Quelles limites à l’ “uberisation” du travail ?

Etienne Mallengier
5 min readJan 18, 2017

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Les articles et les déclarations qui prophétisent ou désirent la fin du salariat et l’avènement d’une économie de travailleurs indépendants se multiplient. Pourtant, les caractéristiques de l’ “uberisation” du travail en font un concept à la fois peu extensible à l’ensemble des secteurs de l’économie et dont la généralisation demeure peu souhaitable pour des raisons aussi bien économiques que sociales.

Depuis l’entrée fracassante de l’entreprise américaine Uber sur le marché des déplacements motorisés urbains, le terme d’ “uberisation” a fait florès et paraît désigner aujourd’hui, sans grande rigueur, tout projet d’une entreprise ou d’une institution qui remet en cause de près ou de loin le fonctionnement traditionnel d’un marché grâce aux nouvelles technologies. Dès lors, l’expression d’ “uberisation” du travail peut renvoyer à la création de plateformes numériques qui mettent en relation une offre de projets rémunérés à réaliser — par exemple, une entreprise qui recherche un développeur pour écrire quelques lignes de code ou plus simplement une personne capable de traduire un document en une langue étrangère — avec une demande de projets rémunérés, c’est-à-dire des particuliers qui disposent des compétences nécessaires pour effectuer le travail demandé.

Nouvelle forme d’externalisation ou véritable révolution ?

Le marché du travail classique qui repose sur des canaux de diffusion des annonces (par l’entreprise, par l’agence d’intérim) et des contrats de travail traditionnels (CDI, CDD) se trouve ici délaissé au profit d’un forum où une nouvelle relation contractuelle peut être conclue pour chaque tâche, aussi petite soit-elle en matière de connaissances exigées ou de temps de réalisation requis, d’une entreprise. L’ “uberisation” du travail comme dernier avatar de l’externalisation des tâches qui caractérise les économies développées depuis les années 1970 ? Ou bien véritable révolution du marché du travail qui permettra à chacun de renoncer à un salariat contraignant (déplacement vers le lieu de travail, horaires fixes, employeur unique, etc) pour devenir un indépendant qui peut travailler en « freelance » où il veut, quand il veut, sur les projets qui l’intéressent et en fonction de la rémunération qu’il souhaite ?

Stéphane Kasriel, P-DG d’Upwork, la plus grande plateforme d’externalisation du travail au monde sur laquelle a été facturé un milliard de dollars en tâches réalisées en 2015, a accordé un entretien sur la fin du salariat dans le cadre de l’un des sommets du Forum Economique Mondial. Il y annonce que d’ici quelques dizaines d’années beaucoup d’entre nous seront devenus leurs « propres patrons ». « L’avenir de l’emploi n’est pas le travail à temps plein… les gens désirent de la liberté et de la flexibilité ». S’il semble irrationnel de nier que le marché du travail en 2030 ne ressemblera pas au marché du travail en 2017, la foi en une économie de travailleurs indépendants n’apparaît pas rationnelle pour autant.

L’entreprise comme structure organisationnelle efficace

Dans une certaine mesure, l’ “uberisation” du travail va à l’encontre de la rationalité économique induite par le concept-même de l’entreprise. Dans un article paru en 1937 et intitulé « The nature of the firm », l’économiste britannique Ronald Coase pose les questions fondamentales suivantes : comment définir l’entreprise et pourquoi existe-t-elle ? Selon l’auteur, l’intérêt de la création de l’entreprise réside dans la baisse des « coûts d’utilisation du mécanisme des prix » et la « simplification de la structure de l’économie » que l’existence de l’entreprise implique pour une activité économique donnée. En effet, lorsque des agents économiques interagissent librement et indépendamment sur un marché, ils multiplient les coûts (coût de négociation du contrat qui les lie, coût de conclusion du contrat) ainsi que la fréquence de ces coûts puisqu’ils sont amenés à renouveler régulièrement le contrat. Dès lors, l’entreprise, en internalisant et systématisant les rapports entre des agents économiques, c’est-à-dire en faisant de ces agents des salariés, réduit considérablement les coûts liés à une utilisation directe du mécanisme du marché. Le raisonnement de Coase, fondé sur la rationalité économique des agents, justifie ainsi l’existence d’entreprises et de salariés au sein de l’économie. Pour l’écrire autrement, une économie qui reposerait sur une majorité de travailleurs indépendants ne fonctionnerait pas de manière optimale et compliquerait les interactions.

Des plateformes qui proposent essentiellement du travail peu qualifié

En outre, la plupart des tâches rémunérées proposées sur les plateformes comme Upwork, Freelancer et Outsource sont de valeur ajoutée relativement faible pour au moins deux raisons. La première est que les tâches à haute valeur ajoutée qui constituent le coeur de l’entreprise et de sa stratégie seront probablement confiées à des agents intégrés au sein de l’entreprise, donc fidélisés, et qui consacrent tout leur temps de travail à développer l’entreprise. La seconde a trait au processus de recrutement sur ces plateformes qui s’effectue en très peu de temps et en se fondant sur quelques recommandations et un coût de travail horaire, informations qui paraissent insuffisantes pour évaluer la qualité réelle et la fiabilité d’un freelancer, notamment en ce qui concerne les données sensibles et confidentielles que l’entreprise serait amenée à partager avec lui. Promouvoir la fin du salariat, c’est risquer d’enfermer les agents économiques dans des tâches souvent peu valorisantes, peu valorisées et court-termistes d’une part, et d’autre part ne pas reconnaître que le statut de travailleur indépendant ne répond pas aux défis de nombreuses industries et fonctions à forte valeur ajoutée, en particulier les secteurs caractérisés par des efforts conséquents en recherche et développement et les postes décisionnels.

L’ “uberisation” du travail semble donc difficilement généralisable et repose sur une certaine inefficacité économique. Elle occulte également les rôles de l’entreprise comme agent de socialisation pour ses salariés et comme institution qui dresse dans le temps (horaires de bureau) et dans l’espace (lieu de travail) une barrière nette entre la sphère privée et la sphère professionnelle. Néanmoins, il ne s’agit pas de passer sous silence les problèmes que pose aujourd’hui l’entreprise classique qui nourrit en son sein des phénomènes parfois antithétiques, mais identiquement douloureux pour les salariés que sont le burn out, le bore out ou encore la perte de sens du travail quotidien. C’est davantage l’entreprise qui est forcée de se réinventer que ses salariés qui doivent la quitter.

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Etienne Mallengier

Alumnus @HECPARIS Interested in #economics/#culture/#finance/#technology