Conversation avec… Laura Knoops
Laura Knoops est designer graphique indépendante basée à Berlin. Diplômée du DSAA Design Graphique de l’ÉSAAT, et avec une pratique artistique pouvant se rapprocher en de nombreux points de celle d’emballage collectif, nous avons souhaité échanger avec elle sur son parcours, au cours d’un passionnant entretien skype, le 27 mars dernier.
Bonjour Laura. Pourrais‑tu nous en dire un peu plus sur ta genèse, ton histoire, et ce qui t’a amenée au design graphique et à ce que tu es aujourd’hui ?
Née en France, de parents belges et suisses, j’ai grandi dans la campagne normande. Ma mère est orthophoniste et mon père vétérinaire, j’ai deux grandes sœurs qui ont aussi des métiers dans l’éducation et dans le médical. J’ai très jeune commencé les cours de dessin, aux Beaux‑Arts de Rouen et Beauvais, mais aussi dans mon village natal. J’ai toujours eu une pratique du dessin et de la peinture. J’aimais déjà beaucoup les couleurs à cette époque‑là… petite, je créais des peintures avec des gammes de couleurs.
Pendant les cinq premières années de ma vie je ne voyais que des taches de couleurs. J’avais un esprit très imaginatif car j’étais quelqu’un de très calme et observateur, je me suis donc crée un monde coloré d’images floues et je pense ainsi que tout mon univers graphique et textile est encore aujourd’hui teinté de cela. Du figuratif à l’abstrait, la peinture est assez vite devenue mon moyen de communication et d’expression, sans aucun doute l’origine de mon parcours artistique. Le design était inconnu dans mon milieu familial. Il est arrivé vers le collège, quand je me suis intéressée à mon parcours professionnel et donc aux métiers créatifs. Très vite, j’ai parcouru les portes ouvertes des écoles d’arts. Il fallait choisir sa branche au lycée, davantage scientifique que littéraire, j’ai opté pour un baccalauréat économique et social dans l’optique de faire une école d’Arts Appliqués, et plus spécifiquement de graphisme. Après avoir intégré une Mise à niveau en Arts Appliqués à l’école Duperré, j’ai continué deux ans à Paris en BTS Communication Visuelle Multimédia à l’école Estienne, pour partir à Lille pour un Diplôme Supérieur d’Arts Appliqués à l’ÉSAAT de Roubaix. Le milieu créatif était nouveau pour moi.
Dès mes premiers pas dans mon cursus scolaire, j’ai senti que mes racines provinciales, le milieu où j’avais grandi ainsi que mes références allaient se confronter à un tout autre monde… qui me réservait de nouveaux challenges.
“Cependant je suis arrivée avec une vision personnelle, une pratique de la peinture, une façon de jouer avec la matière, d’y aller avec les mains, des pinceaux, du collage, du papier mâché… Cette genèse, quand j’y repense, a assurément formé mon œil et mon rapport à la matière que je confronte quotidiennement au digital.”
Tu as donc appris sur le tard…
J’ai découvert la pratique du design à l’université, assez tard. Ma connaissance de l’histoire de l’art s’arrêtait aux classiques, fondée sur certains musées où j’avais pu aller avec mes parents. Son analyse était presque inexistante. Cependant je suis arrivée avec une vision personnelle, une pratique de la peinture, une façon de jouer avec la matière, d’y aller avec les mains, des pinceaux, du collage, du papier mâché… Cette genèse, quand j’y repense, a assurément formé mon œil et mon rapport à la matière que je confronte quotidiennement au digital. L’ordinateur est un outil que j’ai découvert durant mes études. Cet outil m’a fascinée, mais je l’ai toujours rapproché à une pratique analogue. L’empreinte de la couleur revenait également constamment, ce processus de mélange, de mise en relation colorimétrique, un clash de couleurs urbaines et naturelles, représentant cette période d’arrivée dans une capitale après une enfance rurale, un passage d’environnement qui m’a définitivement marquée.
Appelons cela une forme de naïveté mais le fait d’être arrivée sans gros bagage en design t’a au final été plutôt bénéfique mais c’est aussi ce qui t’a permis d’avoir dans ton travail (du moins c’est ce que nous en percevons) une approche éminemment expérimentale ?
Disons que ma pratique a évolué en se confrontant à la fois aux problématiques du design et à la construction d’un cercle de références artistiques et graphiques. Cet aller‑retour pratique‑théorique m’a permis de développer et d’appliquer un processus créatif qui fait écho à ma personnalité. C’est aussi pourquoi je questionne le processus de création et sa mise en évidence. En tant que communicante, je favorise une approche systémique, résultant d’un aller‑retour permanent entre le processus et l’usage de images, qu’elles soient signes, formes ou contenus.
Aujourd’hui comment résumerais‑tu ta pratique en trois mots‑clés ?
J’ai déjà eu cet exercice à faire mais je n’ai pas réussi à l’honorer… ! En trois mots‑clés je dirais : matérialité, couleur, et… le troisième est difficile. Rigueur ? Je ne sais pas si c’est le bon terme, mais étant assez perfectionniste, il complète les deux autres mots‑clés. La matérialité et la couleur sont au cœur de mon travail, et je les mets en interaction à travers une mise en page et des signes ; un processus rigoureux, strict… donc je pense que rigueur complète bien ce trio !
Il s’agit d’une certaine forme de justesse, donc.
Oui mais c’est une rigueur qui n’est pas forcément juste en permanence. Elle est vouée à rythmer du flou, des formes et des couleurs. Car la matérialité opère aussi dans la rigueur, c’est cela qui m’amuse, reprendre des codes qui ont déjà été crées et les déjouer graphiquement.
Revenons donc sur l’expérimentation, le jeu… il nous semble que ce sont là des notions très importantes dans ta pratique. Nous aimerions également savoir si les clients viennent justement te chercher pour cela et si c’est quelque chose que tu arrives à mener dans tes commandes avec eux ; comment est‑ce que cela passe, comment le défends‑tu ?
Je comprends que l’on puisse nommer la notion de jeu. Cependant je pense que mon travail s’articule davantage autour de niveaux de lectures. Penser l’objet imprimé et numérique comme espace de communication, au‑delà du support qu’il propose, et y faire naître différents points de vues. Ce que j’aime dans un objet c’est que l’on puisse le lire à différentes échelles, de loin, de près, qu’on touche l’objet, et que l’expérience soit autre selon la façon dont on l’appréhende, qu’il s’agisse d’un logotype ou d’une affiche, ou encore d’une expérience interactive, sur un écran ou dans un espace physique. Pour en revenir à la deuxième question, je ne sais pas si mes clients sont conscients de ces notions. Ils le voient forcément dans mon travail, ou le ressentent juste. Cela les intrigue, les questionne, les touche.
Mes clients sont en général le fruits de rencontres ou des personnes que je connais, qui gravitent dans mon entourage avec qui je tisse une relation. À l’exception peut‑être de l’ÉSAC de Cambrai qui est venue me chercher pour mon univers entre digital et analogue. Il s’agissait moins du rapport au jeu, mais de mon processus de création et ma « patte » graphique.
Peut‑être pourrais‑tu nous parler d’un projet en particulier qui illustrerait tes propos ?
Bien sûr. Prenons comme exemple la communication aaaviary — un collectif de compositeurs, musiciens et artistes visuels qui organisent des événements qui cherchent à créer de nouveaux espaces pour vivre des soirées entre musique classique et électronique de pointe dans des lieux inimitables entre New‑York et Berlin. Le logotype et l’identité graphique se construit autour de trois « a » qui représentent trois notes de musique, l’ADN des racines classiques et contemporaines du projet. Au‑delà d’un signe fort, les trois « aaa » jouent un rôle prédominant dans l’identité globale. Ils s’animent en motifs de fond pour les affiches mais également dans des vidéos en live lors des concerts. Repris dans le texte, ils sont toujours présent à chaque niveau de lecture et témoignent de leur parenté au logotype d’aaaviary.
“Je pense que ce double niveau de lecture c’est une notion qui devrait exister dans le graphisme en général, c’est quelque chose qui en tout cas existait avant, où quand on créait, on se posait la question de prime abord de pourquoi on le faisait et l’attention était sur chaque détail. Il s’agit là d’un retour en arrière, dans un sens. Aujourd’hui la tendance est à la consommation des images. On se pose de moins en moins la question du pourquoi.”
Est‑ce cependant une volonté que de vouloir te positionner vis‑à‑vis de ce que tu fais et de ton travail sur les niveaux de lectures par exemple, de pouvoir le revendiquer par la suite ?
Peu de commanditaires viennent me voir directement pour mon travail, en dehors de mon réseau, je réponds plutôt à des appels d’offres et à des projets, donc il s’agit de personnes qui ne font pas tant attention à ton travail qu’à tes références professionnelles. Je pense que ce double niveau de lecture c’est une notion qui devrait exister dans le graphisme en général, c’est quelque chose qui en tout cas existait avant, où quand on créait, on se posait la question de prime abord de pourquoi on le faisait et l’attention était sur chaque détail. Il s’agit là d’un retour en arrière, dans un sens. Aujourd’hui la tendance est à la consommation des images. On se pose de moins en moins la question du pourquoi. Le rôle du graphisme s’est déplacé et la stratégie de communication est mise en péril face à notre relation aux images. Le graphiste n’a plus le même rôle ou plutôt doit adapter ses stratégies et ses connaissances à de nouvelles utilisations des signes qu’il crée.
“Mais ce n’est pas tant le design qui doit s’en emparer que les commanditaires qui doivent être éduqués… et c’est à nous graphistes de prendre le temps de la médiation face à ce que l’on crée.”
Selon toi de quoi devrait donc s’emparer le design demain ?
Olala… (rires). De quoi devrait s’emparer le design demain ? Peut‑être de ces questions ! Mais ce n’est pas tant le design qui doit s’en emparer que les commanditaires qui doivent être éduqués… et c’est à nous graphistes de prendre le temps de la médiation face à ce que l’on crée. Cela m’amène au fait que le design devrait être plus curieux de ce qui l’entoure, car il est plus facile de faire une communication pour des gens qui ont exactement les mêmes codes que soi, pour nos pairs, qu’avec des gens qui ne sont pas formés au design. Que le graphiste travaille en collaboration avec le commanditaire au lieu de faire juste quelque chose qui lui plaît. J’espèrerais cela, que l’on travaille avec d’autres corps de métiers et que l’on favorise la collaboration. Mais aussi que le design s’ouvre davantage au public de masse. C’est en tout cas la direction que je souhaite prendre dans les prochaines années.
“Je suis persuadée que le bon graphisme résulte juste d’une bonne collaboration.”
Tu nous enlèves un peu les mots de la bouche là…
J’ai deux pratiques très différentes et je me pose encore beaucoup de questions vis‑à‑vis de ça. C’est vrai que ce que je montre sur mon site relève plus du graphisme d’auteur, c’est l’univers que j’ai développé dans ma jeune pratique (que j’ai depuis cinq ans) mais à côté de ça je fais pleins de projets que je ne montre pas forcément en ligne. Je me pose la question actuellement du lien entre ces deux facettes, qui sont intrinsèques à mon travail. Je suis persuadée que le bon graphisme résulte juste d’une bonne collaboration. Tu peux être un bon graphiste mais faire une communication qui ne l’est pas forcément, c’est juste le résultat de la rencontre avec le commanditaire. Je pense que c’est important d’éduquer le commanditaire, d’être ouvert à cette rencontre et de modérer le rapport aux signes. On vit dans une génération où l’on a peur de s’atteler à ça, et il est facile de tomber dans la consommation. Nous avons toujours une vision à court terme, instantanée.
Quel serait donc ton projet idéal ?
Mon projet idéal serait avec un commanditaire idéal, et un commanditaire idéal c’est quelqu’un qui n’a pas peur, pour lequel la prise de risque peut être synonyme de prise de position, et avec lequel tu peux dialoguer, une forme de confiance partagée. C’est quelqu’un avec qui une collaboration s’établit sur le long terme, où l’on peut mesurer l’évolution de la collaboration et apprendre mutuellement de ses expériences. Pour moi il s’agit donc plus d’un contexte idéal que d’un commanditaire idéal.
“Les meilleurs projets sont ceux où se sont instaurés une confiance et un dialogue très forts, où je peux intervenir librement et où mon expertise graphique est acceptée à sa juste valeur. C’est au final comme une relation amicale, amoureuse ou familiale, c’est un terrain commun de création.”
Et au‑delà de la simple collaboration il s’agit plutôt d’une relation spéciale avec un commanditaire en particulier…
Oui. Les meilleurs projets sont ceux où se sont instaurés une confiance et un dialogue très forts, où je peux intervenir librement et où mon expertise graphique est acceptée à sa juste valeur. C’est au final comme une relation amicale, amoureuse ou familiale, c’est un terrain commun de création.
…c’est une relation de construction… Quelle est donc la place de la collaboration et du partage dans ton travail ?
Cela dépend du projet. Elle a pour moi une place très importante dans mon travail. Tout ce qui relève de la collaboration m’anime. Les parallèles entre les pratiques sont facteurs de dépassement de sa créativité, et cette mise en parallèle permet de répondre à ces problématiques, ou les déjouer. J’ai besoin d’échanger des choses avec de tierces personnes. Je suis curieuse de l’humain qui réside au centre du graphisme d’expérience, actuel.
Les workshops que tu as réalisés à ce titre devraient être très fructueux en terme d’échanges !
Totalement. C’est intéressant également pour moi, en tant que graphiste, après cinq ans de pratique professionnelle, de revenir en face d’étudiants qui sont au tout début de l’apprentissage de ces codes.
J’ai maintenant acquis des connaissances que j’ai du mal à expliquer à force de pratique, mais cela m’a fait beaucoup de bien de revenir à un environnement d’éducation et de rétrospectivement me poser la question de ce que j’ai pu apprendre pendant ces cinq ans. Pourquoi utiliser, par exemple, telle couleur ou telle typographie ? C’est intuitif, mais à partir du moment où tu dois l’expliquer à des gens qui sont plus jeunes que toi et qui apprennent, tu poses un autre regard sur ces derniers et cela t’oblige à te repositionner quant aux fondements du graphisme et aux liens que tu peux faire avec ta propre pratique.
Lors du workshop à l’ÉSAC de Cambrai, j’ai choisi de travailler avec des logiciels qui ne sont pas des logiciels que les étudiants ont l’habitude d’utiliser. L’outil technique était au cœur de leur processus de création. Il ne s’agit donc plus non plus d’opposer création et technique. Au contraire, il était plus intéressant de prendre en compte leur association en considérant l’outil comme un facteur de créativité. Je voulais juste changer leur façon de réfléchir, leur manière de faire de telle sorte qu’ils puissent questionner leur pratique à l’utilisation de ce logiciel. Leur ouvrir une porte supplémentaire de ce qu’ils ont l’habitude d’appréhender dans leur apprentissage courant. Du coup l’échange était très intéressant et les résultats ont donc été assez surprenants car ils ont dû suivre leur intuition quant à l’appréhension du logiciel ; leur intuition technique.
emballage collectif se positionne comme faisant du design co‑main, que pourrait t’évoquer donc ce terme ?
Le terme c’est donc co‑humain ?
Co‑main !
Un travail à plusieurs. Un travail de coopération, de collaboration, il me semble qu’il y a implicitement une idée de partage, l’idée des mains, donc revenir aussi à quelque chose de pratique, se dédouaner un peu de l’ordinateur, mais aussi le terme de commun, c’est aussi pour moi revenir à des pratiques qui sont communes aux gens et donc à des choses plus plastiques que l’on aurait pu utiliser enfant, afin de jouer avec ça. C’est vrai qu’au départ j’ai pensé à co‑humain, j’ai cru que vous parliez de co‑humain car dans les mains il y également l’humain, mais cela se rejoint a priori !