Startups : mais où est l’inspiration ?

Emmanuel Gervy
8 min readAug 2, 2016

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“Renaud souffre de tous les maux,
Qui accablent ce monde barbare “
(Renaud)

Quête de sens

En ces temps où le monde affronte de grands défis, il est un domaine où l’offre est loin de combler la demande : le sens et l’inspiration. Quel sens donner à nos vies et comment nous inspirer pour le meilleur ?

Face à la montée du pouvoir de l’argent, la baisse de pouvoir du politique, le “there is no alternative”, le monde est à présent désabusé.

Face à ce vide, certains trouvent une réponse dans l’extrémisme religieux ou le repli sur soi.

Soit.

Mais, personnellement, je trouve vraiment dommage que la thématique du sens et de l’inspiration ait été fortement confisquée et détournée dans les médias par les startups. Elles profitent de ce manque universel de sens pour attirer, par un discours porteur, la lumière sur leur business qui n’est pourtant que du business. Contrairement à ce qu’elles essaient de nous faire croire.

La vieille économie nous avait apporté le greenwashing. La nouvelle économie nous a inventé le making-the-world-a-better-place-washing. Je pense qu’il n’est pas nécessaire d’expliquer ce terme, vous voyez déjà de quoi je parle.

“Lambert c’est un héros alors y peut pas mourir” (Renaud)

Les héros 2.0

Le making-the-world-a-better-place-washing, technique de communication trop fréquente chez les startups, trompe avec succès beaucoup de monde et en premier lieu les médias. Les startups savent comment vendre leurs belles histoires d’amélioration du monde aux journalistes qui se contentent généralement de répéter les communiqués de presse, faute de temps et de moyens. On connaît l’état de la presse : elle souffre.

Les startups sont très fortes pour se présenter en chevalier blanc, en David face à Goliath, en nouveau face à l’ancien, en héros. Bien joué : tout le monde aime les héros ! Et les médias aiment les histoires qui plaisent à leurs lecteurs.

Pour les moins jeunes, c’est un peu le retour de Bernard Tapie.

Au final, en matière d’histoires de héros, on se retrouve coincé entre des fous de Dieu nihilistes et des startupers capitalistes vendeurs de gadgets. Alors qu’il doit bien exister des individus réellement et humainement inspirants. Non ?

Mais les startups répètent sans cesse vouloir notre bonheur et semblent tellement sincères quand elles nous disent “we want to make the world a better place” qu’on les croit sur parole. Il est temps de prendre du recul et d’apprendre à décoder leur discours.

“C’est futile mais ça brille” (Renaud)

Bullshit bingo

Cela fait quelques années que je m’intéresse à l’écosystème des startups, j’ai même créé la mienne. Avant, j’aurais simplement dit “j’ai créé ma petite entreprise” mais c’est moins cool.

J’ai d’abord été séduit par le discours ambiant des startups : jeune, nouveau, dynamique, brillant. Mais j’ai assez vite déchanté.

J’avais auparavant passé dix ans de ma vie professionnelle dans le marketing que j’ai fini par fuir, fatigué par le langage “bullshit”, le mensonge et la manipulation. Le monde des startups semblait être une bouffée d’air, mais j’ai vite compris qu’il est trop souvent le top du top du bullshit.

Il est notoire que le marketing et le corporate sont des excellents terrains de jeu pour pratiquer le bullshit bingo. Mais les meilleures parties se jouent à présent dans les startups, qui répètent toujours les mêmes mots : innover, disrupter, améliorer le monde, révolutionner, économie collaborative…

Parlons de ces mots. Si seulement ils étaient en accord avec leur activité et leurs intentions.

Innover

La belle affaire, elles se copient toutes. Il y en a une qui veut faire de la livraison de repas ? Cinq vont l’imiter. Le plus drôle c’est que chacun va dire qu’il a eu l’idée en faisant ceci ou cela… La dernière “idée” que j’ai vu se diffuser c’est celle du voiturier. Voiturier, une innovation. Trop drôle.

Et puis, ils appliquent tous les mêmes recettes (“tu as fait ton MVP ?”), les mêmes processus (“tu es scalable ?”), les mêmes discours (“awesome!”). C’est d’un ennui…

Disrupter

Livrer des repas, faire du “taxi”, partager un plat avec ses voisins, livrer des vêtements adaptés à vos goûts, est-ce vraiment disruptif ? Même les voitures électriques (oui, je pense à Tesla), ne sont pas une disruption. Une belle évolution, oui certainement, mais pas plus. Les premières voitures motorisées étaient électriques, bien avant le moteur à explosion.

Quand les voitures seront réellement autonomes, même dans ma campagne et pas seulement sur de belles routes bien larges et droites, alors là on pourra parler de disruption.

Un jour des ingénieurs ont relié les continents avec des câbles téléphoniques puis avec des fibres optiques. Vous vous êtes déjà intéressé aux défis posés ? C’est vraiment impressionnant. Et ça c’est disruptif.

Améliorer le monde

Hum, ça fait envie. Améliorer le monde, qui refuserait cela ? Mais faire gagner cinq minutes à des citadins qui se font livrer leur repas, est-ce cela qui va nous sauver, nous épanouir ou nous rendre heureux ? Faire rouler plus de voitures dans les rues avec Uber, est-ce la bonne direction ?

Révolution

Deux belges créent un canoë pliable. Un grand journal national titre “Des Belges inventent un canoë pliable révolutionaire” (la faute d’orthographe n’est pas de moi).

Oui, le canoë est vraiment très chouette. Mais révolutionnaire ? Mon épouse m’a dit : “Ben, mon canot gonflable, je peux aussi le plier”. Elle n’est probablement pas bon public. Et au passage, remarquons l’héroïsation du concepteur dans la vidéo de présentation.

Il faudrait se mettre d’accord sur la définition du mot “révolution”. Ou alors, revenir à ses racines : « rouler en arrière; imprimer un mouvement circulaire à, faire revenir à un point de son cycle ». Dans ce cas je suis d’accord.

Economie collaborative

Elle est rarement collaborative. En général ils font plutôt du “on-demand”, comme disent les investisseurs américains. Ce terme est bien plus juste. Du travail à la demande, rien de plus.

Ce prétexte d’économie collaborative amène à tout et surtout n’importe quoi, comme l’a montré par l’absurde l’application de ramassage de crottes de chien, Pooper. Rassurez-vous, c’est du fake.

Tout n’est pas à jeter pour autant. Par exemple, BlaBlaCar est relativement juste sur ce point et a un comportement plus sociologiquement et écologiquement responsable que Uber.

Valeurs

Les startups se présentent toujours comme des héros, avec des “valeurs”. Mais lesquelles ? Et comment les pratiquent-elles ? Ce n’est jamais clair.

Pour moi, de vrais héros avec de vraies valeurs universelles sont par exemple les contributeurs Open Source. Ils donnent leur temps et leur énergie pour des valeurs de partage et de bien commun. Ou les Femen. Ces femmes prennent de vrais risques personnels pour de vraies valeurs comme l’égalité des sexes et l’émancipation des femmes.

Alors que les startups risquent surtout l’argent des autres (les investisseurs) pour des valeurs qui sont en général surtout monétaires.

Hard-working

Ils adorent dire qu’ils travaillent dur. Nous sommes encore une fois dans l’héroïsation. Je ne sais pas vous mais moi ça me fait penser à ceci :

Cette promotion du sacrifice personnel et de l’émulation entre travailleurs pour le bien du Parti a reçu le nom de stakhanovisme. (Wikipédia)

Bref, de la propagande.

Love

Ah oui, il y a toujours tellement d’amour dans les startups. Elles aiment tout le monde, mais surtout elles-mêmes. Et leurs investisseurs. Pour le reste, elles ne se soucient pas des conséquences sociologiques de leur petit business. C’est normal : une entreprise est par essence amorale et les startups sont des entreprises commerciales comme les autres, avec le profit comme objectif.

Et quand un Take Eat Easy fait faillite, c’est une coopérative comme SmartBe qui paie les pots cassés aux livreurs belges. On appelle ça “privatisation des gains (s’il y en avait eu), socialisation des pertes”. Amour ou égoïsme ?

Diversité

La globalisation, les peuples, la diversité, ils aiment en parler. Mais regardez leurs photos (surtout les fondateurs). Vous voyez ? Ils sortent tous du même moule. Et toujours les mêmes décors, les mêmes bureaux, les mêmes iPhones et MacBooks. Les mêmes ingrédients pour la même recette. Pourtant une célèbre publicité d’Apple voulait casser les codes. Au final j’ai l’impression qu’on ne fait que les remplacer par de nouveaux, obligatoires eux aussi.

Haute technologie

Bon, il faut arrêter de nous faire prendre des vessies pour des lanternes. Souvent la valeur technologique est sur-évaluée. Pour l’effet “wow” et pour des raisons fiscales. Uber Belgique ou France paie probablement très très cher la techno Uber, ce qui fait remonter les revenus dans un quelconque paradis fiscal. Une toute petite société belge sous-financée, Djump, était parvenue à créer une application semblable à celle de Uber. C’est tout de même un bel indice laissant supposer que l’application ne coûte pas 10 milliards $ en coûts de développement.

“Personne n’est tout moche ou tout beau” (Renaud)

Quelles intentions ?

Attention, je ne suis pas contre les startups, qui sont au final des entreprises comme les autres, à finalité commerciale. Elles ont parfaitement le droit de faire ce qu’elles font (quoique, parfois…).

J’aimerais seulement qu’elles arrêtent de galvauder des mots importants et de se draper de valeurs qui ne correspondent pas à leurs intentions.

Elles ne veulent pas changer le monde, elles veulent s’enrichir. C’est normal, logique et légitime dans le système libéral et capitaliste dans lequel nous vivons. Mais leurs beaux discours nous manipulent. C’est de la propagande, du marketing creux. Rien de plus.

Ces startups sont trop souvent fondées par des héros auto-proclamés, auto-admiratifs, voire parfois prétentieux, dénués de sens et d’inspiration. La lettre Medium des fondateurs de Take Eat Easy suite à leur faillite en est un bon exemple. S’auto-congratuler d’avoir étendu son activité comme si c’était un exploit extraordinaire alors que c’est tout de même la moindre des choses après avoir reçu 16 millions pour le faire, c’est pour le moins saugrenu. Mais je ne leur en veux pas, c’est l’écosystème dans lequel ils vivent qui veut ça. Cette lettre fait partie des recettes obligatoires des startups. Dans ce monde-là, l’apparence et le business priment sur l’empathie et la modestie.

Ce sont des enfants qui jouent à un jeu : le Monopoly. À la fin, il n’y a qu’un gagnant, qui rafle tout. En général, c’est le plus gros (le plus capitalisé) et le plus rapide (le mieux médiatisé).

Ils ne se rendent pas compte qu’ils sont eux-mêmes les jouets de leurs investisseurs.

Mais je dois être juste, il existe évidemment des startups réellement innovantes, utiles, inspirantes et cohérentes avec leurs valeurs. Il existe aussi des fondateurs modestes et conscients de la part de hasard dans leur succès, ou de la contribution de la collectivité. Je pense à Jeremy Le Van de Sunrise par exemple (entendu lors d’un événement BetaGroup à Bruxelles).

“Parfois c’qui m’désole, c’qui m’fait du chagrin” (Renaud)

Et l’inspiration ?

J’aimerais que les startups inspirantes soient plus nombreuses. Pour cela, l’écosystème des startups doit intégrer les notions d’impact sociologique, de sincérité, d’inspiration et de sens.

Les ressources, l’argent, la jeunesse, le temps qui sont attribués à la nouvelle économie pourraient être ainsi utilisés à meilleur escient.

Et puis, j’aimerais que les médias se concentrent sur les startups réellement inspirantes. J’aimerais surtout qu’ils laissent plus d’espace pour l’inspiration et le sens qui peut venir de n’importe où et n’importe qui mais certainement pas uniquement des startups.

J’aimerais aussi que nous, public, groupe social, arrêtions d’avaler des couleuvres sous prétexte que ça brille. Cherchons de vraies sources d’inspiration pour construire un monde vraiment meilleur. Humainement.

Prenons conscience que nos clics ont un impact sur la société. Les médias sont pilotés par nos clics sur leurs articles. Le contenu que les médias produisent n’est pas leur choix, mais notre choix. Essayons de cliquer un peu plus sur ce qui nous semble réellement inspirant, et un peu moins sur le distrayant, futile, ou commercialement intentionné.

L’inspiration et le sens sont des ressources universelles à cultiver, soutenir et diffuser le plus possible. Le monde en a besoin.

Je voulais terminer avec un sourire, alors voici une petite vidéo drôle et inspirante qui illustre bien ma pensée :

Pour faire un don, c’est ici : https://www.indiegogo.com/projects/support-a-unique-startup-initiative-in-africa-innovation#/

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Emmanuel Gervy

Aimerait mettre la technique au service de l’homme et de l’inspiration. Techno-critique, belge et full-stack web integrator. Co-fondateur de Bulbme.com.