvements sociaux que nous cherchons à soutenir. »

La volonté des groupes environnementaux de premier plan de se mettre secrètement en contradiction avec d’autres campagnes — et avec un consensus scientifique — est moins choquant que cela était en 1999. C’est cependant plus probable d’être jugé inacceptable par leurs donateurs et bénévoles.

Nous avons averti d’une entente secrète au sujet des sables bitumineux en 2009, et beaucoup ont travaillé dur pour l’arrêter dans les années depuis. En fin de compte, nous avons obtenu un compromis insatisfaisant: l’affaire n’a pas été aussi grand une affaire que nous avions prévue, mais elle s’est conclue quand même.

Le moment semble bon pour fermer les livres sur huit années de ce volet journalistique particulier, portant sur la critique des modes de financement des ONG. Il n’a pas été particulièrement amusant, mais il va probablement continuer à être nécessaire. Je terminerai par une dernière prédiction courageuse: le modèle d’accord secret se terminera avec un gémissement, et non avec éclat.

Les mouvements ont la transformation dans leur mire et ils sont de moins en moins intéressés à déclarer des “victoires” pitoyables pour passer à d’autres choses. Nous voulons tout : une planète vivable, une distribution équitable des richesses durablement produites, une décolonisation des modes de contrôle des terres, et des organisations démocratiques qui reflèteront ces objectifs. Laisser inexploités l’essentiel des sables bitumineux qui nous restent en arrêtant tous les pipelines proposés, en est la première étape nécessaire.

Traduction: Nata Porowska, Iles de la Madeleine.

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Dru Oja Jay

Writer, organizer, and Media Co-op co-founder. Montreal. Interested in an economy that is cooperatively managed, democratically run, within ecological limits.